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mercredi 12 octobre 2022

Ressources humaines, mise en scène de Elise Noiraud

Aucune fausse note pour ce Ressources humaines, fidèle au film éponyme de Laurent Cantet et qui nous est pourtant présenté par Elise Noiraud dans une mise en scène très personnelle.
Après de brillantes études dans une grande école de commerce parisienne, un fils d’ouvrier revient dans le village où il a grandi, pour faire un stage au service des ressources humaines dans l’usine où travaille son père. Écartelé entre deux mondes et confronté à cette position de "transfuge de classe", il va se rendre compte que son stage sert de couverture à un plan social dont son propre père doit faire les frais. Ascension professionnelle ou fidélité familiale, réussite individuelle ou lutte collective, le jeune homme devra choisir.
Tout y est parfait. Je plébiscite le parti-pris d'un décor épuré qui rend fluides les changements de lieux. Nous n'avons pas besoin d'en prendre plein les yeux pour comprendre que nous sommes chez la famille Arnoux, dans l'atelier, le bureau de la DRH ou en boite de nuit.

Mais pour cela il était essentiel de réussir un travail précis sur les lumières et le son, ce qui est pleinement le cas. Et ce n'est pas un hasard si Baptiste Ribrault était responsable des décors dans les Fils de la terre et qu'il est maintenant responsable de la création sonore.

Sa première création,  Les Fils de la Terre en 2015, adapté et mis en scène d'après le documentaire d'Edouard Bergeon et pour lequel elle avait reçu le Prix Théâtre 13, était déjà pleinement réussie. Et c'est quasiment avec la même équipe et les mêmes comédiens (plus un) qu'elle signe sa seconde mise en scène.
Chaque comédien est excellent. Trois d'entre eux n'interprètent qu'un personnage mais les autres doivent changer de peau régulièrement et c'est assez jouissif pour le spectateur d'avoir accès au travail si particulier de composition qui est le propre de l'acteur. Si au début le suspense est ménagé à la fin c'est à vue que Julie Deyre passe de la mère à Mme Arnoux, la syndicaliste en enfilant juste un vêtement différent.

Elise Noiraud, qui ne joue pas dans ses mises en scène, est une formidable comédienne, capable d'interpréter une myriade de personnages sans beaucoup d'artifices et il est logique qu'elle pousse ses acteurs dans cette voie. Elle interprétait, au festival d'Avignon, Elise la trilogie seule-en-scène, publiée chez Actes Sud Papiers et composée de 3 spectacles : La Banane Américaine, Pour que tu m’aimes encore et Le Champ des Possibles qui lui valut d'être nommée aux Molières 2022.

Comédienne, autrice et metteuse en scène, elle s'est formée aux Ateliers du Sudden et à l’Université Sorbonne Nouvelle et Paris Nanterre. Elle dirige la Compagnie 28, portant le numéro de son département d'origine, preuve légère mais nette de son attachement aux valeurs familiales.

On nous oubliera, prévenait Tchekov dans les Trois soeurs. Annie Ernaux le citait en épigraphe de son livre, Les années, en 2007, et il est impossible de ne pas faire le rapprochement avec l'énumération des "Je me souviens" du fils sur le devant de la scène au début de la pièce qui démarre plein feu. Les autres, un peu en retrait, écoutent mais ils sont en fait nos miroirs car, pour peu qu'on ne soit pas très jeune, nous partageons les mêmes références. 

Plus tard la mère exprimera sa nostalgie des arbres de Noël. Il est vrai qu'ils ont disparu au profit (quand cela existe encore) de bons d'achat mais je dois dire que je suis heureuse d'avoir pu partager ces moments magiques avec mes enfants. Tout comme je serai toujours attendrie d'entendre un bulletin météo d'Évelyne Dhéliat. Et en matière d'espoir, je me rappelle très bien ce que l'annonce des 35 heures avait provoqué. Il n'empêche que c'est (aussi) vrai : Rien ne change, on grandit, c’est tout.

Pour ceux qui auraient un trou de mémoire, La réforme des 35 heures est une mesure de politique économique française mise en place par le gouvernement (socialiste) Lionel Jospin à partir de l’année 2000 et obligatoire pour toutes les entreprises à compter du 1ᵉʳ janvier 2002. Et, tandis que notre cerveau s'échappait dans les brumes de l'Histoire la mère nous fait retomber sur terre avec son ordre : Donne-moi tes affaires. Combien de fois avons-nous entendu cela pour couper cours à la nostalgie quand on "revenait à la maison". Comme si on n'était pas capable d'entretenir notre linge.

Il est particulièrement intéressant de replonger dans cette époque des 35 heures, censées combattre le chômage. On croyait que le monde changerait en mieux alors qu'il est peut-être encore plus cruel aujourd’hui.

Déjà on faisait la "fameuse" promesse de placer l'humain au centre du dispositif tout en prévenant que le contexte était difficile et qu'il n'y aurait probablement pas de création d'emploi. Mais, et c'est très bien rendu, le jeune stagiaire est plein d'espoir et de convictions. Il voit les 35 heures comme un challenge à gagner en favorisant la création d'emplois, alors que le patron entend strictement le contraire. La désillusion n'en sera que plus forte, à la fois au plan individuel, pour le personnage, que pour nous qui savons que le résultat fut identique à grande échelle.

Cette France moyenne, travailleuse et courageuse, est admirablement représentée. La soeur est fière du frère, heureuse de son retour, pas jalouse pour deux sous puisqu'elle avait d'autres objectifs que de faire des études. Les parents sont admiratifs de la réussite (à venir) de leur enfant. Le père a le sens du respect des classes sociales. Avoir un bureau à soi était alors la première marche de la réussite. Surtout pour l'ouvrier répétant dans le bruit les mêmes gestes mécaniques sur le même poste de travail, tout au long de sa carrière.

Mais très vite la fracture se creuse. Entre le Comité d'Etablissement et le patron réfractaire à la redistribution du moindre centime de bénéfices. Et, moins attendu, entre les parents et le fils dont l'écart de pensée est énorme.

Celui-ci ne pourra admettre devoir son ascension sociale à la chute de son père. Même s'il pourrait négocier un départ en retraite à la place du licenciement qu'il a découvert par indiscrétion.

Le moindre geste est juste. Chaque mot fait tilt. On est parfois frustré que la scène s'arrête. La peinture sociale est parfaite, y compris dans les moments d'ambiance festive. La bande-son est idéale, tant les bruitages que le choix des chansons comme Ella, Ella de France Gall, Blue (Da Ba Dee) d'Eiffel 65,  dont les onomatopés répétitifs de Gabry Ponte sont si entrainants une fois passées les 40 premières secondes.

Jusqu'à cet hommage de Bernard Lavilliers aux Mains d'or qui forgent l'acier rouge. Quel beau geste que le lancer de feuilles blanches symbolisant l’automne de leurs espoirs !
L'élan de tendresse est furtif entre le père, à cour, et la mère, au jardin. L'éthique est incompatible avec la loyauté. L'incompréhension s'est installée. Reproche est fait au fils d'être égoïste alors qu'il est submergé par la honte, et désormais pour toute sa vie durant Le spectacle s'achève sur une question : Elle est où ta place ?

C'est là que ce qu'on vient d'entendre résonne avec La place écrite en 1982 par Annie Ernaux (récompensée aujourd'hui, mais c'est un hasard de l'actualité, par le Prix Nobel de Littérature) qui n’est pas qu’un problème féminin et qui malheureusement est universel et toujours actuel.

Au-delà du fond, et en vertu d'une forme exécutée sans fausse note ce spectacle fera date. Il construit,   avec Les fils de la terre une marque,, la marque Elise Noiraud ancrée dans l’humanité par le biais de thématiques actuelles et résolument politiques comme le transfuge de classe et l’héritage familial… (plus encore que dans le social) même si cet aspect apparaît bien sûr.
Ressources humaines, mise en scène de Elise Noiraud
D’après le film de Laurent Cantet
Texte Laurent Cantet, Gilles Marchand et Elise Noiraud
Adaptation et mise en scène Elise Noiraud
Création lumière Philippe Sazerat
Création sonore Baptiste Ribrault
Scénographie Fanny Laplane
Costumes Mélisande de Serres
Avec Benjamin Brenière (le fils), François Brunet (le père), Sandrine Deschamps (la soeur et la DRH), Julie Deyre (la mère et Mme Arnoux la syndicaliste), Sylvain Porcher (le beau-frère et le chef d'atelier), Vincent Remoissenet l'ami d'enfance et le collègue) et Guy Vouillot (le patron)
Du 10 au 22 octobre 2022
Du lundi au vendredi à 19 h
Le samedi à 16 h 30 (relâche le dimanche)
Aux Plateaux Sauvages - 5 Rue des Plâtrières - 75020 Paris - 01 83 75 55 70
A partir de 10 ans

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