
On devrait savoir a minima que la Corée est un pays coupé en deux, dont la réunification n’est même pas une hypothèse. Alors qualifier une relation amoureuse comme étant du niveau de cette opération témoigne admirablement de l’ampleur des sentiments.
À l’inverse de Ma Chambre froide ou de Cendrillon qui se concentraient sur le sort d'une héroïne, le propos est de nous amener à réfléchir à travers une vingtaine de scènes indépendantes, mais offrant chacune une version de l'amour, ou plutôt de l'attachement amoureux et, par voie de conséquence, de perte … de liberté.
Je recommande donc de s’être renseigné avant de s'installer dans les gradins. J’ai eu une chance supplémentaire en participant à une visite du plateau, des décors, des costumes, bref des coulisses, en accompagnant des malvoyants. C’est une initiative de l’Azimut, pour faciliter ensuite le suivi du spectacle en audio-description, et la séance est ouverte librement à ceux qui le désirent, pourvu de s’inscrire.
Les deux régisseurs ont employé les termes techniques propre au lexique théâtral pour nous décrire les actions qu’ils font pendant le spectacle. On charge un élément de décor pour le descendre, on l’appuie pour le monter dans les cintres. A ceci près que la Réunification n’est pas un spectacle utilisant des décors au sens habituel du terme. Même sans décor il y a des coulisses.
Ils nous ont expliqué comment le spectacle serait éclairé, ce qui m’a semblé essentiel après coup. En effet, non seulement des projections composent un sol adéquat à chaque scène mais, de plus, quatre immenses panneaux de six mètres de hauteur, coulissants sur des rails (qu’on appellent « patiences ») pour délimiter les zones qui seront en lumière et dont nous avons pu toucher la douceur du tissu noir. Ils les désignent sous le terme de « rues ». Ce sont des bandes parallèles au bord du plateau, si bien que surgiront un couloir, dans un sens ou un autre, une salle de bal, un hall d’attente, un espace de travail, une fête foraine … selon les besoins de la narration.J’ai appris depuis que la Réunification avait bouleversé les codes à sa création en 2013 parce que Joël Pommerat avait choisi un dispositif bifrontal pour l'Odéon-Théâtre de l'Europe, et l’espace scénique devait préfigurer cet espace-frontière qui existe dans la réalité entre les deux pays.
Il a travaillé une nouvelle scénographie pour la reprise à la Porte Saint-Martin et la tournée dont la Piscine de Châtenay-Malabry (92) était une étape. Il a bien entendu conservé le noyau d'acteurs fidèles de la Compagnie Louis Brouillard, Eric Soyer son exceptionnel créateur de lumières, et l’inventeur de sons qui l’accompagnent depuis des années.

Claire Lezer, en sa qualité d’habilleuse, est chargée de les entretenir avant chaque représentation ainsi que les coiffures et de veiller aux accessoires. Son principal souci concerne une salopette blanche sertie de pierres brillantes et multicolores qui, sans qu’on comprenne pourquoi, perd 4 à 5 de ses pierres chaque soir. Non seulement elles coutent cher à remplacer mais elles sont difficiles à trouver. Il faut donc en conserver en stock. Ce vêtement est si beau de près qu’ensuite il resplendira encore davantage à mes yeux sur l’artiste qui traversera la scène en chantant, évoquant la silhouette d’un David Bowie.
L’espace maquillage est tout petit car on ne peut pas pousser les murs -je devrais dire les pendrillons-, et pourtant le plateau semble immense.
J’ai vu aussi les trois énormes machines-ventilateurs dont le régisseur m’a appris qu’elles avaient été bricolées de manière à ce que la fumée qu’elles crachent soit suffisamment lourde pour demeurer au ras du sol. Il est évident que celte information rend la performance technique appréciable à l’instant T.
Peut-être faudrait-il systématiquement montrer les coulisses avant car, loin de gâcher l’effet de surprise, elles subliment le résultat. Voir le mannequin, réaliste mais léger, accroché à jardin au-dessus de la cage de scène (pour l’humaniser, les techniciens parlent de lui en utilisant le prénom de Patrice qui est cité dans la pièce) m’a permis d’anticiper l’issue de la scène où sa femme est prête à reprendre la vie commune.
Nous avons vu de près les deux (véritables) auto-tamponneuses dont on nous a montré le fonctionnement, non pas grâce à un arc électrique comme sur les fêtes foraines, mais avec un moteur de fauteuil roulant dont les deux comédiens se sont exercés au maniement. Très franchement, je ne pense pas que j’aurais autant été subjuguée par la séquence correspondante si je n’avais pas vu leur état (misérable) auparavant. Le chanteur interprétait You Drive Me Crazy de Shakin' Stevens. La magie de la scène s’en est trouvée décuplée comme lorsqu’on est heureux de voir et revoir son moment préféré dans un film.
Une fois le spectacle lancé, les scènes s’enchaînent et on marche à fond. J’ai entendu le public rire, ou, au contraire exprimer son étonnement. Les spectateurs ont régulièrement applaudi lorsque l’émotion était palpable. Pour ma part, je comprenais la construction de chaque tableau, chaque éclairage. Et pourtant ça restait magique. Y compris au moment du final quand les fumées composaient un épais tapis cotonneux.
Le jeu des comédiens est remarquable. L’absurdité de certaines conversations est d’un effet tragico-comique remarquable d’autant plus que soit on ne s’attend pas à un tel résultat, soit au contraire ça respire le vécu.
On s’apitoie d’une conversation entre collègues à propos du désir de l’une d’elles de reprendre la vie commune avec un mari dont nous comprenons qu’il ne reviendra jamais, et pour cause puisque c’est de Patrice qu’il s’agit. La pauvre cherche à convaincre ses camarades que l’amour c’est encore plus beau quand c’est difficile. On est souvent ému, bien sûr, par le côté tragique, par exemple d’un couple s’inventant des enfants pour continuer à exister ensemble, par un homme devant gérer les pertes de mémoire de sa femme, ou par une prostituée se bradant pour grappiller des instants de tendresse.
Inversement, on reste pantois devant la cérémonie de mariage qui tourne au règlement de comptes. On s’amuse de la secrétaire racontant ses rêves érotiques à son patron.
On ne sait que penser des motivations des uns à vouloir rompre le lien, des autres à tenter de le renouer. On est abasourdi par la confrontation entre des parents, une directrice de colonie de vacances et un moniteur soupçonné de pédophilie, se défendant d’avoir uniquement cherché à rassurer un enfant. On s’interroge à l’instar de la femme voulant quitter son mari parce que la solitude sera davantage supportable que l’absence d’amour.
Il y a un certain vertige à décrypter la complexité des liens, l’obsession du manque, la puissance des pulsions poussant au marchandage ou à la rupture selon que les sentiments demeurent profonds ou se sont étiolés dans une superficialité de façade.
On entend défiler toutes les définitions possibles de l’amour, qui pourrait même être une sorte de maladie. L’amour est un concept. L’amour pourrait-il n’être qu’une une illusion ? Tout autant que le sont les espaces sculptés par les éclairages ? L’amour serait autant le fruit de nécessités vitales que de malentendus qui ne sont pas exempts de quiproquos. Aussi bien une rencontre que des retrouvailles. La mythique réunion de deux moitiés d’orange … la réunification des deux Corées … mais une chose est sûre « L’amour en fait ça ne suffit pas. »
Le texte et la pertinence des situations ne suffiraient pas non plus à faire un « bon » spectacle. Il y a quelque chose de l’ordre de la fulgurance et de la magie chez Pommerat. Par l’alternance d’obscurité et de lumière, par le jeu des acteurs qui endossent des rôles très différents, par la composition de tableaux d’une beauté plastique qui ne faiblit jamais.
Comme il était pertinent d’applaudir les techniciens venus saluer. Je savais l’ampleur de leur concours. Sans eux, point de spectacle.
La Réunification des deux Corées de Joël Pommerat
Avec Saadia Bentaïeb, Ella Benoit, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu
Scénographie et lumière Éric SoyerDirection technique Emmanuel Abate
Vidéo Renaud Rubiano
Accessoires Thomas Ramon
Costumes Isabelle Deffin
Habilleuse Claire Lezer
Perruques Julie Poulain (en 2024)
Son Philippe Perrin (en 2024)
Musique originale Antonin Leymarie
Régie lumière Aliénor Lebert
Régie plateau Olivier Delachavonnery, Héloïse Fizet
Production Compagnie Louis Brouillard, en coproduction avec de nombreuses structures pour la reprise 2024-2025
Du 24 avril au 14 juillet 2024 au Théâtre de la Porte Saint-Martin - 75010 ParisDu 6 au 13 septembre 2024 au Grand T (Opéra Grallin) de Nantes
Du 21 au 23 novembre au Théâtre de Suresnes Jean Vilar
Les 12 et 13 décembre au Trident - Scène nationale de Cherbourg
Les 18 et 19 décembre à La Comète - Scène nationale de Châlons-en-Champagne
Du 7 au 17 janvier 2025 aux Célestins - Théâtre de Lyon
Les 30 et 31 janvier 2025 à L'Estive - Scène nationale de Foix et de l'Ariège
Du 14 au 16 février au Domaine d’O de Montpellier
Du 18 au 20 mars à Anthéa d’Antibes
Les 26 et 27 mars à La Garance - Scène nationale de Cavaillon
Du 2 au 6 avril au Théâtre La Piscine de L’Azimut de Châtenay-Malabry à 16, 18 ou 20 heures
Du 16 au 18 avril à La Coursive - Scène nationale de La Rochelle
Les 24 et 25 avril à La Comète - Scène nationale de Châlons-en-Champagne
Les 13 et 14 mai à l’Espace Jean Legendre de Compiègne
À partir de 14 ans
Le texte de la pièce a été éditée chez Actes Sud -papiers et il existe un CD des musiques originales et des bonus composées par Antonin Leymarie.
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