
Suisse, 1984. Margaux, neuf ans, se jette dans les eaux glacées du lac Léman. Pétrifié, Alexis, son camarade de classe, assiste à son sauvetage. Entre les deux enfants naît alors une complicité vibrante. Mais bientôt, Margaux disparaît mystérieusement. Quarante ans plus tard, tous deux se retrouvent par hasard. Lui, ancien consultant, a tout quitté, rongé par la culpabilité du scandale lié au Duroxil, un anti-douleur opioïde qui a ravagé l'Amérique (il s’agit en fait du Fentanyl). Elle, après une enfance dramatique, est devenue écrivain, célibataire et heureuse de l'être, mais ses romans sont peuplés de fantômes. Entre eux, l'amour est intact, aussi brûlant qu'au premier jour. Mais aimer à cinquante ans, est-ce encore possible, quand un père se meurt, quand les enfants grandissent loin, quand le monde lui-même semble s'effondrer ?De l'enfance à l'âge mûr, de la Suisse de la fin du siècle dernier à la France des années 2020, en passant par les États-Unis où s'annonce déjà "l’arrivée d’un promoteur immobilier aux cheveux improbables dans le Bureau ovale" (p. 153), Aimer dessine une fresque éblouissante sur ces instants où tout peut encore basculer.
J’ignore si la photo de couverture est celle d’un spectacle de Yoann Bourgeois, et particulièrement de Celui qui tombe, mais j’y retrouve la même promesse d’équilibre malgré l’instabilité du monde et des évènements.
Qui s’installe en Suisse peut se croire en sécurité (p. 20) et pourtant non. La petite Margaux a un jugement définitif sur les adultes : ils sont tous sales et son ami Alexis en aura bientôt la preuve (au lecteur de saisir à demi-mots). Nous sommes en 1987, une soit disant année de contradiction où les choses semblent sur le point de se briser mais elles tenaient bons par miracle ou par obstination (p. 82). Nous comprendrons pourquoi plusieurs chapitres plus loin.
Donc cette année-là, le lecteur se trouve concomitamment dans les monts Jura, à Soissons et à Paris, au Bus Palladium … La caméra de Sarah Chiche est partout. Elle suit Margaux, Alexis, Henri, Elise, Madeleine, Martin, Nelly, Adèle et les autres à l’affût du signifiant le plus caractéristique. On pourrait dire de ce roman qu’il nous offre une sociologie clinique sur près de quarante ans, écrite d’une plume ultra-aiguisée où chaque détail compte, y compris (p. 278) le parfum à la fragrance de bergamote et de notes fraîches, peu connu du grand public, créé en 1948 par Robert Piguet, Fracas (un mot qui ne s’invente pas) porté par la mère d’Alexis, dont le souvenir précédera un coup de tonnerre.
Ce qui est passionnant, c’est la synchronicité de ce que vivent les protagonistes avec des évènements de plus grande ampleur. Voilà pourquoi, par exemple il "est question de médicaments propulsés par une stratégie marketing agressive, incitant à des usages hors AMN (non expliqués dans le livre) à des prix exorbitants". Ce n’est pas nouveau. Je me souviens du scandale du Mediator, admirablement traité par la metteuse en scène Pauline Bureau, et il est de notoriété publique qu’hélas le Fentanyl est une catastrophe humanitaire, pour le moment surtout en Californie où les gens meurent dans la rue.
Nous aurons droit à des allusions à la soirée d’ouverture des JO pour laquelle on devine que l’auteure ne fait pas partie des admirateurs. Elle raillera quelques chapitres plus tard l’artiste peint en bleu, couronné de fruits, chantant sur une table de banquet (p. 219). Elle n’a manifestement pas considéré avec humour la performance de Philippe Katerine, en dieu nu de l’Olympe, interprétant "Nu", une chanson composée en clin d’œil par l’artiste et issue de l'album Zouzou, paru le 8 novembre 2024. Elle insistera une troisième fois (p. 237) : Le monde brûle pendant que Paris se remet de sa gueule de bois olympique (décidément). On aura compris (mais on le sait déjà pour peu qu’on ait un minimum de conscience politique) que rien ne tourne rond à l’évocation de l’élection de Trump et de la volonté moscovite à trouver une solution au problème ukrainien. C’est Henri qui aura la meilleure formule : effarant la façon dont nous normalisons l’horreur (p. 239). On apprend à vivre avec moins … de démocratie, moins d’empathie, … moins d’humanité. (…) Et on ne peut rien faire.
Inversement, elle encense "une pièce de Thomas Bernardt mise en scène par Alain Françon" sans se justifier aucunement ni en dire plus. Il s’agit, bien sûr, de Avant la retraite, créée au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en 2020, avec Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon, et qui cible la bourgeoisie allemande d'après-guerre et son rapport au nazisme.
Sarah Chiche préfère d’une manière générale condamner davantage les faits que les comportements. Ainsi elle nous interroge : Peut-on faire comme si quelque chose de (très) dérangeant n’existait pas ? La mère d’Alexis a sa propre réponse. Elle avait la manie de tout classer comme si l’ordre des papiers pouvait compenser le désordre des sentiments (p. 278). L’auteure glisse plus loin des références à Virginia Woolf qu’elle a remaniées : il y a une chose plus redoutable qu’une femme au bord de la folie, c’est une femme qui transforme sa folie en littérature (p. 146) et ose étonnamment une sorte de réquisitoire contre les exigences de l’écriture (p. 271).
Elle critique néanmoins des attitudes, comme celle d’Adèle pour qui l’argent ne suffit pas. Il faut "appartenir" (sous-entendu à une classe classe sociale élevée) (p. 156). Elle raille aussi des poncifs : la peste soit de ce philosophe qui a dit que la souffrance instruit (p. 197). On aura reconnu bien évidemment Nietzsche et je ne peux que l’approuver. Elle se veut davantage philosophe que ceux qu’on porte aux nues : la vérité est la seule chose qui ne déçoit jamais même si elle fait mal (p. 211). L’auteure ne se limite pas à des reproches. Elle pointe également des dysfonctionnements sociétaux, par exemple le temps parallèle des aidants (p. 243) dont la propre vie s’effiloche.
Il y a dans ce roman des formulations d’une grande beauté : Pour Margaux l’amour s’était dissous dans le temps comme les vieilles dettes (p. 184). Ils se jettent l’un sur l’autre avec la grâce d’un accident de train (p. 225). Je te retrouve comme on retrouve une langue qu’on croyait perdue (p. 233).
Sarah Chiche a sa propre façon de raconter l’histoire avec des retours en arrière qui prennent l’allure de pas de valse en vertu du fait qu’il existe une géométrie secrète des destins, plus rigoureuse encore que celle des cristaux (p. 194). Ne vous étonnez donc pas qu’on revienne brutalement en 1992 au lycée Louis le grand (p. 192) pour nous faire comprendre la répétition de la rencontre entre les deux héros en 1998, 2000, et enfin 2020 … pour leur ultime retrouvaille incongrue, quarante ans après la première fois, dans la fausse quiétude du XIV° arrondissement (p. 203), qualification qui me fait sourire parce que c’est un quartier de Paris où j’ai longtemps vécu et sans doute celui que je connais le mieux.
Outre son intérêt sociologique et philosophique qui fera réfléchir plus d’un lecteur, Aimer est un roman qui, comme l’indique son titre, dissèque le rapport amoureux sur une longue période. On parle souvent des années, qu’on soit trop jeune ou trop vieux, ou que la différence soit trop marquée. A cela Sarah Chiche fait dire à Alexis que l’âge est une invention des horlogers (p. 227), ce qui ne manque pas d’humour dans la bouche d’un suisse !
Cette analyse se développe surtout dans la seconde partie qui se polarise sur deux couples, celui d’Alexis et son père, après une vie entière à contourner les choses et alors que le conflit est tout ce qui reste entre son père et lui, comme un fil de vie (p. 232), et celui d’Alexis et Margaux. Leur histoire commence, ou plutôt recommence, par une superbe déclaration d’Alexis questionnant hasard et nécessité (p. 222) que je vous laisse découvrir et à laquelle en répond une autre, aussi forte de Margaux, crânant avec une des assertions préférées des ados : "même pas peur". Pourtant leur chemin ne va pas être simple et naturel parce que pour Alexis, décidément pessimiste : laisser durer, c’est risquer de tout perdre (251) alors il vaut mieux tout détruire avant que ça ne se détruise tout seul (p. 287) faute d’avoir suffisamment de courage pour laisser le bonheur entrer dans sa vie …
Et puis quelle manière bien à elle d’interroger la question de la fidélité, au sein du couple, à des principes, à un chemin de vie ! Il faut toujours chercher (dans les livres) ce qui n’est pas écrit (p. 246). L’invitation est à prendre au pied de la lettre et chacun fera son miel de cet ouvrage en relisant par exemple la première et la dernière phrases du roman.
Lu en version numérique de 305 pages sur la bibliothèque NetGalley
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