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lundi 24 novembre 2025

Un bout de chemin avec Tomi Ungerer

Passer une matinée à l’Ecole des loisirs pour évoquer un auteur emblématique est un plaisir immense. Après Claude Ponti en mars dernier et Maurice Sendak en octobre c’était ce matin Tomi Ungerer qui était à l’honneur.

Je lui ai consacré plusieurs articles et je croyais bien le connaitre et pourtant je ne le savais pas tant philosophe. La matinée a commencé par la conférence d'Edwige Chirouter qui nous a permis de comprendre Comment Ungerer nous aide à penser le monde ?

Cet auteur s’efforçait de concevoir des récits imparfaits parce que, comme il le disait avec à propos, si l’histoire est trop bien elle ne laisse pas de place à l’invention personnelle. Il a ainsi cherché à faire des anti-histoires, ou des para-histoires. un des meilleurs exemples est peut-être Papaski, paru en 1992, qui est un collectionneur d'histoires à dormir debout. Il a croisé M. Parcell Mesquin, qui a offert un rouleau-compresseur à sa femme, pour leurs noces d'argent. C'est bien pratique pour repasser le linge et étaler la pizza... Dans les illustrations de ces comptines loufoques, absurdes et sarcastiques, Tomi a mis en scène quelques-uns des jouets rares de sa propre collection, aujourd’hui visibles au musée de Strasbourg.

Quand on répète sa maxime, il faut traumatiser les enfants, on oublie la seconde partie de la citation … sinon ils finissent experts-comptables. La provocation fait confiance à l’enfant capable de penser, à l'instar du propos de Nietzsche : il faut philosopher à coups de marteau (celui des réflexes). Parce que à la fin, ces "bonnes" histoires reconstruisent, ouvrent d'autres horizons, allument de nouvelles lumières.

Il n’y a pas d’âge pour se poser des questions philosophiques, ni d’âge minimum requis ni d’âge limite. L’enfant s’étonne devant le monde, interrogeant inlassablement à coups de pourquoi. Je l’ignorais mais Ungerer tenait une rubrique dans Philosophie magazine et il a publié Ni oui, Ni non en mars 2018. Je reviendrai ultérieurement sur les "réponses à 100 questions philosophiques d'enfants" qu'il a traitées dans cet opuscule. Comme Pourquoi on a des couleurs préférées ? Doit-on respecter les méchants ?

En le lisant on mesure combien on ne pense jamais tout seul mais toujours avec les autres. Et s’il y a un conseil à retenir c’est de ne jamais répondre à un enfant tu verras ça quand tu seras grand.

"Répondre aux enfants, cela signifie se mettre a leur place, illustrer les idées avec des exemples tirés de la réalité ou soutirés à l'imagination, leur montrer que tout se surmonte avec le sourire et le respect. Et que nous sommes tous grâce à l'absurde - des apprentis sorciers". Tomi Ungerer

La littérature est un grand laboratoire pour apprendre à philosopher parce qu'elle met à distance. Relisons la Lettre à Oskar Pollak de Franz Kafka écrite en janvier 1904 : Il me semble qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? (…) un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous.

La fiction a une fonction de divertissement pour oublier, s’évader, ce qui certes est utile. Mais elle a aussi une fonction d’éclaircissement pour mieux comprendre le réel. Ce sont des récits qui apportent des réponses complexes à des questions complexes. 

En d'autres termes, formulés par Philippe Corentin, (qui est le prochain auteur avec qui nous ferons un bout de chemin ensemble avec les équipes éditoriales de l’Ecole des loisirs) : Il ne faut pas seulement des livres pour endormir les enfants le soir mais aussi les réveiller le matin.

Les amateurs de littérature jeunesse connaissent bien Une histoire à quatre voix d'Anthony Browne. Le père, la mère, Charles (le petit garçon) et Réglisse (le chien) racontent successivement la même courte tranche de vie. C'est très éclairant pour faire comprendre aux enfants la notion de point de vue. Cet auteur fournit des albums supports pour aborder des interrogations philosophiques.

L'enjeu est double. Il est éthique : Reconnaitre l'enfant comme un sujet, une personne à part entière. Et démocratique : Apprendre à discuter de façon pacifiée de nos désaccords.

Au final il s'agit de Reconnaître, Eveiller, Emanciper "On sème !" (slogan de la Chaire Unesco de la philosophie avec les enfants)... mais sans oublier que le monde est comme un texte à interpréter (on est loin du dogmatisme imposant une lecture unique comme du relativisme qui permet tout et n’importe quoi). A cet égard l’injonction à la gentillesse est une hypocrisie.
Après Edwige Chirouter, ce furent Grégoire Solotareff et Anaïs Vaugelade qui ont exprimé leurs points de vue, dans une conversation animée par Dominique Masdieu que nous retrouvons toujours avec grand plaisir.
Si on se risque à décrypter Les Trois brigands (1968) on remarquera dans les premières pages l'influence de son métier d'affichiste. On a souvent prétendu qu'Ungerer était subversif alors qu'il était surtout une éponge, s’imbibant des idées émergentes. Or dès 1961 la pensée à la mode effrite la stabilisation sociale des années 50.

On a dit que les brigands étaient méchants mais est-ce que c’est vrai ? (Position politique et artistique, ne pas tout prendre pour argent comptant) … alors que chez Claude Ponti je trouve qu'on rencontre de vrais méchants. Ici les voleurs sont des héros, ce qui est rare, hormis la figure de Robin des bois, et l'auteur fait le pari d’une rédemptions laïque et humaniste.

L’enfance nous fait passer de la bêtise à l’intelligence, de l’indifférence à la solidarité, de la solitude au vivre ensemble. On ne naît pas humain, on le devient (Jean-Jacques Rousseau), ce que Simone de Beauvoir à plus tard transposé au féminisme.

L’enfant (infans) a longtemps été défini comme "celui qui n’a pas accès à la parole", et qui a besoin d’un tuteur. Mais avec Ungerer l’enfant montre la voie de la sagesse (par la voix de la richesse pourrait-on dire), donnant raison à Picasso : on met longtemps à devenir jeune.
Jean de la Lune (1969), n'est pas un album neutre mais il n'est pas pour autant moraliste. On pensera à Michel Serres : ne pas confondre identité et appartenance, (in Fautes, Libé 2009). Ou encore Hannah Arendt ne pas confondre l’intelligence et la penséelégalement et légitime (comme les camps de concentration). "Je" est unique et transcende tous ces groupes. C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal.

Dominique Masdieu la repris dans les grandes lignes la biographie de Tomi Ungerer qui raconte sa vie dans "A la guerre comme à la guerre". Je recommande de visionner l'Esprit frappeur et de lire l'opuscule édité par l'Ecole des loisirs.
Si enfant il dessinait partout c'était sa manière de faire barrage à l’occupation nazie. Il n'aura jamais cessé d’œuvrer pour la paix.

S'il fallait définir Ungerer en 3 mots je dirais enragé, dérangeant, engageant. Anais Vaugelade choisit puissance graphique (à relier à son savoir-faire d’affichiste), naturellement (qui éteint les noeuds explicatifs de justification, accélérateur d’éclipses) et enfin défiance. Grégoire Solotareff choisit : dessinateur, coloriste évident, raconteur.
Il est tentant de mettre en regard Les trois brigands avec Les trois sorcières de Grégoire, mais celui-ci dénie : Ungerer m’a donné envie de dessiner mais je ne l’ai découvert qu'adulte. Ses livres n’étaient pas à la maison. Notre seul point commun est le nombre trois.

Pourtant quand on compare les chapeaux on sent une similitude. Là encore Grégoire la refuse ou alors ce n’est pas conscient, ajoute-t-il.
De la même façon il est tentant de juxtaposer l'ogre de Tomi Ungerer dans Le Géant de Zeralda (1971) avec l'ogresse d'Anaïs Vaugelade dans Le déjeuner de la petite ogresse. Elle aussi réfute, disant s'être inspirée de Marlaguette, la si touchante histoire d'un loup devenu végétarien pour l'amour d'une petite fille, écrite par Marie Colmont, illustrée par Gerda Muller pour le Père Castor en 2018.

Il y a peu de prédateurs féminins, fait remarquer Anaïs qui note aussi qu'Ungerer était admirateur de Gustave Doré, alsacien comme lui. L'autrice serait plutôt révoltée de constater que Zéralda a été éduquée à se soumettre. Souvenez-vous de cette page où le père est au lit et appelle sa fille et lui dit :
Zeralda, ma chère enfant, je me sens bien bas! Je ne peux plus bouger aucun membre, et tout tourne devant mes yeux. J'ai dû manger trop de pommes au four, à midi. Jamais je ne pourrai aller demain au marché! Il faudra que tu y ailles toute seule à ma place.
Même la juxtaposition de deux pages des albums ne réussit pas à la faire changer d'avis. Quant à un lien de parenté entre les Mellops (Les Mellops font de l’avion, 1957) et les Quichon, ce sont simplement pour elle deux familles de cochons, composées de 4 membres dans l'une contre 73 dans la seconde. Elle explique la similitude du choix de l'emploi de peu de couleurs par le souci d’avoir un dessin très narratif.
Flix est un album plus calme, reposant, ce n’est pas habituel pour Ungerer. La fin est heureuse : Ce fut le coup de foudre ! Bientôt, ils ne se quittèrent plus. Ils faisaient des promenades au clair de lune et des diners aux chandellesOn pourra y voir dans la silhouette de la cathédrale de Strasbourg une évocation de Hansi que l'auteur détestait même s’il y pensait. Solotareff estime que la composition est d'une perfection absolue.

Et comment ne pas la rapprocher de la fin du livre d'Anaïs ? Adélaïde et Léon se marièrent peu de temps après. Longue vie aux heureux époux!
 
On établira d'autres comparaisons avec les dessins d'André François qui travaillait lui aussi aux USA, qui fut son maître, et à qui on doit le papillon-lecteur de l'Ecole des loisirs).
Il est vrai que Crictor (que l'on voit dans son lit, bien chaud, bien confortable. Là, il rêvait paisiblement sous ses palmiers), en 1959, fait penser à l'album Les larmes de crocodile d'André François, 1956. J'ajouterai que Solotareff n'est pas en reste avec son Roi crocodile
Quant à un lien de famille entre les deux ours Otto et Pacha, Grégoire ne veut toujours rien admettre, avouant ne pas aimer Otto, et allant jusqu'à nous expliquer comment il a modifié le sien en le trempant dans des bains successifs de peinture. La comparaison des deux animaux est cependant troublante. (Otto, autobiographie d'un ours en peluche, de Tomi Ungerer et Un ours pas comme les autres, de Grégoire Solotareff).

Ungerer a sans doute connu d'autres influences. Quand il avait une heure libre il allait se plonger dans la contemplation du retable consacré à saint Antoine, de Mathias Grünewald 1512 et 1516, provenant du couvent des Antonins à Issenheim, au sud de Colmar, véritable trésor de la collection du Musée Unterlinden.
Nous nous quittons avec l'annonce de la parution de deux ouvrages en 2026, respectivement La grande journée du chien d'Anais Vaugelade et Une graine ça pousse de Tomi Ungerer.

Mais avant de partir, nous fumes invités à piller le trésor de pièces au chocolat.
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Bibliographie sélective en français :

Les Trois Brigands, L’Ecole des loisirs, 1968
Jean de la Lune, L’Ecole des loisirs, 1969
Le Chapeau volant, L’Ecole des loisirs, en Lutin poche, 1971
Guillaume l'apprenti sorcier Albums  LP 1971
Géant de Zeralda (Le) Albums  LP 1971
Grosse bête de Monsieur Racine (La) Albums  LP 1972
Allumette, L’Ecole des loisirs, en Lutin poche, 1974
Pas de baiser pour Maman Mouche,1976
Les Mellops font de l’avion, L’Ecole des loisirs, 1978
Cricor, L’Ecole des loisirs, 1978

Émile Albums  LP 1978
Orlando Albums  LP 1980
Crictor Albums  LP 1980
Adelaïde Albums  LP 1980
Papaski Lutin poche   1992

Flix Albums  LP 1997
Trémolo Lutin poche   1998
Otto, L’Ecole des loisirs, 1999
Le Nuage bleu, L’Ecole des loisirs, 2000
A la guerre comme à la guerre Médium   2002
Amis-amies Albums   2007
Aventures de la famille Mellops (Les) Albums   2008
Rufus Albums  LP 2009
Zloty Albums  LP 2009
Ogres, brigands et compagnie Albums   2011
Abécédaire en 26 chansonnettes, textes Boris Vian, Formulette, 2011
Où est l'escargot ?, L’Ecole des loisirs, 2012
Où est ma chaussure ? L'Ecole des loisirs, 2012
Maître des brumes, L'Ecole des loisirs, 2013
 Ni oui, Ni non, L'Ecole des loisirsmars 2018

en littérature adultes :

1964, Les carnets secrets de Tomi Ungerer, Denoël
1976, Une soirée mondaine, Albin Michel
1978, Fornicon, Jean-Claude Simoën
1985, Les Grenouillades, Herscher
1985, Testament. Recueil de dessins satiriques, Herscher
1998, Les Chats, Le Cherche-midi

Musée Tomi Ungerer Villa Greiner, 2, avenue de la Marseillaise à Strasbourg, tél. 03 69 06 37 27, fax 03 69 06 37 28

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