J'avais beaucoup apprécié No et moi (cf. billet de juin 2008) paru lui aussi chez J.C Lattès, et j'étais impatiente de lire le dernier livre de Delphine de Vigan. On parlait beaucoup d'elle à Nancy, dans les allées du Livre sur la place, s'interrogeant sur le taux de probabilité qu'elle avait d'obtenir le Goncourt avec les Heures souterraines.
La jeune femme était sincèrement heureuse du succès de l'ouvrage sans croire qu'il aurait un prix, en tout cas celui-là. Peu importent toutes ces conjectures, voilà un roman qui se lit aisément. La pensée est fluide et les mots coulent aisément. Je l’ai lu en quelques heures, nuitamment, sans reprendre mon souffle. Quelques phrases suffisent à faire passer les relations professionnelles entre Mathilde et son supérieur hiérarchique du beau fixe au tsunami. Cela sonne si vrai que je lisais le récit comme s’il était écrit à la première personne.
J’ai bien connu les sociétés de conseil en marketing et je sais d’expérience qu’ils sont souvent dirigés par des chefs paranoïaques et hystériques qui dissimulent leur soif de pouvoir derrière un talent possessif. Que leur poulain hennisse un peu trop fort et c’est l’abattoir. Il y a vingt ans on serrait les dents, on subissait ou on démissionnait. Parfois on avait la chance d’être « chassé » avant que l’irrémédiable ne se produise parce que les cabinets de recrutement étaient à l’affut des personnalités talentueuses.
En temps de crise les jeux de pouvoir se sont dramatisés. La femme intelligente, brillante, plutôt jolie, élevant seule ses enfants, est la proie idéale des maniaques. On a fini par mettre un nom sur ces pratiques : harcèlement moral. La psychiatre Marie-France Hirigoyen a démonté le processus il y a plus de dix ans déjà.
Face au pervers narcissique il n’y pas d’autre lutte possible que la fuite et l’abandon. Une fois visée, la proie ne pourra pas se démettre, sauf à avoir une chance insolente. Les collègues ne seront d’aucune aide. Pour ne pas risquer d’être les prochains sur la liste. Par lâcheté plus que par malveillance. Dans l’entreprise aujourd’hui c’est comme dans la mine hier : on se serre les coudes mais on est soulagé quand c’est devant la porte du voisin que l’ambulance s’arrête, se disant que Ouf, ce n’est pas encore pour soi.
Mathilde est forte. Très forte. Elle n’est pas responsable de ce qui lui arrive. C’est sa capacité à résister qui la désigne comme cible. Contrairement aux idées reçues, les victimes de harcèlement sont toujours des personnes compétentes, dynamiques faisant davantage envie que pitié. Elles ne sont pas dépressives. Ce ne sont pas elles qui nourrissent la tragique statistique : tous les 4 jours 1 personne se jette sous les rames d’un métro parisien.
Pourtant Mathilde s’enfonce chaque jour davantage. Les TOC apparaissent discrètement. Elle évite les gentils. Parce qu’ils sont dangereux. Ils menacent l’édifice, entamant la forteresse. Un mot de plus et elle se mettrait à pleurer. Quant aux amis, impossible de les solliciter. Ils penseraient qu’il n’y a pas de fumée sans feu et elle serait cataloguée « fille à problèmes qui ne va pas bien ».
Elle pourrait pourtant refaire surface. Il suffirait d’un encouragement placebo, comme la carte World of Warcraft, le Défenseur de l’Aube d’Argent, que son fils lui glisse dans la main pour exercer l’effet remarqué par le bon docteur Coué. (Il a basé sa théorie sur l’idée que s’il est facile de marcher sur une poutre posée sur le sol c’est donc qu’il est possible de le faire à quelques mètres d’altitude. Tout est dans la perception des choses). Mais l’ennemi triche, ose mentir pour assouvir sa tyrannie. Mathilde n’a même pas envie de pleurer. Elle ne peut que penser avoir glissé par mégarde dans une autre réalité. Elle a l’expertise de la désertion du territoire de la colère et de la haine. Elle est dans le tunnel et elle n’est pas prête d’en voir le bout. A moins que …
Thibault, lui, se voit chirurgien. Un accident de soirée mal arrosée il perd 2 doigts. Fin du rêve. Du coup il refuse un certain confort de vie et s’engage aux Urgences Médicales. Sa vie se partage désormais entre 60% de rhinopharyngite et 40% de solitude. Rien d’autre que çà : une vue imprenable sur l’ampleur du désastre. Il y apprend à reconnaitre l’isolement de ceux qui, parfois, meurent chez eux sans que personne ne s’en émeuve. Il pourrait rencontrer l’âme sœur. Mathilde par exemple. Au lieu de cela il ne peut se sortir de la tête cette Lila qui ne l‘aime pas. Suffirait d’avoir la force de la quitter.
Comme suffirait à Mathilde de tenter de se rebeller. La seule issue serait de tout abandonner et de recommencer à zéro, ailleurs. Mais elle se sent incapable d’une telle chirurgie professionnelle. Seuls les coupables s’enfuient. Les innocents s’imaginent toujours que cela va s’arranger. Plus la situation s’enkyste, plus elle travaille, estimant que c’est une mauvaise passe dont elle aura la force de triompher. Parce qu’elle a honte. Alors elle se tait et continue à encaisser.
Heureusement il y a Thibault. Enfin, peut-être. Ou alors il y aura vous et moi. Les Mathilde commencent à courir les rues et nous avons toutes les chances du monde de les croiser.
Subsiste juste une interrogation à propos du titre qui me semble puissant mais décalé. Je poserai la question directement à Delphine de Vigan. D'ici là vous pouvez réécouter cette interview qu'elle a faite il y a bientôt trois ans (et que j'avais déjà jointe à l'article de juin 2008) et qui me semble encore très actuelle . Elle y annonce que la force des livres est dans les courants souterrains qui les traversent.
A la fin du mois d'octobre "les Heures souterraines" figurait parmi les quatre finalistes pour le Prix Goncourt. La réponse est tombée le 2 novembre 2009 à 12 heures 45.
C'est Marie NDiaye qui obtint le Prix pour Trois femmes puissantes. Mais le choix polonais s'est porté sur Les heures souterraines. Ce Prix, créé en 1998 à l’initiative de l’Institut Français de Cracovie et en accord avec l’Académie Goncourt est décerné par un jury d’étudiants polonais en littérature et civilisation française. Il détermine le prix du meilleur roman français de l’année, choisi parmi la douzaine de romans sélectionnés pour son prix par l’Académie Goncourt, sous l’appellation : "Liste Goncourt : le choix polonais".
La jeune femme était sincèrement heureuse du succès de l'ouvrage sans croire qu'il aurait un prix, en tout cas celui-là. Peu importent toutes ces conjectures, voilà un roman qui se lit aisément. La pensée est fluide et les mots coulent aisément. Je l’ai lu en quelques heures, nuitamment, sans reprendre mon souffle. Quelques phrases suffisent à faire passer les relations professionnelles entre Mathilde et son supérieur hiérarchique du beau fixe au tsunami. Cela sonne si vrai que je lisais le récit comme s’il était écrit à la première personne.
J’ai bien connu les sociétés de conseil en marketing et je sais d’expérience qu’ils sont souvent dirigés par des chefs paranoïaques et hystériques qui dissimulent leur soif de pouvoir derrière un talent possessif. Que leur poulain hennisse un peu trop fort et c’est l’abattoir. Il y a vingt ans on serrait les dents, on subissait ou on démissionnait. Parfois on avait la chance d’être « chassé » avant que l’irrémédiable ne se produise parce que les cabinets de recrutement étaient à l’affut des personnalités talentueuses.
En temps de crise les jeux de pouvoir se sont dramatisés. La femme intelligente, brillante, plutôt jolie, élevant seule ses enfants, est la proie idéale des maniaques. On a fini par mettre un nom sur ces pratiques : harcèlement moral. La psychiatre Marie-France Hirigoyen a démonté le processus il y a plus de dix ans déjà.
Face au pervers narcissique il n’y pas d’autre lutte possible que la fuite et l’abandon. Une fois visée, la proie ne pourra pas se démettre, sauf à avoir une chance insolente. Les collègues ne seront d’aucune aide. Pour ne pas risquer d’être les prochains sur la liste. Par lâcheté plus que par malveillance. Dans l’entreprise aujourd’hui c’est comme dans la mine hier : on se serre les coudes mais on est soulagé quand c’est devant la porte du voisin que l’ambulance s’arrête, se disant que Ouf, ce n’est pas encore pour soi.
Mathilde est forte. Très forte. Elle n’est pas responsable de ce qui lui arrive. C’est sa capacité à résister qui la désigne comme cible. Contrairement aux idées reçues, les victimes de harcèlement sont toujours des personnes compétentes, dynamiques faisant davantage envie que pitié. Elles ne sont pas dépressives. Ce ne sont pas elles qui nourrissent la tragique statistique : tous les 4 jours 1 personne se jette sous les rames d’un métro parisien.
Pourtant Mathilde s’enfonce chaque jour davantage. Les TOC apparaissent discrètement. Elle évite les gentils. Parce qu’ils sont dangereux. Ils menacent l’édifice, entamant la forteresse. Un mot de plus et elle se mettrait à pleurer. Quant aux amis, impossible de les solliciter. Ils penseraient qu’il n’y a pas de fumée sans feu et elle serait cataloguée « fille à problèmes qui ne va pas bien ».
Elle pourrait pourtant refaire surface. Il suffirait d’un encouragement placebo, comme la carte World of Warcraft, le Défenseur de l’Aube d’Argent, que son fils lui glisse dans la main pour exercer l’effet remarqué par le bon docteur Coué. (Il a basé sa théorie sur l’idée que s’il est facile de marcher sur une poutre posée sur le sol c’est donc qu’il est possible de le faire à quelques mètres d’altitude. Tout est dans la perception des choses). Mais l’ennemi triche, ose mentir pour assouvir sa tyrannie. Mathilde n’a même pas envie de pleurer. Elle ne peut que penser avoir glissé par mégarde dans une autre réalité. Elle a l’expertise de la désertion du territoire de la colère et de la haine. Elle est dans le tunnel et elle n’est pas prête d’en voir le bout. A moins que …
Thibault, lui, se voit chirurgien. Un accident de soirée mal arrosée il perd 2 doigts. Fin du rêve. Du coup il refuse un certain confort de vie et s’engage aux Urgences Médicales. Sa vie se partage désormais entre 60% de rhinopharyngite et 40% de solitude. Rien d’autre que çà : une vue imprenable sur l’ampleur du désastre. Il y apprend à reconnaitre l’isolement de ceux qui, parfois, meurent chez eux sans que personne ne s’en émeuve. Il pourrait rencontrer l’âme sœur. Mathilde par exemple. Au lieu de cela il ne peut se sortir de la tête cette Lila qui ne l‘aime pas. Suffirait d’avoir la force de la quitter.
Comme suffirait à Mathilde de tenter de se rebeller. La seule issue serait de tout abandonner et de recommencer à zéro, ailleurs. Mais elle se sent incapable d’une telle chirurgie professionnelle. Seuls les coupables s’enfuient. Les innocents s’imaginent toujours que cela va s’arranger. Plus la situation s’enkyste, plus elle travaille, estimant que c’est une mauvaise passe dont elle aura la force de triompher. Parce qu’elle a honte. Alors elle se tait et continue à encaisser.
Heureusement il y a Thibault. Enfin, peut-être. Ou alors il y aura vous et moi. Les Mathilde commencent à courir les rues et nous avons toutes les chances du monde de les croiser.
Subsiste juste une interrogation à propos du titre qui me semble puissant mais décalé. Je poserai la question directement à Delphine de Vigan. D'ici là vous pouvez réécouter cette interview qu'elle a faite il y a bientôt trois ans (et que j'avais déjà jointe à l'article de juin 2008) et qui me semble encore très actuelle . Elle y annonce que la force des livres est dans les courants souterrains qui les traversent.
A la fin du mois d'octobre "les Heures souterraines" figurait parmi les quatre finalistes pour le Prix Goncourt. La réponse est tombée le 2 novembre 2009 à 12 heures 45.
C'est Marie NDiaye qui obtint le Prix pour Trois femmes puissantes. Mais le choix polonais s'est porté sur Les heures souterraines. Ce Prix, créé en 1998 à l’initiative de l’Institut Français de Cracovie et en accord avec l’Académie Goncourt est décerné par un jury d’étudiants polonais en littérature et civilisation française. Il détermine le prix du meilleur roman français de l’année, choisi parmi la douzaine de romans sélectionnés pour son prix par l’Académie Goncourt, sous l’appellation : "Liste Goncourt : le choix polonais".
3 commentaires:
J'ai reçu très vite une réponse de Delphine de Vigan qui à la gentillesse de dire que cet article l’a "beaucoup intéressée" et qui précise :
"En ce qui concerne le titre, les heures souterraines sont à la fois, au sens premier, les heures passées par Mathilde dans les souterrains du RER, du métro, et pour Thibault dans les souterrains de la ville, et au sens métaphorique les heures cachées, cette part d’intime qui reste à l’abri de la lumière, ce qu’on ne dit pas, ce qu’on cache, ce dont on a honte."
Je crois que le sentiment de honte est effectivement le point le plus faible de la personne victime de harcèlement.
La femme intelligente, brillante, plutôt jolie, élevant seule ses enfants, est la proie idéale des maniaques...
et il est courant que les recruteurs, de quelque société que ce soit, cherchent a savoir, souvent illégalement, si la candidate remplit le maximum de critères : désargentée, avec un maximum d'enfants, seule... c'est pire dans les pays "dits" pauvres où seules les "vraies proies" (seule + 2 enfants au moins) sont employées... avec 1 enfant, l'employée ne sera pas assez soumise !
C'est malheureusement assez vrai. Je l'ai constaté en France. Il fut un temps où les recruteurs appréciaient la "stabilité" des femmes mariées. Ce n'est plus un atout maintenant surtout dans le marketing. Mais rien n'oblige à dire qu'on est marié ...
Quant aux hommes élevant seuls leurs enfants ... sont-ils en meilleure place ?
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