
J’ai attendu de m’approcher de la date de sortie en salles (4 juin 2025) pour en parler.
Si Brooklynn se situait dans le milieu du slam et du rap en banlieue parisienne, Dans la peau se passe à Marseille, et dans l’univers du Krump, dont je rappelle la naissance en fin d’article. Ce film comporte une dimension quasi documentaire malgré un scénario fortement romanesque.
Nous assistons à la confrontation entre deux mondes, celui de Kaleem qui vient d’une famille comorienne des quartiers nord de Marseille de la cité de la Savine et celui de Marie (Almas Papatakis) jeune architecte d’origine grecque qui arrive d’une petite ville située non loin de Chambéry. Ils ont en commun d’avoir chacun des manques affectifs et des problèmes familiaux (on notera que les hommes aussi sont concernés par le mariage forcé). L’attirance est immédiate et leur histoire d’amour tumultueuse s’épanouit dans cette cité multiculturelle mais éruptive et socialement clivée. Au début du film Kaleem sort de prison et renoue avec son meilleur ami Rachad qui veut l'embaucher comme manager dans son nouveau centre sportif. Il va préférer un emploi dans le bâtiment et travaillera sur les chantiers sans abandonner son rêve de vivre de sa passion pour la danse, en l’occurrence le Krump.
J’avais pour ma part découvert cette danse urbaine et sa philosophie en 2021 par le biais de l’excellent documentaire de Philippe Béziat, racontant comment elle est entrée à l’Opéra de Paris avec la musique des Indes Galantes.
Pascal Tessaud nous a confié sa volonté de faire un film social, qui soit aussi une histoire d’amour et un film de danse, avec des personnages complexes et en intégrant les codes du cinéma de "genre", essentiellement du thriller, tout en stylisant les images avec un gros travail sur les lumières, les décors et les ambiances. Lui-même vient d’un milieu ouvrier et il a grandi en cité. S’il est le seul de sa famille à avoir fait des études supérieures il a été confronté à beaucoup de barrières et de préjugés.
Il mûrit ce projet depuis l’âge de 19 ans à partir de ses observations personnelles. Il a écrit pendant deux ans avec la scénariste Frédérique Moreau, pour trouver une forme romanesque et éviter la caricature et en sortant de l’hyperréalisme de Brooklyn. Le tournage fut le moment le plus dense pendant un mois, et fut suivi d'un an et demi de montage.
C’est durant les différents ateliers qu'il encadre depuis cinq ans auprès de jeunes des quartiers populaires dans un parcours de professionnalisation artistique qu'il a compris qu'il pouvait adapter le scénario à la réalité marseillaise, qui est différente de celle des banlieues parisiennes. Les détails sur la culture comorienne, très présente à Marseille, n’auraient jamais été aussi réalistes sans ces ateliers, les castings et les répétitions.
Il y a rencontré de nombreux acteurs du film. Daniel Saïd, Amélie Hassani, Benji Mhoussini et Mombi, tous artistes d’origine comoriennes ont contribué à ce que le résultat sonne avec le plus de justesse possible.
La complexité des personnages participe à la réussite du film. On voit que le chef du réseau de trafiquants est capable par moments de bonnes actions envers la communauté. Il nous surprend par sa volonté d'ouvrir un centre sportif pour sortir les jeunes de la rue.
Il n'empêche que l'objectif essentiel du réalisateur était de filmer la danse. C'est pourquoi il a engagé un professionnel, Wolf (Wilfried Blé, à gauche sur la photo) qui est d’ailleurs devenu depuis champion du monde de Krump (en duo avec son acolyte Cyborg en Allemagne). A l'instar de Grégory Magne qui a prioritairement cherché des musiciens capables de jouer la comédie et non l'inverse, Pascal a retenu un danseur de génie capable de devenir acteur plutôt que l'inverse, ce qui n'a pas exclu de lui faire suivre une formation d'acteur. Et il l'a laissé libre d'apporter son génie de la danse, sa liberté, et sa rage en le filmant comme pour un documentaire. Et il lui a également permis d'enrichir ses chorégraphies avec des mouvements issues des danses traditionnelles africaines puisqu'il est d'origine ivoirienne. On remarquera que le personnage principal a son animal totem, le loup, tatoué sur le bras.
Il a rencontré Wolf, parmi d’autres danseurs en 2016, sur le tournage d’un clip qu'il a réalisé pour la râpeuse KT Gorique, l’héroïne de Brooklyn. Basée à la Friche de la belle de mai, la communauté krump de Marseille a beaucoup collaboré au film, notamment lors de la grande scène finale. Almaz Papatakis (également sur la photo), qui incarne Marie, est une slameuse et rappeuse parisienne d’origine éthiopienne et grecque. Elle a eu un parcours d’actrice, qu’elle a interrompu pour la musique. Naky Sy Savané est une star du cinéma africain, elle a joué récemment dans la série Lupin avec Omar Sy sur Netflix. Enfin le réalisateur a insisté sur ce qu'il doit à un réseau d’associations qui a largement contribué à rendre le film possible.
Imhotep, le légendaire compositeur d’IAM, a composé trois morceaux originaux pour la bande son. Il s'est associé à Mozarf, le plus grand beatmaker du krump en France et même au-delà puisqu’il anime les championnats du monde. La bande-son de la scène finale est un mariage entre le krump et du Rébétiko, la musique traditionnelle grecque qu’écoute le personnage de Marie, jouée en live par Clémence Gabrielidis qui reprend des classiques Rebetiko sur l’exil. Et parce que cette musique parle de déracinement elle était interdite dans les années 20 en Grèce ce qui en fait aujourd'hui une musique politique. N’oublions pas aussi que Marseille, la plus ancienne ville de France, a été fondée par des voyageurs, notamment d’origine grecque. On pourra d'ailleurs voir Dans la peau comme une déclaration d'amour à la ville de Marseille.
L’abandon est l’une des thématiques importantes, l’abandon des parents qui ne sont pas au rendez-vous pour leurs enfants quel que soient les milieux, celui des pouvoirs publics qui se désintéressent des citoyens qu’ils considèrent de seconde zone ou même l’abandon amoureux. Dans la peau démontre comment on peut s’en sortir quand on a ainsi été abandonné. Ça passe en partie grâce à la solidarité qui existe dans les quartiers quand elle se combine au travail et aux études comme pour le personnage de Marie, ou à l’art pour Kaleem.
Venu accompagné aussi d'un cousin qui a travaillé au son est d'un assistant monteur (Hippolyte Saura, en veste bleue) Pascal Tessaud avoue son côté perfectionniste puisqu'il n'a terminé le mixage que quelques jours avant le festival.
Avec Wolf (Wilfried Blé), Almaz Papatakis, Daniel Saïd, Amélie Hassani, Mombi 3ème OEIL, Naky Sy Savane, Nassim Bouguezzi, Nassim Soltani, Nathan Mehadjri, Maxime Touron, Gérard Dubouche, K-méléon, Barbara Do
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Le Krump est né dans les ghettos de South Central, à Los Angeles, au début des années 90, suite aux violences policières envers Rodney King qui subira cinquante-six coups de bâton et six coups de pied. En mars 1992, débute le procès des policiers incriminés et la révolte de la population après leur acquittement engendre des émeutes qui provoqueront, en six jours, cinquante-cinq morts et 3600 incendies. La ville est à feu et à sang.
La même année, au même endroit, comme une réponse positive face ce chaos, Thomas Johnson propose une alternative. Citoyen de South Central, il devient "Tommy the Clown", animateur des goûters d’anniversaire. Il invente une danse appelée le clowning afin de divertir les enfants. Il entraîne dans son sillon des centaines de jeunes du quartier. Tight Eyez et Big Mijo, deux jeunes participants, deviendront les créateurs du Krump estimant pouvoir véhiculer d’autres émotions et messages en se réappropriant ses mouvements.
Le Krump est l’acronyme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise, dont la traduction française pourrait être "Éloge Puissant d’un Royaume Radicalement Élevé". Cette danse se caractérise par sa gestuelle explosive et saccadée, et des émotions contrastées, entre lâcher-prise et contrôle des gestes, imitant l’impact des coups donnés par les policiers et les spasmes des corps tabassés en une chorégraphie qui est devenue le krump. C’est une révolte non violente à travers un exutoire corporel. Il y a de nombreux codes à respecter. Les danseurs, par exemple, ne doivent jamais se toucher.
Certains pionniers lui accordent un caractère spirituel, inspiré par des danses tribales africaines, associées à des techniques de danses hip-hop plus contemporaines.
Le Krump explose en Europe suite à la diffusion du documentaire "Rize" de David LaChapelle en 2005 qui va lancer la fièvre de cette danse dans le monde entier et particulièrement en France, l'un des lieux forts de la discipline. En 2019, l’Opéra National de Paris accueille la chorégraphe Bintou Dembélé qui y créé un spectacle de krump pour la pièce "Les Indes Galantes" que Rameau avait créé en 1735. C’est un choc
esthétique pour toute une génération.
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