
Je suis frappée par la similitude de la situation et je me souviens également du choc de Nicolas Hulot découvrant dans la cave de l’appartement familial le corps de son frère enroulé dans un tapis. Perdre son frère de mort violente serait-il à ce point un fait divers récurrent ? Peut-être pas mais on ne peut pas s’empêcher de penser à d’autres duos de frères célèbres et dissonants comme les Léotard.
Mon frère a passé une grande partie de sa vie à rêver. Dans son univers ouvrier et pauvre où la violence sociale se manifestait souvent par la manière dont elle limitait les désirs, lui imaginait qu’il deviendrait un artisan mondialement connu, qu’il voyagerait, qu’il ferait fortune, qu’il réparerait des cathédrales, que son père, qui avait disparu, reviendrait et l’aimerait. Ses rêves se sont heurtés à son monde et il n’a pu en réaliser aucun.
Il voulait fuir sa vie plus que tout mais personne ne lui avait appris à fuir et tout ce qu’il était, sa brutalité, son comportement avec les femmes et avec les autres, le condamnait ; il ne lui restait que les jeux de hasard et l’alcool pour oublier.
À trente-huit ans, après des années d’échecs et de dépression, il a été retrouvé mort sur le sol de son petit studio. Ce livre est l’histoire d’un effondrement.
Les points communs entre les deux romans sont multiples : tous deux se situent dans le nord de la France, chacun a été retrouvé mort gisant au sol, dans un endroit où il vivait seul. L’un comme l’autre naquit dans une famille dysfonctionnelle, où les parents ont élevé (un peu) différemment leurs deux garçons, un seul faisant des études. Les deux frères ne se voyaient plus depuis de nombreuses années (dix ans pour Edouard Louis, trente pour Grégoire Delacourt) malgré d’anciens moments de complicité très forts qui nous seront racontés. Les pères sont particulièrement violents et se comportent odieusement. La violence intra familiale atteint des sommets. Et après le décès du frère ce sont encore le frère survivant et la soeur qui ont les obsèques en charge.
Il est sans doute logique, quand on est écrivain et que la réalité vous heurte de plein fouet, qu’on cherche par l’écriture à comprendre ce qui, pour beaucoup de nous, restera indicible. Edouard Louis s’efforce donc de disséquer l’histoire en analysant le lien entre dépression et alcoolisme, en tentant de démêler ce qui relève du déterminisme et ce qui aurait pu être modifié.
Il en résulte un roman qui se compose de morceaux qui nous sont proposés eux aussi dans un ordre qui ne suit pas la chronologie. Mais Edouard Louis s’appuie sur des essais philosophiques et psychologiques dont il nous donne les références en annexe dans une bibliographie.
La motivation principale d’Edouard Louis n’est pas d’ordre affectif (il est davantage politique). Il me semble d’ailleurs qu’il ne donne à aucun moment le prénom de cet homme qu’il met à distance en parlant de lui à la troisième personne alors que Delacourt le tutoie et finit par dire qu’il s’appelle Renaud, même si ce n’est que page 143. Il avoue sa propre frayeur rétrospective : Sa vie était celle que j aurais pu avoir. Et il ajoute aussi : Je détestais souvent mon frère mais j ai besoin de comprendre (p 155). On aurait tendance à rétorquer que le manque d’amour lui aura été fatal. Et pourtant l’auteur relate que plusieurs femmes se sont employées à tenter de faire bouger les choses, sans y parvenir.
On lit au fil de l’Effondrement que plusieurs opportunités se sont présentées, qui auraient pu incurver la courbe du destin : il aurait pu devenir boucher, compagnon du devoir, rénovateur d’appartements. Face à chaque échec il fuyait encore davantage dans l’illusion, celle par exemple de gagner le gros lot d’un jeu de hasard (il est tentant d’en souligner la proximité avec deux romans de Grégoire Delacourt sur le sujet, avec les Listes de mes envies). Edouard Louis émet deux hypothèses. La première serait que les rêves de son frère étaient trop hauts et que la chute était inéluctable. Mais il pense aussi que l’impossibilité de mettre des mots sur sa dépression (parce que dans le milieu ouvrier on ne se fait pas aider par un psy) l’a empêché de construire une autre vie et que l’alcool a été plus fort que tout. La démonstration est donc faite, sans pourtant employer ce terme, que l’alcoolisme est une maladie, … une maladie mortelle.
Si Edouard Louis parle de ce frère à la troisième personne il lui donne parfois la parole, lui faisant répéter : J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison (p. 221).
Mourir détruit à « seulement » trente-huit ans est effrayant. Heureusement qu’il existe des contre-feux comme le film réaliste, mais optimiste, d’Elsa Bennett, Des jours meilleurs.
Je reviendrai sur le sujet après la rencontre avec Grégoire Delacourt qui aborde le sujet de manière semblable mais avec malgré tout une tonalité très différente.
Édouard Louis est écrivain. Il est l’auteur de plusieurs livres autobiographiques qui s’appuient tous sur son histoire familiale et qui ont été traduits dans plus de trente langues. Celui-ci, qui a été distingué par le Prix Les Inrockuptibles 2024, figure dans la sélection du Prix des lecteurs de Vallée Sud Grand Paris.
L'Effondrement d’Edouard Louis, éditions du Seuil, en librairie depuis le 4 octobre 2024
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