Une fois n'est pas coutume, je ne pense pas parler très longuement d'Un jour viendra couleur d'orange, le dernier livre de Grégoire Delacourt, paru chez Grasset, il y a quelques jours.
Cela ne signifie pas qu'il y ait peu à en dire, bien au contraire. Cet "ouvrage", terme qui me semble hautement plus adéquat que celui de "roman", est extrêmement élaboré, ponctué d'une quantité remarquable de mots que je ne connaissais pas et de références culturelles (dont le sens par contre m'étaient plus immédiatement accessibles et qui de plus sont commentées en notes p. 236) et pourtant il se lit très aisément.
Grégoire Delacourt, dont je me demande pourquoi il a changé de maison d'édition, compose une chromatochronologie (permettez-moi d'oser ce néologisme) des événements que nous avons tous suivis pendant une douzaine de mois, avant que la crise sanitaire ne vienne rebattre les cartes et modifier les priorités.
S'il ne s'était agi que de cela, la mise en perspective de la lutte des gilets jaunes, comme le soudain enthousiasme pour la trottinette, me feraient comparer son travail à celui d'un sociologue comme Edgar Morin ou d'un sémiologue comme Roland Barthes. Cela faisait un moment qu'on n'avait pas écrit l'actualité de cette manière et ce serait déjà un motif de grande satisfaction.
Mais Grégoire Delacourt emmène le lecteur beaucoup plus loin en superposant les événements bien réels dans plusieurs récits initiatiques qui se déroulent en parallèle, et aux cours desquels chaque personnage principal va évoluer. Si bien que l'ensemble peut se concevoir comme une saga à visée philosophique.
On suit avec quasiment autant d'empathie les bons comme les méchants parce qu'ils ont tous leur part d'humanité. Pierre, révolté par un monde qu'il ne comprend pas et qui subira sa colère comme un boomerang jusqu'à ce qu'il comprenne qu'elle pourrait -peut-être- devenir le carburant d'un renversement de situation. Louise, infirmière en soins palliatifs qui soigne autant par les médicaments que par la douceur. Geoffroy, leur fils, grandissant avec un syndrome d'Asperger en ordonnant tout ce qu'il fait par chiffres et par gamme de couleurs. Djamila, sa camarade de classe, découvrant l'horreur de la radicalisation de ses frères et subissant la privation soudaine de liberté. Hagop Haytayan, le vieil arménien dont la sagesse et les actes relèvent parfois de la magie. Et tous les autres, camarades manifestant sur les ronds-points, collègues de travail, ...
Le récit avance au rythme des phrases longues de l’espoir, et des phrases courtes de la résignation, entre l’exactitude de la mathématique régie par le cerveau et la vérité poétique créée par le coeur (p. 177). Toutes les émotions traversent le livre.
Chaque chapitre est annoncé par une couleur. Certaines sont évidentes, comme le jaune des gilets. D'autres plus artistiques comme le vert Véronèse des yeux de Djamila parce que leur nuance de vert titre sur le jaune. Quelques-unes sont très particulières et justifiées par la narration comme rouge commanche, jonquille, et surtout hellébore, dont j'ignorais qu'on puisse utiliser les pétales de cette fleur comme référence de vert parce que j'en connais à la floraison aux tons blanc-vert autant que violet, en passant par le rose et le pourpre. Quoiqu'il en soit chacun de ces coloris permet d'exprimer toute une palette d'émotions.
L'auteur ne cache pas la référence au poème de Louis Aragon, Un jour, un jour, paru dans Le fou d'Elsa, que Jean Ferrat a mis en musique en 1967 et tant contribué à populariser, comme d'ailleurs plusieurs autres oeuvres du poète et avec son approbation. Louis Aragon avait écrit ce texte pour dénoncer la Guerre d'Espagne, en particulier le massacre de Grenade, et l'assassinat de Lorca. Mais aussi toutes sortes d'oppressions. Il avait voulu y placer une note d'espoir, quand ...
... un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Voilà sans doute pourquoi il est autant question d'amour que de combats (sur fond de guerre économique cette fois) sous la plume de Grégoire Delacourt avec la même chair à canon qu'en 39, mais dans une guerre mondiale feutrée cette fois (p. 131). La phrase mérite effectivement d'être écrite en lettres majuscules quand Pierre est licencié pour avoir volé dans des poubelles (p. 184) de quoi donner à manger à des gens qui étaient dépourvus de moyens. Intitulé Noir, le récit de son licenciement est édifiant de vérité (p. 190).
J'ai appris le sens de mots que je ne suis pas sûre d'avoir l'opportunité de recaser comme bistoule (café sucré arrosé dans le nord de la France), immarcescible (qui ne peut se flétrir), orexigène (susceptible de stimuler ou d'augmenter l'appétit de favoriser l'augmentation de la masse corporelle), arroches (sorte d'épinard ancien), voire même jaseurs et bruants (noms d'oiseaux).
Je n'avais jamais rencontré le verbe obombrer (estomper), et je sais aujourd'hui qu'on peut rêver d'un monde nouveau, meilleur, dont les forêts obombront les démons de l'ancien monde (p. 199). Un monde où l'humain sera replacé en son centre de gravité en vertu de la constatation que mieux vaut balancer de la bouffe que des pavés, ça va plus loin (p. 194).
S'il est vrai que les utopies sont le sang de nos rêves (p. 211), que nombre d'animaux ont disparu (comme le tarpan, depuis 1909 et dont j'ignorais même l'existence) et que de multiples ethnies sont elles aussi en voie d'extinction, il n'y a pas, pour amender le monde, une seule solution. Il y en a dix mille. C'est avec ces mots que se termine le livre en nous permettant de croire à l'espoir, au coeur des hommes, en leur capacité à aller vers un monde meilleur.
Grégoire Delacourt est né en 1960 à Valenciennes dans le Nord. Il a travaillé plus d'une vingtaine d'années dans la publicité (qu'il appelle "réclame"). Il écrit depuis très longtemps mais son premier roman, L’Écrivain de la Famille a été publié chez Lattès en 2010. Il enchaina ensuite de multiples succès littéraires, dont La liste de mes envies (2012) adapté au théâtre puis au cinéma, On ne voyait que le bonheur (2014), Les quatre saisons de l'été (2015) et plusieurs autres livres. Depuis quelques mois il vit à New York où il fut -lui aussi- confiné. Il y éprouva, dit-il, une furieuse envie de peindre la grisaille. Voilà qui est fait !
Lu en version numérique de 242 pages via NetGalley que je remercie.
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