Cédric Klapish a eu bien raison de puiser son inspiration dans l'univers de la danse qu'il connait d'ailleurs très bien comme je le précise en fin d'article.
Il s'est fait aider de Santiago Amigorena pour écrire un scénario où, comme pour les comédies musicales, on alterne narration et intermèdes musicaux... dans une proportion un quart pour la danse et trois pour la narration, comme dans presque toutes les comédies musicales.
Le résultat est tout à fait réaliste, avec un point de départ dramatique mais complètement euphorisant au final. A tel point qu'on peut dire que En corps est un chef d'oeuvre qui est en accord parfait entre narration et documentaire. Véritable déclaration d’amour à la danse et aux danseurs, en accordant une vraie place au processus de création comme au quotidien des danseurs.
Elise (Marion Barbeau), 26 ans est une grande danseuse classique. Elle se blesse pendant un spectacle et apprend qu’elle ne pourra plus danser. Dès lors sa vie va être bouleversée, et elle va devoir apprendre à se réparer… Entre Paris et la Bretagne, au gré des rencontres et des expériences, des déceptions et des espoirs, Elise va se rapprocher d’une compagnie de danse contemporaine. Cette nouvelle façon de danser va lui permettre de retrouver un second élan et aussi une nouvelle façon de vivre.
Ce n'est qu'en lisant une interview du réalisateur que j'ai compris que les quinze premières minutes ne comportaient pas de dialogues. Du moins ils ne sont pas prononcés, car le spectateur comprend absolument la moindre des émotions que ressent la jeune danseuse et devine que sa détresse va avoir une répercussion sur sa danse.
Il aura suffi d'une ombre qu'elle n'aurait pas dû voir pour que la trahison de son petit ami explose au visage d'Elise Gautier. Le générique (magnifique) se déploie autour d'elle qui danse avec grâce dans La Bayadère puis flanche. C'est l'accident. On va lui conseiller deux ans d'arrêt complet, ce qui à 26 ans, signifie la fin de sa carrière et la ruine de tous les sacrifices qu'elle a consentis.
Pourtant la jeune femme continue à se muscler et à s’assouplir et se rend assidument chez son kiné (François Civil) qu'elle va réconforter de ses déboires amoureux. C'est le monde à l'envers. C'est aussi la preuve de l'extrême empathie d'Elise pour les gens qui l'entourent. Le personnage du kiné est intéressant par sa cocasserie et sa manière de dire des choses plus perchées les unes que les autres au milieu desquelles, l’air de rien, on trouve de vraies petites leçons.
Elise admet que le corps vieillit de toute façon et qu'on ne peut pas capitaliser dessus. Que donc la seule issue est de changer de vie. Ce n'est plus un drame si on considère les choses avec philosophie : Quand tu changes de route tu changes de rêve.
Elise se fait la réflexion que les histoires de ballet classique ne célèbrent que des femmes bafouées, trahies et fracassée. Je me souviens avoir failli renoncer à écrire sur Madame Butterfly pour cette raison. Il faudrait s'aventurer sur le terrain de la danse contemporaine pour trouver un regard positif, ce qui n'est pas encore dans ses intentions. Mais elle est prête à envisager un autre avenir, et accepte un boulot d'aide cuisinière. Elle est proche de la démarche qui est le fil conducteur du film La brigade.
Elle suit deux cuisiniers un peu farfelus (Pio Marmaï et Souheila Yacoub), un couple qui s’aime... et passe son temps à s’engueuler mais si sympathiques, dont le camion porte le charmant nom de In the Food for love, forcément une évocation du film du cinéaste hongkongais Wong Kar-wai. Les voilà dans une résidence pour artistes perdue en Bretagne, dirigée par Josiane (Muriel Robin), une femme qui elle aussi a des soucis de motricité et qui deviendra en quelque sorte une mère de substitution pour Elise qui a perdu la sienne très jeune.
On remarquera que la danse classique constituait chez Élise l’héritage de sa mère er le moyen de continuer à faire vivre en elle son fantôme. Le père, veuf avec trois filles, est comme aveugle et insensible à la danse. C’est un avocat très fort en plaidoiries... qui offre des livres que personne ne lit ! Doué pour la parole, il ne sait pas comment parler à ses filles et exprimer des sentiments. On assistera autant à la transformation de la fille qu'à celle du père.
Josiane dira avec à propos que Aller bien ne va pas de soi. Non, ce n’est pas normal. C’est une chance, un privilège en citant cette femme alpiniste, première à avoir escaladé l’Himalaya, justifiant son exploit en expliquant que c’est parce que je suis tombée très bas que j’ai pu monter si haut.
Vous aurez deviné qu'Elise ne résistera pas longtemps à reprendre la danse, contemporaine cette fois, au sein de la troupe venue là pour préparer son futur spectacle. La rédemption par cet art nouveau pour elle et par la cuisine va opérer en douceur. On est loin de la souffrance et des rivalités associées d'habitude à la danse, au profit de la lumière d’une reconstruction.
Marion Barbeau avait vu L'Auberge espagnole et Les poupées russes dont elle connaissait les dialogues par cœur. Elle s'est investie totalement dans ce travail de comédien qu'elle aimerait poursuivre.
Ceux qui ont l'habitude des salles de spectacle reconnaitront le 104, la Ménagerie de Verre et la Grande Halle de la Villette où Hofesh Shechter (qui joue son propre rôle) avait présenté son propre spectacle, Political mother, qui est repris pour partie dans le film. C'est aussi lui qui signe la musique, comme pour tous ses spectacles. Avec quand même une petite participation co-signée par Thomas Bangalter qui tout en ayant créé des sons contemporains avec Daft Punk a un goût infini pour la musique classique.
Cédric Klapisch s’intéresse depuis plus de quarante ans à l’univers de la danse. Il était, ado, un habitué du Théâtre de la Ville où il a découvert beaucoup de ballets (uniquement contemporains), Merce Cunnigham, Carolyn Carlson, Alwin Nikolais, Murray Louis, Bob Wilson, Pilobolus, Trisha Brown et bien sûr : Pina Bausch. Plus récemment ce furent Akram Khan, Prejlocaj, ou Crystal Pite et aussi Ohar Naharin et … enfin Hofesh Shechter...
On ne s’en souvient peut-être pas mais Philippe Decouflé (avec qui il avait été au lycée et qui habitait son immeuble), lui avait proposé de participer à la cérémonie des JO d’Albertville (1992) en réalisant un petit film sur lui et sa compagnie. Il a filmé au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg où il découvrit alors la danse classique. Plusieurs scènes du Lac des cygnes figurent dans Les poupées russes. Ce n’était pas non plus un hasard s’il avait réalisé ensuite un documentaire sur le sujet, Aurélie Dupont, l’espace d’un instant (2010). Il aura mis quatre ans à le faire, ce qui lui a laissé du temps pour comprendre comment les danseurs passaient du classique au contemporain.
À partir de cette année-là (2010), l’Opéra de Paris lui demandera régulièrement de faire des captations, ça a commencé avec les adieux d’Aurélie Dupont pour le ballet classique, L’histoire de Manon (2015). Puis une soirée intitulée : Quatre danseurs contemporains (2018), où il découvrit James Thierrée, Crystal Pite et surtout Hofesh Shechter avec qui il développera une complicité qui va devenir une vraie amitié.
L'envie de faire un film de fiction sur la danse s'est alors imposée, avec des danseurs qui jouent et pas des acteurs qui dansent (ou qui font semblant de danser comme Nathalie Portman dans Black Swan...). Il connaissait Marion Barbeau depuis longtemps et avait remarqué qu’elle était aussi douée en danse classique qu’en danse contemporaine. Elle a su jouer avec naturel malgré la difficulté de tous les danseurs rapport au texte alors qu’ils parviennent à mémoriser des chorégraphies complexes.
A signaler enfin que le réalisateur a bénéficié de circonstances exceptionnelles, en sortie de confinement Covid alors que les danseurs n'avaient pas encore repris les tournées internationales et étaient dans la frustration de ne plus danser devant un public.
Le pari de célébrer la danse par le prisme de la reconstruction était d'autant plus cohérent. Rares sont les films positifs et énergisants dans ce domaine. On pourrait aussi citer Pina 3 D, à propos de Pina Bausch.
En corps, un film de Cédric Klapisch, sur les écrans depuis le 30 mars 2022
Scénario de Cédric Klapisch et Santiago Amigorena
Avec Marion Barbeau (Elise), Hofesh Shechter (lui-même), Denis Podalydès (Henri, le père d'Elise), Muriel Robin (Josiane), Pio Marmaï (Loiïc), François Civil (Yann, le kiné), Souheila Yacoub (Sabrina, la compagne de Loïc, Alexia Giordano (elle-même), Robinson Cassarino (lui-même) …
Image Alexis Kavyrchine, Montage Anne-Sophie Brion, Décors Marie Cheminal, Costumes Anne Schotte, Script Elise Camurat, Musique Hofesh Shechter et Thomas Bangalter
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