Je ne connaissais pas Jonathan Dee et, une chose est sûre, Sugar Street, qui est son dernier roman, par chance traduit en français et publié aux Escales, me donne envie d’en apprendre davantage sur cet écrivain et sur les motivations qui l’ont poussé à écrire ce roman assez dérangeant sur l’Amérique.
Il y raconte l’histoire d’un homme déterminé à changer de vie en fuyant son passé mais c’est en fait ce que son pays est devenu qui semble à l’origine de sa décision, laquelle ressemble à une tentative pour s’extraire d’une dépression qui aurait pu le mener à mettre fin à ses jours.
Au début du livre le suicide n’est « que » social. Le personnage principal a soigneusement orchestré son départ, même s’il ne semble pas très sûr de savoir où il va. Il s’est débarrassé de tout ce qui pouvait le localiser et évite d’apparaitre sur une caméra de surveillance. On ne peut pas me localiser. Je ne suis personne. Je m’appelle Tom Joan (allusion au héros des Raisins de la colère de Steinbeck p. 32). Il part avec 168 548 dollars, ce qui donne à l’auteur l’occasion de mener une réflexion sur le pouvoir (très limité) de l’argent. Il est certes facilitateur de transactions mais il attire aussi l’attention et la convoitise.
A l’instar de l’argent, dont la quantité sera épuisable, le temps est également compté pour cet homme dont on assiste à une sorte de déchéance. Il a manifestement quitté une vie facile et il se retrouve contraint à vivre dans des conditions de plus en plus précaires, dans un cadre qui n’a rien de doux, contrairement à ce qu’évoque le titre du roman. Pourra-t-il durablement demeurer discret et invisible ? On est tenté de faire le rapprochement entre son obsession de tuer le temps (à défaut de tuer qualqu’un) et les jours qui lui filent entre les doigts. Également avec le sucre qui se dissout dans l’eau.
En général, quand une personne disparaît, du moins dans la littérature ou au cinéma, c’est pour se reconstruire, refaire sa vie, comme on dit. Mais pas ici et le lecteur ne saura jamais véritablement pourquoi Jonathan Dee a décidé d’écrire l’histoire d’un homme qui choisit de disparaître, en présentant son acte comme une sorte de rébellion contre une Amérique raciste, toxique, atroce, destructrice, vile, infâme, brutale et corrosive (p. 66). C’est la première question que je lui poserai quand j’aurai la chance de le rencontrer (puisqu’il sera à Paris la semaine prochaine). Je lui demanderais aussi s’il était dans son intention de nous faire très vite comprendre que ça se terminera mal pour son personnage même si on s’interroge constamment sur ce qu’il a à gagner dans tout cela et ce qu’il cherche réellement.
Son personnage est énigmatique. Au début, il s’encourage à force de pensée magique, puis la paranoïa s’infiltre dans son cerveau. Mais il n’a pas tout à fait tort quand il se défend qu’aujourd’hui tout le monde pense que tout le monde est pédophile (p.121). Son comportement est éloigné de ce que nous avons l’habitude de connaître. Mais il attire une véritable empathie - surtout quand il exprime son obsession de réduire son empreinte (p. 141) et on aimerait que la fin ne soit pas tragique comme on suppose qu’elle ser à moins d’un rebondissement de dernière minute … une fois que l’on connaîtra trois explications à sa situation (p. 144).
Lui-même ne se fait pas d’illusion : Je ne crois pas que je retravaillerai un jour, faudrait que ce soit au black (…) toute cette culture de l’emploi sert la cause visant à maintenir le monde en l’état. Vous êtes une goutte de sang qui circule dans la façon dont vont les choses et, putain, la façon dont vont les choses est toxique, atroce, destructrice, vile, infâme, brutale et corrosive. En échange d’un peu d’argent ? Non, merci. Avec une conséquence, bien sûr : l’argent que je possède est une ressource limitée (p. 66).
Peut-être étais-je préparée à admettre cette réalité après avoir lu Lady Chevy, le premier roman de John Woods, qui lui aussi montre une Amérique à la dérive, entre haine interraciale, violence, corruption policière et administrative et dégradation écologique. Jonathan Dee nous décrit un pays aussi peu attirant, rongé par les conflits de classe, faisant la chasse aux migrants, où la police effraie plus qu’elle ne rassure. Le manque de respect du policier à son égard, d’abord verbalement, puis plus tard son passage à tabac (p. 156) font d’autant plus froid dans le dos que nous avons en mémoire des faits dont on a vu d’horribles images à la télévision. Cette envie d’en découdre propre à l’homme blanc (p. 144) n’est heureusement pas de mise en France. En ce sens c’est un portrait au vitriol de la police américaine qui nous est donné.
Je me suis demandé d’ailleurs si les deux écrivains se connaissaient. Probablement,puisque Jonathan Dee est professeur d’écriture créative à l'Université Columbia et collaborateur régulier du Harper's Magazine et du New York Times Magazine.
L’avenir nous dira s’il y a une tendance de pointer du doigt cette Amérique là, si éloignée du « rêve américain ». Et je suis bien curieuse de savoir comment le roman a été accueilli aux USA où il était, paraît-il « très attendu » de la part d’un écrivain perçu comme le plus fin décrypteur de son pays, ert particulièrement respecté depuis Les Privilèges, finaliste du Prix Pulitzer en 2011.
Cette lecture, vous l’aurez deviné, suscite beaucoup d’interrogations. Je l’ai faite, entre un vernissage et une soirée au théâtre, dans le meilleur des lieux propices à la lecture quand on est hors de chez soi et qu’on ne veut pas être perturbé par le bruit, à savoir dans une médiathèque parisienne (que j’ai découverte pour l’occasion). J’ai souri en constatant que le personnage trouvait régulièrement refuge dans un tel endroit : Une bibliothèque c’est comme un musée en bord de route (p. 102). Voilà pourquoi les photos illustrant cet article ont été prises dans les rayons.
Sugar Street de Jonathan Dee, traduction de l’américain par Elisabeth Peellaert, Les Escales, en librairie le 9 février 2023
Œuvres traduites en français
Les Privilèges, [« The privileges »], trad. d’Élisabeth Peellaert, Paris, Éditions Plon, coll. « Feux croisés », 2011
La Fabrique des illusions, [« Palladio »], trad. d’Anouk Neuhoff, Paris, Éditions Plon, coll. « Feux croisés », 2012
Mille excuses, [« A Thousand Pardons »], trad. d'Élisabeth Peellaert, Paris, Éditions Plon, 2014,
Ceux d'ici, [« The Locals »], trad. d'Élisabeth Peellaert, Paris, Éditions Plon, 2018
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