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jeudi 31 juillet 2025

Pourquoi les gens qui sèment, une pièce de Sébastien Bizeau

J'écrivais en 2022 qu'il fallait retenir le nom de cette compagnie L'air du temps, et mon intuition s’est confirmée avec leur nouveau spectacle, que je recommandais dans cet article à propos des derniers festivals d'Avignon.

Je n'ai pas pu le voir sur scène mais je viens de lire le texte de la pièce. Çà s'appelle Pourquoi les gens qui sèment et ce fut un spectacle qui a été très remarqué pendant les trois semaines du festival.

Si vous l'avez manqué dans le Sud peut-être trouverez-vous un créneau à la rentrée car il sera à l'affiche à 19 heures du 16 au 20 septembre, au Théâtre de la Concorde, 1 Av. Gabriel, 75008 Paris.
Chloé est militante. Antoine est préfet. Ils s’aiment, mais ce qu’ils défendent les oppose. Elle prépare une action écolo, lui doit l’empêcher au nom de l’ordre public. Comment tenir ensemble quand la loi et la justice ne disent plus la même chose ?
Des journalistes ont évoqué la figure d’Antigone à propos des convictions de la jeune femme et il est signifiant de s’apercevoir que cette image intervient après celle d’Electre dont Sébastien Bizeau s’était emparée dans Heureux les orphelins pour démontrer ce paradoxe que les mots ne sont pas toujours les voies les plus parlantes pour atteindre la vérité.

En présentant ces deux figures mythiques de la mythologie grecque, animées par la justice, l’artiste creuse manifestement le même sillon et cette image fait davantage écho avec le titre de sa nouvelle pièce.

J’avais tout de suite pensé à la chanson iconique de William Sheller et trouvé le jeu de mots intéressant entre les gens qui s'aiment et ceux qui sèment. Ne parle-t-on pas d’ailleurs en amour, comme en rhétorique, de "semer la petite graine" ?

J’avais tout autant décrypté l’affiche que j’avais reliée à la Semeuse qui a illustré de nombreuses séries de timbres-poste et qui fut gravée par Louis-Oscar Roty (ainsi que le revers de cette pièce : un flambeau de branches d’olivier) et qui se trouvait sur les pièces en argent dites "Semeuses" de 50 centimes, 1 franc et 2 francs, émises sous la III° République, plus précisément entre 1898 et 1920. Je suis trop jeune pour l’avoir connue mais je me souviens très bien de la pièce de 1 franc Semeuse version 1960 de valeur d'un (nouveau) franc, qui aura été frappée de 1960 à 2001 jusqu’à l’emploi des euros.

C'est une allégorie de Marianne, ou de la République française, illustrant le rayonnement des idées républicaines diffusées par la France dans le monde et l'esprit de liberté. Cette image de la République deviendra l'une des figures emblématiques de notre mythologie nationale, à l’instar du buste de Marianne et de l’arbre de la liberté et que l’on retrouve toutes les trois sur les faces nationales de l’euro frappé en France.

L’avers de la pièce représente une femme marchant pieds nus dans une plaine, habillée d'une robe vaporeuse et d'un tablier, coiffée d'un bonnet phrygien, portant d'une main un gros sac et semant de l'autre, alors que le soleil se lève sur la ligne d'horizon et que le vent souffle dans ses cheveux et fait flotter sa robe. Son regard tourné vers la gauche, indique qu'elle sème à contre-vent.

Mais revenons au théâtre puisqu’il s’agit de cela dans cette rubrique. Donc la Compagnie s’empare d’un sujet de société extrêmement sensible pour en faire un objet théâtral et un manifeste. Un peu dans la veine des spectacles créés par Pauline Bureau, notamment Mon coeur et Hors-la-loi.

Le texte de Sébastien Bizeau est d’une très grande intelligence, démontant les éléments de langage qui masquent le vrai enjeu. Il réussit en 75 pages à condenser l’essentiel du débat (je pourrais écrire "combat") entre écologie et économie tout en posant sur la table les enjeux et les moyens de lutte possible de cette véritable confrontation entre pot de terre et pot de fer.

L’opposition suscitée récemment par la loi Duplomb en fait une autre démonstration. Certes la voie démocratique est parvenue à faire reculer la loi mais rien ne changera fondamentalement tant que les agriculteurs ne seront pas massivement convaincus qu’il en va (aussi) de leurs intérêts à cultiver avec des moyens biologiques plutôt que chimiques. Invoquer la concurrence déloyale encouragée par les pays voisins ne fait pas avancer les choses, bien au contraire. Pourtant on sait qu’il faudrait renverser l’ordre prioritaire. Ce que le DVD retraçant les actions de Liberterres démontrait parfaitement et que je recommande de visionner.

J’ai beaucoup apprécié l’écriture de Sébastien Bizeau et je trouve que le texte mérite vraiment d’être lu attentivement. Chaque personnage est criant de vérité.

Chloé est la plus militante, qui sans être violente, demeure inflexible dans ses convictions et prête à assumer le risque de les faire valoir. L’avoir dotée d’une double nationalité (sans en faire pour autant une immigrée qui serait réfugiée en France puisqu’elle est aussi danoise) permet une issue que je ne peux pas raconter mais qui est fort intéressante. Antoine, le préfet, est à juste titre écartelé entre ses sentiments et son devoir. Ce ne serait pas en démissionnant de ses fonctions qu’il ferait avancer les choses. Tout le monde reconnaîtra à ses tics de langage et à sa dialectique orientée l’animateur de télé, véritable clone du chef de troupe de la défunte C8. La responsable communication qui rappelle qu’on ne commente pas les rumeurs. On verra aussi dans Inès la couardise avec laquelle nous sommes nombreux à nous débattre. Et le syndicaliste agricole (puissant exploitant qui défend une minorité d’industriels de l’agriculture p. 22) dont on accepte davantage les débordements que ceux d’une simple militante écologique.

On voudrait nous faire croire que tous les soucis qui affectent la planète ne sont que des hasards de calendrier alors qu’ils sont consécutifs aux comportements humains. Peut-on raisonnablement imaginer que l’homme qui continue à faire la guerre dans de multiples endroits (pourquoi n’a-t-on aucune information sur le bilan carbone des actions russo-ukrainiennes ni des attaques israélo-palestiniennes ?) puisse ralentir la surconsommation des ressources naturelles pour accélérer encore les profits économiques ? Ce sont les mêmes politiques qui régissent tout cela.

La multiplication des Méga-bassines ou "retenues d’eau de substitution" est difficile à justifier alors que nous sommes en surproduction si on en croit ce que l’on jette. L’urgence climatique -qui est au coeur du spectacle- n’est pas un vain mot, et résonne avec la loi Duplomb. Il ne suffit pas de signer une pétition. Il faut que des changements s’enchaînent comme la transition bio (plusieurs agriculteurs en témoignent en montrant de superbes betteraves grossissant sans pesticides). Bien entendu cela ne doit pas plaire aux lobbys agro-alimentaires. 

J’ignore si la désobéissance civile peut être efficace en la matière comme le pense le personnage de Chloé. En tout cas la comparaison avec Bérénice est très judicieuse. Cette reine a été contrainte de renoncer à son amour parce que Titus avait la lâcheté de ne pas remettre en cause le principe selon lequel on ne pourrait pas aimer quelqu’un plus que son pays (p. 42). Alors que Chloé répond : je ne suis pas là pour comprendre mais pour dire non.

Bref, le spectateur est en terrain familier et néanmoins l’emmener sur la scène d’un théâtre avec la pièce de Racine lui permet de changer de focale et peut-être de réfléchir autrement. Bravo pour ce courage. 

Il y a des faits cités par l'auteur qui font froid dans le dos : un tiers des agriculteurs vit sous le seuil de pauvreté et le monde agricole subit un suicide tous les deux jours. L’alerte n’est pas nouvelle. Elise Noiraud l'avait démontré dans sa mise en scène des Fils de la terre, il y a déjà 10 ans. Le cinéma aussi avec notamment Petit paysan … La (grande) différence avec Les gens qui sèment est que cette pièce ne fait pas que dénoncer, ni faire pleurer, elle incite à agir pour peu qu'on soit attentif aux derniers mots, une armée de l’ombre, nette allusion à la Résistance.

L’argument majeur de la chanson (qui est également son titre, je veux être un homme heureux) reste aussi celui de la pièce dont là encore je ne vais pas spolier la fin. Etre heureux oui, mais à quel prix ?

Pourquoi les gens qui sèment, texte et mise en scène de Sébastien Bizeau
Avec Gwenaëlle Couzigou, Matthieu Le Goaster, Paul Martin et Nastassia Silve
Lumières : Thomas Ruault
Décors : Raphaël Guinamard et Costumes : Claire Jacob
Création sonore : Iris Lainé et Création vidéo : Pierre Monchy
Du 16 au 20 septembre, à 19 heures au Théâtre de la Concorde, 1 Avenue Gabriel, 75008 Paris
Le texte du spectacle a été édité par L’Avant-Scène Théâtre

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