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dimanche 25 octobre 2009

L'année brouillard de Michelle Richmond dans le cadre du Prix des Lectrices de ELLE

J’avais interrogé Didier Decoin, au Livre sur la Place, à Nancy, sur ses critères de sélection : qu’est-ce qui fait selon vous un bon livre ? Il m’avait répondu avec simplicité : l’envie d’y revenir, puis l’empreinte qu’il laisse après qu’on l’ait refermé. Aucun doute que l’Année brouillard est de ceux-là.

Le résumé n’engage pas à la lecture. Mais je vous promets pourtant que si vous l’ouvrez vous ne le quitterez qu’avec regret. Plusieurs niveaux de lecture s’entrecroisent, apportant autant de motifs de satisfaction.

Résumé : Abby est photographe professionnelle. Bientôt elle épousera Jake qui est déjà papa d’une fillette de six ans, Emma. Ce matin, Abby et Emma se promènent sur la plage d’Ocean Beach noyée dans le brouillard d’un mois de juillet cherchant des coquillages. Abby détourne un instant le regard pour photographier un bébé phoque. Lorsqu’elle relève les yeux, la petite fille a disparu … L’année brouillard est l’histoire haletante de la recherche d’Emma par la police d’abord, puis par Jake et Abby ensemble, et enfin par Abby seule, alors que son père abattu et découragé a perdu tout espoir. Obsédée par le souvenir du moindre détail, du moindre événement, du moindre personnage présent ce jour funeste sur la plage, Abby poursuit l’enquête à sa façon. Hantée par la culpabilité et accusée en silence par son fiancé, elle ne veut pas renoncer et est prête à tout pour retrouver Emma et ses ravisseurs. Mais la petite fille n’aurait-elle pas été emportée par une vague ?

L’est là, l’est pas là … La ritournelle résonne comme la comptine créole : le lou le la, lé pa la, qui s’achève par des guilli-guilli qui font rire les enfants. Mais Emma a réellement disparu.

Comme l’auteur, on voudrait suspendre le temps, appuyer sur la touche « retour arrière » du magnétoscope de la vie, pointer l’erreur, faire son mea culpa, jurer qu’on a compris la leçon et promettre qu’on ne recommencera pas, mais qu’on nous la rende cette enfant !

On est embarqué à fond dans l’histoire en se disant qu’on sait bien que cela n’arrive pas qu’aux autres et que nous-mêmes aurions pu ou pourraient être confrontés au même vide.

Aimer un homme est une chose, mais aimer un enfant est complètement différent ; c’est un sentiment dévorant. C’est pourquoi il n’y a rien de pire que la perte d’un enfant … je l’ai toujours su … Et curieusement, je n’ai pas versé une larme. C’est qu’il n’y a rien d’hystérique dans le parcours qui nous est retracé. Quand il n’y a plus d’espoir Abby dénoue le fil des évènements et explore une nouvelle voie comme si elle s’était perdue dans un labyrinthe. Prendre conscience de la possibilité d’une recherche revient à être sur une piste. Et ne pas être sur une piste, c’est être désespérée.

Une de ses voisines, bibliothécaire, pousse devant elle un plat appétissant assorti d’une pile de livres de réflexion et d’apports théoriques sur le fonctionnement de la mémoire et l’enquête est relancée comme le serait une psychanalyse sans cesse réalimentée par le souvenir d’un nouveau rêve.

Comparativement à quelques autres romans de cette rentrée littéraire dont on sent qu’ils ont été écrits en quelques nuits blanches on devine que celui-ci est l’aboutissement d’un immense travail. Le style est fluide, jamais donneur de leçons. Pourtant on apprend beaucoup. Sur les méthodes de travail de la police américaine, avec le recours au détecteur de mensonges, sur les motivations des ravisseurs, sur les probabilités, sur le fonctionnement de la mémoire et sur le travail de deuil, sur l’amour filial et maternel.

L’héroïne est photographe. Son regard est différemment exercé que le notre et on se surprend soi-même à envisager de regarder autrement. Elle travaille avec un Holga, un appareil qui cumule tous les défauts que l’on cherche à éviter : flou, mauvaise exposition, couleurs faussées. Avec le temps, cet appareil (conçu initialement par et pour des chinois fans de photographie) est devenu un mythe dans les cercles de photographes amateurs qui en exploitent les défauts pour créer un style personnel. L'exemple le plus classique est la surimpression : il suffit d'appuyer plusieurs fois sur le déclencheur sans avancer le film.

Jake s’est classé second au championnat national du Rubik’s Cube en 1984 alors que le premier a rétabli les couleurs en 12 minutes et 22 secondes. Jake connait la démarche patiente et systématique pour envisager une à une les 43 252 003 274 489 856 000 combinaisons possibles. Mais il admet la thèse de la police. Emma s’est noyée et il s’emploie désormais à oublier. En organisant une messe du souvenir plutôt surréaliste. Abby est agnostique et refuse de s’en remettre à une puissance divine même si elle respecte le renoncement du père.

Elle ne lâche pas. Elle n’est pas candidate à la résilience. On se dit qu’elle a peut-être tort. Après avoir estimé qu’elle avait un abysse de santé mentale on est près de croire qu’elle va perdre la raison. Nous somme tous un peu comme Faust, écrit Michelle Richmond, la question est de savoir si oui ou non nous parions sur le diable. Abby ne vend pas son âme mais elle se sépare tout de même d’une œuvre d’art parce qu’il lui faut de l’argent pour poursuivre les recherches et on la devine prête à vendre plus encore.

On poursuit la lecture parce que notre intérêt pour l’affaire ne faiblit pas un instant. On mesure avec elle ce qui compte quand on a perdu l’essentiel. Et on se raccroche nous aussi à quelques aphorismes. Chaque choix conduit à un autre choix. Comme Lars Gustaffson, dans la Mort d’un apiculteur, nous recommençons, nous n’abandonnons jamais.

Les recherches s’incrustent dans sa vie, comme si sa quête était devenue son destin. Tout problème a une solution, se répète-t-elle en boucle. Abby s’enfonce dans la solitude du chercheur. Mais elle fait aussi de belles rencontres et bénéficie du soutien sans faille de sa sœur et de quelques amis. Elle découvre, et nous aussi, l’art du surf, ses codes et ses valeurs. De fines descriptions de San Francisco m’ont furieusement donné l’envie d’y programmer des vacances, même si la dernière partie du livre m’encouragerait plutôt à préférer les plages du Costa-Rica.

Abby est une intuitive mais c’est également une pragmatique. Elle applique la formule du calcul de la superficie d’un cercle pour évaluer la surface qu’il va falloir fouiller pour espérer retrouver Emma. Tandis que le policier s’octroie une pause pour boire un café elle réalise que la zone de recherche s’est agrandie de 80 825 mètres carrés par gorgée avalée.

Quelle valeur accorder au temps : celui de Saint Augustin, de Newton ou d’Einstein … lequel affirmait que tout système inerte dans l’univers a son propre paramètre temporel, et que par conséquent il n’existe pas de temps absolu ? Dans ce cas Emma n’a peut-être pas disparu.

Une belle dimension philosophique imprègne le roman. Un souvenir n’est pas très différent d’une photographie aux expositions multiples. Et nous prenons des photos parce que nous savons que nous allons oublier (…) même les moments les plus heureux. L'étymologie nous le rappelle : c'est une façon d’écrire l’histoire d’une vie, avec la lumière.

Michelle Richmond est l’auteur d’un recueil de nouvelles et de trois romans dont seul L’année brouillard (le deuxième) est disponible en français. Native de Mobile dans l’Alabama et lauréate de plusieurs prix littéraires, elle vit aujourd’hui avec son mari et son fils à San Francisco.


L'année brouillard
de Michelle Richmond, traduit de l'anglais (USA) par Sophie Aslanidès, publié chez Buchet Chastel, 2009 - 512 pages

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Oui, l'empreinte, c'est exactement ça !

Hâte de recevoir et lire ce roman... Je ne lis pas ta critique en entier pour ne pas gâcher la surprise ;-) J'aime lire les critiques a posteriori.

Marie-Claire Poirier a dit…

je comprends tout à fait.
D'autant que ce livre mérite encore plus qu'on en discute avec des personnes qui l'ont lu. Il soulève plusieurs débats.

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