La tour est du genre féminin. Mais en satisfaisant le fantasme des hommes de tutoyer le ciel tout gratte-ciel dégage quelque chose de masculin.
Le pont est du genre masculin. Mais une fois couché entre deux mondes il acquiert des vertus féminines.
C’est le rêve de tout architecte de construire un pont, le plus long possible, franchissant des mers déchainées ou enjambant des gouffres. C’est un défi qui le confronte avec la nature. C’est surtout la seule occasion qu’il a de modifier visiblement la structure du globe parce que la circulation des personnes en sera radicalement changée. On peut se passer d’un building mais imaginez donc New York sans Brooklyn Bridge, San Francisco sans le Golden Gate, l’île de Ré de nouveau insulaire …
On oublie la colline d’épluchures quand on déguste la soupe. On ne pense pas davantage spontanément à tout ce qu’implique l’édification d’un pont.
Mailys de Kerangal rêvait d’un western technique avec des héros romanesques à l’américaine. Elle relate un chantier pharaonique, à l’instar de ceux des grandes cathédrales. Elle nous met le nez dessus. Avec une écriture pleine, puissante, tripale, débordante qui pèse le poids de la documentation entreprise avec une détermination sans faille. Les phrases sont hyperréalistes. Elles charrient pléthore de noms, de verbes, d’adjectifs jusqu’à en être écœurantes.
Inutile de chercher la petite erreur technique qui ferait vaciller l’écrivain. On ne trouvera pas le moindre détail à charge. Elle a fait un bel ouvrage. Qui méritait bien de recevoir le Prix Médicis. Alors quoi ?
Fut-il solide comme un roc, tout pont craint le risque majeur d’une entrée en résonance. C’est pour cela que c’est le seul endroit où l’armée rompt le pas cadencé. Le désordre de la marche est le seul garant de sa pérennité. Ici la nature résiste à sa manière. La nidification d’un oiseau de quelques grammes stoppe le chantier, retardant de plusieurs semaines la liaison entre la forêt archaïque et une ville en expansion qui se présente comme une grosse centrifugeuse de désirs et de consommation.
Je m’étais attachée aux bâtisseurs engagés par Maylis de Kerangal. Georges Diderot le bridgeman, sorte d’avatar du philosophe empiriste, avait quelque chose du cheval fougueux que Jean-Philippe Toussaint avait peint l’an dernier sur le tarmac de Narita. La Française Summer Diamantis, nerveuse et souple, fine et brutale, spécialiste du béton, spécialement venue de Bécon-les-Bruyères. Katherine Thoreau, la conductrice d’Anchorage Three qui « ramassera » Diderot, blessé par Jacob l’ethnologue criminel.
J’ai appris que le port du casque est obligatoire depuis 1930. J’ai tremblé à lire le compte-rendu (p.170) de l’incendie de l’usine Pernod de Pontarlier en 1901. Bien avant l’élaboration des plans ORSEC il avait fallu éviter une explosion catastrophique en sacrifiant la faune du Doubs. On avait déversé sans délai des tonnes d’absinthe dans les eaux de la rivière. Du coup on avait appris que la Loue en était une résurgence en découvrant la couleur bleue quelques kilomètres en aval.
Cette ville de Coca était aussi réelle. J’ai cru à ce pont jusqu’à ce que, à force de lire son nom, je l’ai cherché sur une carte. Coca est située dans une espèce de Californie imaginaire. Rien de tout cela n’a jamais existé. L’édifice a quelque peu vacillé. Au fil des pages le pont a perdu de sa majesté et entrainé le livre dans sa chute comme les pas des soldats avaient ébranlé le tablier jeté au-dessus de la rivière Kwaï.
Je me suis retrouvée nulle part. Ne sont restés que la masse énorme des mots.
Naissance d’un pont de Maylis de Kérangal, éditions Verticales, 2010
Chroniqué dans le cadre du Prix Robinsonnais 2011
Le pont est du genre masculin. Mais une fois couché entre deux mondes il acquiert des vertus féminines.
C’est le rêve de tout architecte de construire un pont, le plus long possible, franchissant des mers déchainées ou enjambant des gouffres. C’est un défi qui le confronte avec la nature. C’est surtout la seule occasion qu’il a de modifier visiblement la structure du globe parce que la circulation des personnes en sera radicalement changée. On peut se passer d’un building mais imaginez donc New York sans Brooklyn Bridge, San Francisco sans le Golden Gate, l’île de Ré de nouveau insulaire …
On oublie la colline d’épluchures quand on déguste la soupe. On ne pense pas davantage spontanément à tout ce qu’implique l’édification d’un pont.
Mailys de Kerangal rêvait d’un western technique avec des héros romanesques à l’américaine. Elle relate un chantier pharaonique, à l’instar de ceux des grandes cathédrales. Elle nous met le nez dessus. Avec une écriture pleine, puissante, tripale, débordante qui pèse le poids de la documentation entreprise avec une détermination sans faille. Les phrases sont hyperréalistes. Elles charrient pléthore de noms, de verbes, d’adjectifs jusqu’à en être écœurantes.
Inutile de chercher la petite erreur technique qui ferait vaciller l’écrivain. On ne trouvera pas le moindre détail à charge. Elle a fait un bel ouvrage. Qui méritait bien de recevoir le Prix Médicis. Alors quoi ?
Fut-il solide comme un roc, tout pont craint le risque majeur d’une entrée en résonance. C’est pour cela que c’est le seul endroit où l’armée rompt le pas cadencé. Le désordre de la marche est le seul garant de sa pérennité. Ici la nature résiste à sa manière. La nidification d’un oiseau de quelques grammes stoppe le chantier, retardant de plusieurs semaines la liaison entre la forêt archaïque et une ville en expansion qui se présente comme une grosse centrifugeuse de désirs et de consommation.
Je m’étais attachée aux bâtisseurs engagés par Maylis de Kerangal. Georges Diderot le bridgeman, sorte d’avatar du philosophe empiriste, avait quelque chose du cheval fougueux que Jean-Philippe Toussaint avait peint l’an dernier sur le tarmac de Narita. La Française Summer Diamantis, nerveuse et souple, fine et brutale, spécialiste du béton, spécialement venue de Bécon-les-Bruyères. Katherine Thoreau, la conductrice d’Anchorage Three qui « ramassera » Diderot, blessé par Jacob l’ethnologue criminel.
J’ai appris que le port du casque est obligatoire depuis 1930. J’ai tremblé à lire le compte-rendu (p.170) de l’incendie de l’usine Pernod de Pontarlier en 1901. Bien avant l’élaboration des plans ORSEC il avait fallu éviter une explosion catastrophique en sacrifiant la faune du Doubs. On avait déversé sans délai des tonnes d’absinthe dans les eaux de la rivière. Du coup on avait appris que la Loue en était une résurgence en découvrant la couleur bleue quelques kilomètres en aval.
Cette ville de Coca était aussi réelle. J’ai cru à ce pont jusqu’à ce que, à force de lire son nom, je l’ai cherché sur une carte. Coca est située dans une espèce de Californie imaginaire. Rien de tout cela n’a jamais existé. L’édifice a quelque peu vacillé. Au fil des pages le pont a perdu de sa majesté et entrainé le livre dans sa chute comme les pas des soldats avaient ébranlé le tablier jeté au-dessus de la rivière Kwaï.
Je me suis retrouvée nulle part. Ne sont restés que la masse énorme des mots.
Naissance d’un pont de Maylis de Kérangal, éditions Verticales, 2010
Chroniqué dans le cadre du Prix Robinsonnais 2011
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