J’ai vu au moins trois mises en scène du Misanthrope. J’en connais des passages entiers. C’est une pièce que j’aime beaucoup, à condition qu’elle soit jouée dans la nuance. Car les raisons d’Alceste à détester ses semblables sont fondées.
En fait ce ne sont pas les hommes qu’il a en aversion, mais leurs comportements.
Ce qui est intéressant n’est pas de juxtaposer les contradictions du personnage, prompt à vilipender l’hypocrisie et pourtant incapable de renoncer à l’amour, parce que justement, les sentiments n’obéissent pas à la raison.
Je n’étais pas enthousiaste à la perspective de voir un énième Misanthrope. Mais j’apprécie le travail de Thomas Le Douarec et puis j’avais envie de me trouver sur des gradins, en plein air, dans ces Ecuries du roi, à quelques centaines de mètres du château du roi soleil.
C'est en effet une tradition chaque année, en juin, de célébrer le théâtre et la musique au cours de ce mois de juin, rebaptisé Mois Molière à l'initiative de François de Mazières, le maire de Versailles, qui est le créateur de la manifestation depuis plus de 25 ans. Le programme 2022 était fort intéressant, avec notamment des spectacles que j'avais déjà vus et appréciés comme Le Montespan, Fantasio ou Lorsque Françoise parait.
Je savais déjà que je verrais Madame Ming et Le voyage de Molière au festival d'Avignon. Nous avons eu tellement de propositions de spectacle pour fêter le 400ème anniversaire de Molière que, si j'étais disposée à sentir l’esprit de ce grand dramaturge, je voulais aussi être surprise par une mise en scène contemporaine susceptible de donner un souffle nouveau au propos.
De mon point de vue c’est une belle réussite que d’avoir inscrit la pièce dans le tourbillon actuel imposé par les réseaux sociaux, dans la fièvre de la soif du paraître et le besoin infini de reconnaissance narcissique. J’ai assisté ce soir à un formidable travail. Thomas le Douarec a des idées à revendre. Sa direction d'acteurs est irréprochable. Le choix des costumes contemporains fonctionne à merveille. Ce fut aussi un plaisir d'assister à une représentation en lumière naturelle, avec juste quelques néons qui ponctuaient certains moments, lorsque c'était utile. La tombée de la nuit s'annonça à la fin, renforçant le côté dramatique de la situation. L’absence de décor devient un avantage car l’œil du spectateur n’est pas distrait par des artifices au fond inutiles.
Du coup, on entend merveilleusement le texte qui n'a rien perdu de sa pertinence dans notre monde où les apparences sont soit disant si essentielles. La justesse des propos est troublante.
Il n'y aura eu que deux représentations à Versailles. Mais je vous incite à aller le voir au Théâtre des Lucioles où il sera donné pendant le festival d’Avignon. Bien sûr l’ambiance sera différente. Vous serez dans un lieu clos, et j’ignore s’il y aura d’autres éclairages et des projections vidéo. En tout cas, je l’ai trouvé parfait tel que je l’ai découvert.
Thomas Le Douarec a gagné son pari de nous surprendre autant que de nous réjouir, après les 1500 représentations du Portrait de Dorian Gray et le succès de l'Idiot.
Il écrit dans une note d'intention que le déclencheur de cette aventure a été son ami Jean-Charles Chagachbanian, qu'il a dirigé dans Andromaque de Racine, où il était un merveilleux Pyrrhus. Sa passion pour Alceste fut convaincante.Il a voulu articuler sa mise en scène autour de deux pôles : notre monde contemporain et le monde baroque.en faisant résonner les propos et les alexandrins de Molière dans notre quotidien. La haute société qu’incarne Oronte, Acaste, Clitandre, Arsinoé et Célimène n’a pas beaucoup changé. Ils n’ont qu’une seule préoccupation : plaire au plus grand nombre et être remarqués. Cette frivolité, ce souci permanent de l’apparence et de l’image plutôt que du fond, cette superficialité, ce matérialisme, ce besoin de séduire à tout prix s’illustre parfaitement aujourd’hui à travers les réseaux sociaux.De nos écrans anonymes au salon feutrée de Célimène il n’y a qu’un pas ! Pour un bon mot ou un « buzz » n’importe qui serait mis au pilori. De plus en plus, nos vies se résument juste à une succession de photos et de vidéos plus stupides les unes que les autres.Alceste hait les mondanités, refuse toute compromission et dénonce l'hypocrisie de ses semblables. Il est pourtant fou amoureux de Célimène, jeune et belle veuve, coquette et complaisante... Dans cette comédie à la tonalité sombre, Molière s'interroge sur la possibilité d'être heureux et libre au sein d'une société rongée par les apparences et les faux-semblants. Une pièce grinçante, entre rire et émotion, conclut Thomas Le Douarec.
Le metteur en scène a bien raison. Pour résonner ils résonnent et bousculent notre raison lorsqu'on remarque que Philinte met en garde son ami Alceste : Le monde par vos soins ne se changera pas ! (Acte I - Scène 1).
Comme il est touchant quelques instants plus tard à confesser ses sentiments à Célimène.
Dans la Scène 2 Oronte implore : Vous me la promettez votre amitié ? Il ne peut s'empêcher de sceller le pacte d'un selfie et d'applaudir. Voilà que le public, en miroir, agit de même.La petite table basse centrale fait office de piédestal à l'Acte II -Scène 4. On est vraiment au coeur d'un théâtre. Oronte grimpe pour se donner en spectacle. Célimène entre en scène en faisant la roue. Tout est surprenant et pourtant naturel.
L'arrivée d'Arsinoé, l'amie si diamétralement opposée à Célimène, est ponctuée de lumières vertes. Les actions s'enchainent ensuite à la manière d'une corrida. On sent bien combien le narcissisme est un enjeu que rien n'apaise; la tension monte d'un cran.
Célimène me trompe ! La douleur d'Alceste, hurlant à genoux est clairement exprimée, sans le moins du monde être ridicule comme on le voit dans d'autres mises en scène de cette pièce. Plus tard, Acte V - Scène 1 Il confie son désarroi à Eliante : Je suis trahi, je suis assassiné (…) Cémimène me trompe et n'est qu'une infidèle. Ce n'est plus que la ruse aujourd'hui qui l'emporte.
Le public perçoit clairement les émotions. Et pourtant l'humour est toujours prêt à surgir. On devine des allusions discrètes à des jeux de cour d'école., comme le si populaire 1, 2, 3 … soleil ! Chacun joue à cache-cache avec son rival et le rideau de fond de scène ne remplit pas seulement la fonction de coulisses.
Célimène n'est pas aussi frivole qu'on pourrait le croire. D'utiles temps de silence nous donne l'occasion de réfléchir aux paroles qui viennent d'être dites. Et des moments musicaux agissent de même.
On ne peut qu'approuver la satire des mondanités qui aujourd'hui s'épanouissent dans les réseaux sociaux. Les petits marquis paradent tandis que l'amour entre Alceste et Célimène se révèle de plus en plus "impossible".
L'appétit pour la vie dépasse les sentiments de la jeune femme : Moi, renoncer au monde avant que de vieillir ? Et dans votre désir aller m'ensevelir !
Il n'y aura pas de happy end pour Alceste.
A l'inverse peut-être d'Oronte qui pourrait bien s'accommoder de l'affection d'Eliante.
Ce qui est particulièrement réussi dans cette version très moderne, ce sont la satire des travers de notre société et le respect de l'intention de Molière, dont on peut supposer qu'il est lui même un Alceste, toujours sensible, exigeant envers les autres autant qu'envers lui, jamais ridicule, presque attendrissant. Preuve nous est donnée que le comique et le tragique peuvent faire bon ménage.
Cela vaut bien une petite vidéo … que chaque comédien s'empresse de faire après les premiers saluts.
Le Misanthrope de Molière
Adaptation et mise en scène Thomas Le Douarec
Assisté de Caroline Devismes et Virginie Dewees
Avec par ordre d’entrée en scène : Jean-Charles Chagachbanian, Philippe Maymat, Thomas le Douarec, Jeanne Pajon, Justine Vultaggio, Rémi Johnsen, Valérian Behar-Bonnet et Caroline Devismes
Décors David Lionne et Jérome Lebertre, Costumes Marlotte
Lumières Stéphane Balny, Musique Valerian Behar-Bonnet
Vu dans le cadre d’une avant-première au Festival du Mois Molière le 22 juin 2022
En plein air dans les Grandes écuries du Château de Versailles
Festival Avignon 2022 au Théâtre des Lucioles
du 7 au 30 juillet à 15h45
(Relâches les mercredis 13, 20, 27 juillet)
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