Sans la cérémonie des Molières et sans l’hommage particulier rendu à Michel Bouquet lundi dernier il est possible que je n’aurais pas eu entre les mains ce livre fort intéressant, réimprimé en mai 2022 pour l’occasion, et offert par l’académie des Molières aux participants à la soirée.
Le comédien se raconte un peu dans cet ouvrage alternant des chapitres consacrés à Molière et d’autres dans lesquels il confie sa propre expérience. Il nous en dit néanmoins plus sur le grand homme que sur lui et reste discret sur sa vie privée, ne citant que le nom de sa seconde épouse, Juliette Carré, qui fut discrètement présente à la cérémonie. Quelques photos en noir et blanc, pour la plupart anciennes, illustrent les propos et il est complété par une bibliographie choisie.
Il est préfacé par Fabrice Luchini dont on connait l’admiration pour ce grand homme avec qui il a souvent joué. Il avait lu lundi soir un discours dans lequel il fut égal à lui-même, c’est-à-dire autocentré. Au moins n’a-t-il pas rappelé leur point commun, avoir reçu chacun un Molière d’honneur, Michel Bouquet le premier en 2014 et Fabrice en 2016.
L’essentiel de l’intérêt de ce livre tient à la manière dont Michel Bouquet s’exprime et dont il éclaire un petit peu plus la vie du grand dramaturge français qu’on croit connaître comme si les choses allaient de soi. Il souligne que sans le témoignage de La Grange, qui consigna toutes les activités de la troupe, nous ne saurions presque rien de sa vie. Subsistera malgré tout un secret : Jean–Baptiste Poquelin ne s’est jamais expliqué sur l’origine de son nom d’auteur et d’acteur (p. 38).
Il resitue à plusieurs reprises le contexte historique en rappelant combien être comédien était alors peu honorable. Il cite Bossuet : quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ?
Cette opprobre a pour fondement le fait que le comédien, en donnant une place de réalité à une fiction, occupe une position outrecuidante par rapport à la vie.
Molière a eu la chance, comme Michel Bouquet, d’avoir un père compréhensif. En effet il accepta, qu’une fois reçu maître tapissier, son fils lui tourne le dos et qui plus est pour faire carrière dans un domaine déshonorant. Plus encore, ce père l’aidera et aura en retour, à la fin de sa vie, le soutien d’un fils qui n’aura pas oublié l’ouverture d’esprit, la tolérance et les encouragements de celui qui dû affronter le déshonneur d’avoir un fils comédien (p. 142). Aujourd’hui beaucoup de parents sont au contraire très fiers que leur enfant ait embrassé une telle carrière.
La seconde chance de Molière fut qu’en son temps le roi Louis XIV, âgé alors d’une vingtaine d’années, sa mère, Anne d’Autriche, et son frère, étaient friands de théâtre et accordaient leur protection aux troupes de comédiens. Ils les mettent ainsi à l’abri des menaces d’interdiction proférées par les fanatiques de la religion (p.16). On ne dit pas assez que le souverain soutenait Molière. Moi-même je croyais qu’il en fut du contraire alors que ce n’est que bien plus tard que Louis XIV prit le parti de Lully.
Michel Bouquet s’exprime sans filtre. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’extasie pas sur le talent de comédien de Molière, bien au contraire. Il estime qu’il n’était pas doué au départ pour faire carrière : Son absence de talent l’obligeait à avoir du génie (p. 18). Avoir été confronté très jeune avec le théâtre de la rue, si opposé à la clientèle aisée de son père, composée de riches bourgeois, lui donnera des idées de contrastes comiques. Et son talent se nourrira ensuite de ses études de Droit, lui permettant de mettre ses connaissances au service de l’intrigue dans L’école des femmes.
Il analyse pourtant (p. 60) les raisons de son succès : Molière a pris parti pour la comédie, car tout en lui est comique. Dès son apparition sur la scène, il fait rire. Les traits de son visage sont lourds, ses yeux un peu égarés, ses lèvres épaisses et sensuelles. Avec son cou très court, la tête qui rentre dans les épaules. De plus il est atteint d’un hoquet respiratoire. ( …) Il élèvera le genre bien au-dessus de la farce. Ce sera là son génie comique. Une révolution de grande ampleur.
Molière favorisera le naturel, les échanges vifs et fluides, un rythme plus contemporain, au risque de déplaire à Corneille qui, lui, recherche une diction emphatique du vers, un peu artificielle (p. 58).
Pendant les douze premières années, Molière mènera une existence de troupe ambulante, témoignant que le succès ne fut pas immédiat. Mais il mettra cette période à profit pour identifier ses erreurs et ne plus les commettre. Les choses ne lui furent jamais faciles. Michel Bouquet évoquera les soucis qu’il aura plus tard avec Racine, et surtout Lully, aggravant son état de santé à la fin de sa vie. Il fut aussi victime de jalousie. Il rapporte l’anecdote absolument terrible d’un marquis mettant le visage de Molière en sang pour se venger de cette petite phrase glissée dans la Critique de l’École des Femmes, ridiculisant un personnage de marquis pour son manque d’esprit en lui faisant répéter indéfiniment pour appuyer son faible jugement : tarte à la crème (p. 14).
C’est en 1658 que le déclic opère, avec Le Docteur amoureux qui est joué devant le roi qui le lendemain, donne ordre que la troupe s’établisse à Paris et lui accorde la salle du Petit–Bourbon, en alternance avec les Comédiens italiens. À l’époque, Paris ne compte que trois troupes : l’hôtel de Bourgogne, le Marais et les Italiens de Scaramouche.
Plus tard il donnera une comédie ballet à Vaux-le-Vicomte intitulée Les fâcheux. J’apprends à cet égard ce qu’est un « ambigu » : un buffet présentant ensemble la totalité des plats de la soirée, sucrés comme salés (p. 73). Il s’essaie à la tragédie pour satisfaire Madeleine Béjart et parce que c’est alors le genre noble du théâtre (p. 55) mais il revient vite à la comédie.
Son écart d'âge avec Armande Béjart le préoccupera et sera au cœur de l’École des Femmes, écrit l’année de leur mariage. Michel Bouquet passe en revue tous les grands rôles du théâtre de Molière en pointant combien les personnages réagissent souvent avec une grande bêtise, c’est ce qui les rend si ambigus, beaucoup moins solides qu’il ne paraît, ajoute-t-il page 88.
Au sujet de Tartuffe, certains historiens pensent que si Molière ose porter sur scène un sujet aussi explosif cela ne peut être qu’avec les encouragements, voire les instructions du roi lui-même qui veut régler ses comptes avec les dévots (p. 78). En cela, estime Michel Bouquet, Molière est un héros immense par son audace. Mais le roi laissera censurer la pièce, pour s’assurer que les dévots lui accordent une tolérance sur les écarts de sa vie privée.
Dans Tartuffe les dialogues sont drôles et terrifiants à la fois, montrant la puissance de l’endoctrinement, celle de la bêtise aussi nous dit Bouquet (p.81). Le comédien interprètera pour la première fois de sa vie le rôle d’Orgon à l’âge de 92 ans, en septembre 2017. Il est théâtralement difficile à jouer parce qu’il doit émaner du personnage une forme de médiocrité.
Plus loin il ajoute c’est un vrai gangster, il a la simplicité que lui prête Gérard Depardieu qui l’a très bien joué au cinéma. Permettez-moi sur ce point de rétablir la vérité. Gérard Depardieu le créa d’abord sur la scène du Théâtre national de Strasbourg, le 5 janvier 1984, dans la mise en scène de Jacques Lassalle, fraîchement nommé à la tête de ce théâtre. François Périer était Orgon, André Wilms jouait Damis et … Elisabeth Depardieu incarnait Elvire. Je travaillais alors dans ce théâtre et je garde de cette période (qui se prolongea ensuite au Théâtre de la Ville) un souvenir très précis et très heureux. Quelque mois plus tard Gérard Depardieu l’immortalisa en assurant lui-même la réalisation cinématographique.
À propos de Don Juan, qu’il n’a jamais interprété, Michel Bouquet nous dit qu’en créant un personnage aussi outrancier, Molière montre l’étendue de son désespoir et met à nu son cœur meurtri, malgré la joie féroce et l’ironie noire que contient cette pièce (p. 92). Il faut voir dans la révolte de Don Juan celle de son auteur. Chaque pièce de Molière est un règlement de comptes avec lui-même, ajoutera-t-il plus loin.
Le Misanthrope est le troisième volet du triptyque en prenant (encore une fois) comme matière vive ses déceptions intimes, sa solitude, son mariage raté qui ressemble presque à une rupture (p. 103). Le ton de Bouquet est sans appel : Encore aujourd’hui je ne sais pas comment faire sentir à quel point on peut, comme Alceste, être à la fois intelligent, et bête la seconde d’après. Cette pièce au fond ne m’a jamais tenté, parce qu’elle me semble un peu inutile (p. 110).
L’avare est d’un modernisme stupéfiant, la première œuvre au monde dans laquelle le héros s’adresse directement au public. (…) C’est une pièce de fin de vie où les quiproquos tournent à la folie totale. On penserait presque à lui Woody Allen ! peut-on lire page 132.
Quand il découvre Le Malade imaginaire, le public ne se rend pas compte qu’il est face à un être qui va mourir pour de bon et qui en est conscient, quelques heures après la quatrième représentation le 17 février 1673, à seulement 51 ans (p. 149).
Molière aura été un excellent chef de compagnie. Il partage les bénéfices, instaure douze parts, inaugure ainsi un système de répartition des recettes et un régime de sociétaires qui, encore aujourd’hui, et celui de la Comédie-Française (p. 48). Après sa mort, Armande achète un théâtre rue Guénégaud pour attendre tant bien que mal la fusion de la troupe avec celle de l’hôtel de Bourgogne. Cette fusion donnera naissance en 1680 à la Comédie-Française (p. 153).
Molière a eu l’intelligence de réussir le pari de plaire tout en parvenant à corriger les hommes en les divertissant (p. 169). Notre siècle manque d’un auteur de cette carrure pour parvenir à faire prendre conscience de l’urgence à nous préoccuper d’écologie.
Michel Bouquet lève modestement le voile sur ses propres origines. On apprend qu’il était un enfant extrêmement rêveur, timide, et probablement dépressif, pour qui la vie c’est un tunnel, on y entre et on ne voit jamais le jour. Ma manière de me révolter fut de ne rien apprendre. (p 28).
Cet enfant rebelle mais pas querelleur devint apprenti pâtissier. Mais sa mère, passionnée de théâtre, lui fait découvrir les pièces du répertoire de la Comédie Française et de l’Opéra comique. Alors, soudain, la fiction lui devient réalité. Un jour il sonne à la porte de Maurice Escande et sa vie bascule, une rencontre qui selon lui tient du miracle. Cela, je le savais déjà. Je l’avais entendu de Maxime d’Aboville dans le très sensible spectacle-hommage Je ne suis pas Michel Bouquet au Poche Montparnasse.
Mon apprentissage de la lecture a été très compliqué. Il m’arrivait de lire dix fois la même phrase de grands auteurs comme Gogol, Proust, de relire cent fois un passage pour en comprendre le sens. J’aimerais que le spectateur soit sensible à ce que la pièce ne dit pas, à ce qu’elle laisse en suspens (p. 142).
On ne peut néanmoins pas tout encenser de ce grand comédien. Son point de vue sur le théâtre peut heurter : le théâtre n’est pas fait pour l'acteur mais pour l'auteur et le public (p. 17). Il n’est sans doute de son point de vue pas davantage fait pour le metteur en scène à qui il reproche de se vouloir prépondérant par rapport à l’œuvre. Je ne le tolère pas. (…) Le metteur en scène doit respecter l’auteur, il doit aider l’acteur à charger de chair la pensée et le texte de l’auteur (p.98). De tels propos me font douter de la facilité à le diriger sur scène. Celui qui avait juré de ne jamais arrêter le théâtre dû pourtant s’y résoudre.
Michel Bouquet raconte Molière, Editions Philippe Rey, édition originale mars 2017
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