Il y a eu une certaine pression (amicale, je dois le reconnaitre) pour que je vienne voir Deux mains la liberté au Studio Hébertot qui est, je le précise tout de suite, un excellent spectacle, formidablement bien interprété.
J’en ai donc vite parlé autour de moi sans me douter que j’allais essuyer une pluie de quasi reproches : mais comment donc, tu ne connaissais pas cette histoire ? ! Tu n’as pas lu le livre de Joseph Kessel, Les mains du miracle (Gallimard, 1960, réédité en Foliio en avril 2013) ?
Les mieux informés invoquaient l’ouvrage de l’historien François Kersaudy dans le livre approfondi qu'il a consacré à l'affaire en 2021. Cette histoire est connue de tout le monde. La meilleure preuve est que ce soi-disant médecin (il était masseur) Felix Kersten, a été cité à 7 reprises pour le Prix Nobel de la paix et ne l’a jamais eu.
Je me suis donc plongée dans de (petites) recherches historiques afin de comparer ma prise de notes à ce que je pouvais glaner comme informations. Il est vrai que les faits sont abondamment documentés et on peut dire que grosso modo Antoine Nouel a respecté la vérité historique.
Ce qu’il faut savoir : Himmler, avec l'aide de Reinhard Heydrich, son adjoint direct de 1931 à juin 1942, porte la responsabilité la plus lourde dans la liquidation de l'opposition en Allemagne nazie et dans le régime de terreur qui a régné dans les pays occupés ; les camps de concentration et d'extermination dépendaient directement de son autorité et il a eu la charge de mettre en œuvre la Shoah. En fuite après la capitulation allemande, il est arrêté par les troupes britanniques, mais parvint à se suicider à l'aide d'une capsule de cyanure au moment même où son identité est découverte, échappant ainsi à la justice.
Felix Kersten, né en 1898 à Tartu (gouvernement de Livonie) et mort en 1960 à Hamm (Allemagne), est un masseur, médecin en thérapie manuelle, qui a soigné des membres de la famille royale des Pays-Bas, ainsi que le chef des SS, Heinrich Himmler. En utilisant son influence auprès de lui il a, entre autres, obtenu la libération de milliers de prisonniers détenus dans des camps de concentration. On estime à 100000 personnes de diverses nationalités, dont environ 60 000 Juifs le nombre de personnes sauvées au péril de sa vie.
Il n’empêche que la personnalité de cet homme de science est pour le moins ambigüe d’autant qu’il a tiré des avantages personnels à l’amitié qu’il a nouée avec Himmler. Sur le plan éthique, on peut s’interroger sur ses motivations puisqu’il n’a pas d’emblée exprimé de quelle manière il attendait rémunération pour ses services. On peut aussi estimer que s’il n’avait pas été guéri de ses souffrances, Himmler n’aurait peut-être pas pu (d’ailleurs le personnage le dit dans le spectacle) travailler aussi bien et avec autant d’efficacité et que donc il y aurait eu moins de victimes. Bref, quoi qu’il en soit, je ne vais pas m'appesantir et ne veux pas refaire l’histoire avec un grand H puisque derrière cette majuscule tout est complexe et tortueux. Je ne veux juger que l’aspect artistique.
Encore une fois, ce spectacle est excellent parce qu’il tient le public en haleine, parce qu’il est fondé sur des faits réels (quoique connus de ceux qui s'intéressent à cette période), ce qui donne à cette trame narrative qui demeure effectivement étonnante et qui a priori pourrait passer comme une affabulation, une cohérence et une crédibilité tout à fait honorables.
J’ajouterai que la création s’inscrit dans une vraie histoire d’amitié. Les trois interprètes se connaissent de longue date. Ils travaillent souvent sur des doublages son.
C’est le comédien Philippe Bozo (qui interprète Himmler) qui signe la bande-son. Le fait d’avoir choisi une musique assez rythmée, qui évoque les films d’aventure américains, pour accompagner l’entrée du public et de la faire suivre par l’annonce de la libération des prisonnières du camp de Ravensbrück (qui sera attribuée à l’influence de Kersten) est tout à fait judicieux parce qu’on installe un certain côté positif qui correspond à l’esprit que le metteur en scène a sans doute voulu transmettre.
L’image du train, des rails, l’entrée (ultra connue) de Auschwtiz, reconnaissable à l’inscription Arbeit macht frei (qui figurait aussi à Dachau, Gross-Roben et Sachsenhausen) met le spectateur en condition … même s’il ne s’agit pas de Ravensbrück dont l’entrée était différente. J’ignore à quoi correspond le bruit de cloches. Disons qu’il annonce l’entrée des personnages.
Ensuite, la mise en scène est sobre. Les rencontres entre le médecin et son patient peu ordinaire se succèdent avec quelques brefs entretiens avec le secrétaire particulier d’Himmler, dont on a raison de souligner son rôle actif dans le sauvetage des prisonniers. Malheureusement la justice ne lui en saura aucun gré puisque Kersten ne réussira pas à lui éviter la pendaison.
Le jeu des comédiens est intéressant. Les rôles ne sont pas faciles à endosser et aucun ne verse dans la caricature. Même le personnage d’Himmler est très proche de la réalité, notamment au niveau physique, avec sa coupe de cheveu si particulière et ses lunettes rondes. Bien entendu les costumes sont eux aussi irréprochables. En tout cas chacun est crédible et c’est l’essentiel. Le soir de ma venue c'était Éric Aubrahn qui interprétait Brandt mais je suis certaine que Franck Lorrain (que j'ai déjà vu sur scène) est tout autant excellent.
Quelques notes d’humour ponctuent aussi des répliques qui contribuent à alléger un spectacle qui aurait pu être insoutenable étant donné le sujet. Ainsi doit-on d’entendre que les Anglais c’est pas pour rien que Dieu les a mis sur une île.
Je n’ai pas été dérangée par l’aspect exagérement « sympathique » de Himmler, à chaque fois qu’il consentait à des libérations. Le fait qu’il ne veuille pas les accorder toutes mais que son aide de camp majore le nombre fait sourire sans arrière-pensée car on sait bien -à ce moment là- que nous sommes au théâtre. On sait que la réalité fut autrement plus horrible mais on peut la mettre de côté un instant. Si on accepte cette position, on peut alors apprécier les subtilités de jeu et c’est ce pour quoi on est venu. Ou alors, lisons un compte-rendu historique.
Je n’ai pas davantage été choquée par les qualificatifs pompeux du nazi traitant son bienfaiteur de magicien, génie, et même de Boudha magique. L’entendre parler d’amitié sans être contredit est plus malaisant. Et plus tard lorsque s’adressant au public il demande Et vous qu’est-ce que vous feriez à ma place ? … On réfléchit à la question. Aurions-nous trouvé une solution pour que toute cette horreur s’arrête ? Sans doute non, sinon la catastrophe actuelle (de la guerre d’Ukraine) n’aurait pas commencé. Et c’est là aussi que le spectacle résonne dans l’actualité.
Nous sommes sans doute un instant perdus dans nos pensées quand Antoine Nouel regarde ses deux mains et nous parle de liberté alors que le rideau est tiré. On pense à la sublime affiche du spectacle. On croit la représentation terminée et on applaudit. Mais il reste des moments à partager.
L’emploi du Chant des partisans alors que s’égrène la liste de ceux qui survivront est riche d’émotion. Surtout si on sait que la musique a été composée en 1941 par Anna Marly pour devenir l’hymne de la Résistance pendant l’occupation nazie. Deux ans plus tard, ce sont Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon qui écrivirent les paroles. La mélodie, sifflée, devint l’indicatif d’une émission de la France libre diffusée par la BBC. Les jeux de lumière sont eux aussi très réussis.
Le public sera convaincu par le propos autant que par l’interprétation. Il n’y a pas à hésiter à qualifier ce spectacle de nécessaire. Et je suis heureuse de pouvoir d’ores et déjà annoncer sa reprise au Théâtre Lepic à partir du 13 décembre.
Deux mains, la liberté
De Antoine Nouel avec la participation de Frank BauginMis en scène par Antoine Nouel
Avec Antoine Nouel, Philippe Bozo et Franck Lorrain en alternance avec Éric Aubrahn
Lumière : Denis Schlepp
Son et images : Philippe Bozo
Au Studio Hébertot depuis le 1er septembre au
78 bis Boulevard des Batignolles - 75017 Paris Du jeudi au samedi à 21 heures
Le dimanche à 14 h 30
Le dimanche à 14 h 30
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