Je l’ai déjà avoué, je ne me précipite pas sur un livre (un film, une pièce de théâtre ou une exposition) qui a pour sujet un des grands conflits internationaux. J’ai la guerre en horreur et je n’ai pas du tout envie qu’on me force à me replonger dans ce qui fut (aussi) des souvenirs familiaux.
Je me rappelle trop bien ce que mon grand-père en disait. Coupant court aux confidences et aux apitoiements, il répétait qu’aucune guerre ne valait d’être faite. Qu’aucune bataille ne méritait une médaille. Il avait -en toute cohérence- refusé la Croix de guerre.
Il était cependant patriote, mais il avait été, je crois, écœuré par le comportement de l’état-major et comprenait qu’on ait pu vouloir déserter, non par manque de courage mais dans une sorte de mouvement de rébellion. Plus tard, quand l’amitié franco-allemande fut à l’ordre du jour, le sujet restait encore tabou, mais pour cette même raison que je lis (p. 38) : Heureusement qu’on détestait les boches sinon comment aurait-on fait pour tenir ? (…) si on avait su qu’un boche c’était rien qu’un Français qui parle allemand on aurait eu du mal à continuer à leur tirer dessus.
Si j’ai lu le livre de Gilles Marchand c’est parce que j’ai beaucoup de respect pour cet auteur que je connais depuis qu’il a été remarqué en 2016 par Hors Concours pour son premier roman. J’apprécie son humanité. J’ai décidé de lui faire confiance. Et je n’ai pas été déçue.
J’ai retrouvé cette problématique des soldats traqués pour avoir cherché à éviter les combats dans Le soldat désaccordé et plusieurs aspects dont on ne parle pas beaucoup et qui tenaient à coeur à mon aïeul.
Paris, années 20, un ancien combattant est chargé de retrouver un soldat disparu en 1917. Arpentant les champs de bataille, interrogeant témoins et soldats, il va découvrir, au milieu de mille histoires plus incroyables les unes que les autres, la folle histoire d’amour que le jeune homme a vécue au milieu de l’Enfer. Alors que l’enquête progresse, la France se rapproche d’une nouvelle guerre et notre héros se jette à corps perdu dans cette mission désespérée, devenue sa seule source d’espoir dans un monde qui s’effondre.
Le thème est original et magnifiquement traité. Qui mieux qu’un ancien soldat serait plus compétent pour retrouver un combattant disparu ? A t-il déserté ? Fut-il agent secret ? Est-il mort ou vivant ? Aurait-il perdu la mémoire ? A t-il émigré outre-Atlantique ? Sa disparition est-elle naturelle ?
L’enquêteur connaît parfaitement les arcanes de l’armée et de l’administration. Et pourtant il va découvrir des pans entiers (et sombres) de notre historie nationale. Il sera tout comme nous choqué par le comportement d’un certain docteur Robert, repérant les trouillards et les déserteurs en les soumettant à des électro-chocs.
A l’inverse, il appréciera les confidences du médecin major Adolphe Menu, obsédé par les horaires, mais qui trouva à Joplain un prétexte pour qu’il se repose. Il prendra le temps de savourer avec lui un verre de Pessac-Léognan (p. 72), détail amusant pour moi qui ai découvert cette AOP tout récemment.
A propos de médecine, il pointera combien l’état des hôpitaux est catastrophique en 1941 (p. 200). J’ai appris beaucoup de choses en lisant ce roman et je reconnais que cette lecture est nécessaire pour mieux comprendre ce que fut ce conflit. Si je savais que des soldats anglais, écossais ou belges avaient combattu aux côtés des français, j’ignorais que nous n’avions eu aucune honte à faire appel aux Amérindiens parce que leur allure créait la surprise (p. 123) alors que peu de temps auparavant on les « montrait » dans des foires, sans tenir compte de leur condition humaine.
Il est bon aussi de rappeler quelques chiffres. Leur niveau est monstrueux. La bataille aura coûté aux Français 378 000 hommes (162 000 tués, plus de 101 000 disparus et plus de 215 000 blessés, souvent invalides) et aux Allemands 337 000. Quand on remarque le nombre de disparus on se dit que le sujet choisi par Gilles Marchand est loin d’être exceptionnel. Et on comprend qu’ils furent nombreux à se chercher de part et d’autre.
A ce triste bilan il faut ajouter le nombre de morts par suite de la grippe espagnole, pas moins de 200 000 en France à la fin de la première Guerre Mondiale et 30 à 50 millions à travers le monde, certaines réévaluations montent jusqu’à 100. A titre de comparaison le COVID aurait à ce jour fait 15 millions de victimes dans le monde.
Le décès de la femme du soldat enquêteur par la grippe est donc lui aussi plus que plausible. Outre ces considérations relatives aux conditions sanitaires générales on constate aussi combien le concept de stress post-traumatique n’était pas du tout considéré. C’est manifestement ce dont souffrit Lucie Himmler, figure archétypale des blessés oubliés de la Grande Guerre. Rien d’étonnant à ce qu’elle puisse être considérée comme une sorte de dame blanche, dite « fille de lune » dans le roman.
Gilles Marchand n’édulcore pas la condition des femmes après la guerre. Si la société a été bienheureuse de les solliciter pour remplacer les hommes partis au combat elle n’a pas été tendre avec elles au retour des hommes qui ont réclamé à reprendre leur place, quand ceux-ci étaient suffisamment valides. Si notre héros est devenu enquêteur c’était en premier lieu parce qu’il n’avait plus son emploi : La compagnie trouvait qu’un conducteur manchot, ce n’était pas rassurant pour les passagers (p. 32). Quant à sa femme, elle a fini comme la plupart des autres femmes : reléguée à une tache subalterne.
Le travail de l’auteur est remarquable parce qu’il traite un grand nombre de sujets tout en ne lâchant pas le fil conducteur qui est l’enquête pour retrouver Émile Joplain que le lecteur cherche lui aussi à cerner, car être romantique et poète n’explique pas tout. Ce qui est particulièrement réussi c’est de parvenir à nous captiver (aussi) par cette histoire d’amour entre Émile et Lucie qui, elle aussi est à sa recherche.
Et si la guerre fut partout cruelle elle le fut peut-être avec encore plus d’acuité dans cette région qu’on voulait récupérer à tout prix. Combien d’Alsaciens, enrôlés de force dans l’armée allemande en ont été traumatisés ? On les appela ensuite les « malgré nous ». Mais il y eut aussi ceux qui s’étaient sincèrement senti allemands et qui après la guerre n’ont pas réussi à se réjouir d’être français. Gilles Marchand a raison de les évoquer : En sortant de son bureau, je me suis senti bête, j’ai pris conscience que je ne m’étais jamais réellement posé la question de l’Alsace. Jamais posé la question des Alsaciens. J’avais tué pour récupérer ces régions, j’avais estimé que cela était juste. Et j’avais obéi aux ordres (p. 94).
Ajoutez à tout cela une écriture précise au service de descriptions cinématographiques et d’une histoire d’amour romanesque qui, combinée à une analyse socio-économique parfaitement documentée, compose un bel hommage aux femmes et aux hommes de cette époque sans nous en cacher l’horreur. Et qui nous fait réfléchir sur les épreuves que traversent d’autres pays en ce moment.
Enfin une couverture aussi belle qu’originale qui est tout à fait dans dans le style de cet éditeur.
Le Soldat désaccordé de Gilles Marchand, Aux Forges de Vulcain, en librairie depuis le 19 août 2022
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