Avant d’entrer dans la salle pour voir Le mal n’existe pas, écrit et réalisé en japonais par Ryusuke Hamagushi, ont j'avais beaucoup aimé le précédent film, Drive my car, on m’a prévenue que beaucoup de spectateurs s’interrogeaient sur la fin du film, ne la comprenant pas, pas davantage que le titre du film, et qu’on espérait que je saurais les décrypter.
Takumi et sa fille Hana vivent dans le village de Mizubiki, près de Tokyo. Comme leurs aînés avant eux, ils mènent une vie modeste en harmonie avec leur environnement.Le projet de construction d’un "camping glamour" dans le parc naturel voisin, offrant aux citadins une échappatoire tout confort vers la nature, va mettre en danger l’équilibre écologique du site et affecter profondément la vie de Takumi et des villageois...
Il est probable que les projections suivies d’un débat seront éclairantes. Je suis certaine que ce sera passionnant. Pour ce qui me concerne j’ai été ultra attentive, plus que d’habitude. On m’a demandé la réponse à la sortie en me suppliant de ne pas révéler la fin. J’ai surmonté le challenge en disant qu’il suffisait de regarder l’affiche dans laquelle tout est dit. Mais je n’ai pas pensé aux daltoniens …
D’abord il faut se référer au titre original, Evil doesn’t exist, Le diable n’existe pas, que j’interprète de la manière suivante : c’est l’homme qui est seul responsable de ce qui (lui) arrive, et en aucun cas la malchance ou même le hasard. Il faut savoir que ce titre ayant déjà été utilisé on ne pouvait plus l'employer pour le film du cinéaste japonais. Le Diable n'existe pas, réalisé par Mohammad Rasoulof, racontait quatre histoires dans l'Iran d'aujourd'hui.
N’oublions pas non plus que le cinéaste nous a annoncé une fable écologique … et politique. Il est donc important de le regarder sans y chercher 100% de réalité, et donc accepter certains faits qui pourraient être qualifiés de paranormaux. Enfin il ne s’en cache pas, il sème des indices tout au long de la narration qui, à l’origine était destinée à accompagner une composition d’Eiko Ishibashi avant de devenir une oeuvre indépendante, enfin pas tout à fait.
Je ne vais pas raconter la fin, bien entendu mais je vais souligner quelques éléments pour vous aider à regarder le film, et qui d’ailleurs sont presque tous dans la bande-annonce que je viens de visionner par acquis de conscience :
- Les couleurs de chaque mot du titre au générique, dont le bleu et le rouge (sur le mot NOT), procédé qui rappellera aux cinéphiles le style de Jean-Luc Godard,
- La couleur bleue du vêtement de la fillette et celle rouge orangé de l’anorak porté par Takahashi,
- Les plumes, symbole de paix, de liberté d’esprit, et de puissance occulte positive,
- Les coups de feu que l’on entend au loin,
- La dangerosité des épines de l’épine-vivette contre laquelle le père met sa fille en garde,
- La puissance des feuilles du wasabi sauvage,
- La récurrence avec laquelle la petite fille rentre seule de l’école à travers bois,
- La majesté des cerfs, mais l'avertissement oral qu'un cerf blessé peut devenir dangereux et charger,
- Le cadavre d’animal que l’on croise deux fois,
- Le désir de retour à la nature du duo d’employés du promoteur du glamping,
- La voracité du promoteur (plan magnifique d’humour le montrant fumant une cigarette dans l’exacte posture de son portrait, accroché juste derrière),
- La dématérialisation des ordres donnés par écran interposé et les confidences dans la voiture auxquelles nous assistons en suivant les personnages de dos,
- Evidemment le long travelling des premières minutes en contre plongée sous les arbres, nous montrant un ciel abritant ce qu’on pourrait qualifier de forces divines, de même que la chaumière et la mère absente qui évoquent des contes traditionnels,
- Cet autre travelling au cours duquel la fillette resurgit miraculeusement sur les épaules de son père.
Et surtout n’oublions jamais que même si on entend dire que le réalisateur n'avait pas d'intention particulière il a malgré tout annoncé une fable écologique … et politique.
Avez-vous jamais regardé les arbres en contre-plongée ? Ce sont les yeux d’une enfant, sorte de petit ange en prise directe avec la nature qui traversera le film qui commence par un très long plan muet, sans paroles ni musique, juste coupé par le générique qui apparaît page après page.
Takumi nous est montré en prise directe avec la nature dont il prélève les ressources nécessaires à sa subsistance et à celle d’un groupe de villageois qui apparaît comme un clan. On les perçoit plus ou moins végétariens, se nourrissant de pâtes Udon aromatisées de wasabi sauvage. Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ces pâtes je vous renvoie à l'article que j'ai écrit en octobre 2016 à leur propos. Ils vivent dans un espace jusque là "protégé", en symbiose avec la nature, plus ou moins en autarcie, même s’ils roulent avec des voitures (donc polluantes), qu’ils vont à l’école, et que leurs enfants jouent à 1, 2, 3 soleil, comme partout dans le monde. Mais ce qui ressort c’est que les nouveaux venus sont acceptés par les anciens pourvu qu’ils partagent le même respect pour l’environnement. Personne dans le village n'hérite d'un droit ancestral sur la forêt. Tous sont des pionniers, et c'est cette condition partagée de nouveaux-venus qui les pousse à veiller au grain.
L’homme connait la forêt et y donne régulièrement des leçons de botanique à la fille qu’il élève seul, après le départ de sa femme, peut-être décédée. On ne le saura pas. Il a aussi des dons pour le dessin, et, on le découvrira plus tard, un sens aigu des la rhétorique sans employer des mots mais en mettant ses ennemis en situation. Les choses auraient pu bien tourner car on sent que les émissaires du promoteur sont convaincus du bien fondé de la position des montagnards. Mais la nature ne croit sans doute pas à ce revirement de position. Elle se défendra avec ses propres moyens.
La guerre est déclarée sans éclat de voix mais on sent que derrière les sourires et les formules de politesse les villageois sont déterminés à ne pas laisser saccager leur milieu. Ils ont compris la véritable motivation du promoteur d’encaisser les subventions post-Covid et de faire des bénéfices sur leur dos en saccageant la nature, absolument indifférents aux soit-disant bénéfices que l’opération apportera à l’économie locale. C’est assez surprenant pour nous, européens au tempérament sanguin, de voir cette assemblée en chaussons écouter sans piper les promesses de l’ancien acteur devenu assistant du promoteur, questionner sans élever la voix, s’opposer calmement, mais fermement. On aurait des leçons de dialectique à suivre ! Le calme ne vaut pas acceptation. Il y a donc plusieurs manières de ne pas consentir.
Leurs revendications n’en ont que plus de force pour exiger, avant de reprendre la négociation que le projet prévoit le déplacement de la fosse septique, une clôture de plus de trois mètres pour dissuader les cerfs de traverser le terrain de glamping, un gardiennage constant pour éviter les incendies consécutifs à des barbecues mal maitrisés. Si bien que les citadins, pourtant polis à l’extrême, vont devoir encore davantage y mettre les formes et user de courbettes pour tenter d’emporter l’adhésion.
L’effort ne sera consenti que sur un point de détail, le gardiennage. Les écologistes seront-ils dupes ? Takumi est pressenti pour être celui qui fera basculer le point de vue. C’est un homme simple, dont la sagesse, la compétence et la gentillesse ont fait de lui l’homme à tout faire des gens du coin. Derrière la modestie de la formule, on peut entendre aussi qu’il est capable de tout.
Le promoteur aura beau avoir la "nice idea" de tenter de le corrompre en lui offrant un poste de gardien, celui-ci ne se laissera pas séduire. Il commencera par refuser la bouteille de vin censée être un cadeau de politesse. Il va patiemment amener les deux émissaires à comprendre sa vision des choses. Mais il n’est pas le seul à œuvrer. La nature elle-même joue sa partition. L’épine-vivette va blesser la jeune femme. La forêt retiendra la petite fille. Le cerf blessé chargera. Le bûcheron deviendra comme fou et commettra l’irréparable pour sauver le domaine.
Ne concluons pas hâtivement que la responsabilité de nos malheurs incombe au diable (le mal). Il n’existe pas. Seuls les hommes sont responsables.
Le film est riche de multiples analyses de comportement. La scène qui se déroule dans le huis-clos de la voiture conduisant Takahashi et son assistante au village est construite habilement. Le spectateur omniscient est invité dans l’intimité de leurs réflexions à propos de la vie, des rapports humains et de séduction, de l’égalité hommes-femmes. On remarquera que l’homme, qui semble avoir tiré un enseignement de 17 années d’assistanat se croit malin en affirmant que la chance sourit à ceux qui ne courent pas après. C’est injuste mais c’est comme ça, ajoute-t-il pour mettre en garde sa collègue. Quelques minutes plus tard il considérera qu’avoir réussi à fendre une bûche est le signe d’une chance à saisir pour changer de vie.
Je ne dirai rien de la musique, pourtant essentielle et au coeur du sujet. J’avoue ne pas avoir réussi à être attentive à tout. Ma sensibilité est plus forte dans l’image que dans le son. La beauté de certains plans m’a éblouie. J’aurais juré sentir la bonne odeur de la cuisson des pâtes quand le cuisinier soulève le couvercle de son chaudron.
Bien sûr il y a aussi quelques incohérences. Quand on observe à la loupe comme je me suis astreinte à le faire on remarque un changement de vêtement entre deux séquences censées se dérouler l’une après l’autre dans la même demi-journée. Et surtout j’ai été agacée, comme je le suis toujours, par le fait que tout le monde porte des vêtements neufs. Avez-vous jamais vu un bûcheron travailler en forêt à longueur d’année avec une tronçonneuse rutilante, transporter ses bûches dans une brouette qui n’est marquée d’aucune égratignure, et dont les gants sont exempts du moindre gramme de poussière ? Au théâtre, la patine a le temps de s’installer d’une représentation à une autre. Au cinéma, non. Quand les costumiers et les accessoiristes songeront-ils à intégrer ce paramètre ?
Ce film reste magique en ce sens qu'il évoque des forces occultes, appelons les comme on veut. Le forestier acceptera le sacrifice. En contrepartie l’ennemi sera éliminé. Ce n’est pas le diable (sous-entendu la malchance) qui est responsable. C’est seulement l’homme.
Quand je disais que la réponse figurait dans l’affiche c'est parce que je la lis comme un triangle dont un côté place sur une même ligne de mire le père, le cerf, la fille au centre, et l’eau, aussi vitale pour les villageois qui ne veulent pas la voir polluée par les eaux usées que pour les animaux qui ne traverseront pas ailleurs.
Sur le fond comme sur la forme, je reconnais malgré tout que le film est déroutant, oscillant entre comédie et tragédie, ironie, humour et poésie, opposant langue de bois et vérités profondes.
Le mal n'existe pas de Ryusuke Hamaguchi, écrit et réalisé en japonais par Ryusuke Hamagushi
Ours d'or de la Berlinale 2020
Lion d'Argent Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise
Compétition Officielle au Festival de Toronto
En salles en France depuis le 10 avril 2024
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