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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

vendredi 31 octobre 2025

Un été chez Jida de Lolita Sene

J'ai connu Lolita Sene par son dernier roman, Seules les vignes, qui m'a "naturellement" donné envie de lire le premier, d'autant qu'il avait été retenu dans la sélection 2025 des 68 Premières fois. Un été chez Jida, est un libre bouleversant, un de plus pour dire le calvaire d'une petite fille victime d'inceste.

C'est un roman un peu hybride, donnant la parole à plusieurs personnages qui tous s'adressent au double fictionnel de l'auteure et qui prennent la parole sans nécessairement respecter la chronologie. On se perd un peu, ne sachant plus qui parle et à qui (par exemple p. 102-103) mais il ne fait aucun doute que le contexte est grave.

On a aussi du mal à discerner le sujet du roman qui oscille entre la description d'une famille, un plaidoyer envers la condition des harkis mis à l'index de part et d'autre : les Arabes jugent les harkis en traitre, les Français nous prennent pour des envahisseurs (p. 35) et la révélation de plusieurs drames, jusqu'à la répétition d'une scène entre un oncle et sa nièce en Californie, sous les yeux de la narratrice, et qui s'ajoutent à celui dont elle fut la victime.

Les faits la concernant sont évoqués à plusieurs reprises, à chaque fois à demi-mots, au début du roman puis de nouveau au milieu (p. 117) en faisant intervenir Leila, la mère, dont la fille excuse l'absence, et à qui on fait raconter ce qu'elle n'a pas pu voir puisqu'elle était absente, loin en vacances en Italie. Mais très vite le récit passe à la première personne, révélant qu'Esther a pris la parole.

Lolita Sene nous fait entrer dans un monde vivant en vase clos, parfois joyeux, où les préparatifs prennent plus de temps que ne dure la fête. Où le plat de fête des déjeuners estivaux est un couscous kabyle aux fèves arrosé d'huile d'olive.

Elle décrit un monde qui est aussi marqué par la noirceur. Où les adultes ne prennent pas le temps d'éduquer les enfants. Où les violences qu'on inflige aux filles sont accablantes (p. 35). Où les garçons sont largement préférés et ont tous les droits, surtout le petit dernier, le préféré. Où Jida ordonne tout depuis son silence (p. 18).

Le lecteur est plutôt désarçonné parce que si le personnage principal finit par dénoncer l'inceste à la police le livre est jonché de propos atténuant la responsabilité du criminel, à commencer par l'avertissement qui précède le récit : Ici, on ferme les yeux et on murmure Maktoub en levant les mains au ciel.

Il est important de rappeler qu'il s'agit d'un crime, au regard de la loi, et constitue une circonstance aggravante d'autres infractions. La réclusion criminelle est ainsi portée de de 7 à 10 ans pour les agressions sexuelles sur mineur de moins de 15 ans (Art.222-29-3 du Code pénal) et de 15 à 20 ans en cas de viol (Art.222-24 du Code pénal).

Toujours est-il que, sous couvert d'expliquer le déroulement des faits et leur engrenage, Lolita Sene semble avancer des "justifications" davantage que des preuves de culpabilité. En premier lieu à l'égard de cette grand-mère pointée dans le titre, Jida, qui avec "son indifférence et ses gestes autoritairespunit Esther (qui n'est encore qu'une enfant) de la liberté prise par sa mère en fuyant à 16 ans pour éviter un mariage forcé (p. 14).

Le comportement de cette femme est ambigüe. Est-elle une mère dépassée ou aimante ? Décrite comme un petit oiseau aux pattes cassées (p. 29) continue à bientôt 60 ans, d'idolâtrer son père mort depuis 30 ans. 

Lolita, pardon Esther, avait été un bébé capable de dormir n'importe où, même dans le brouhaha d'un concert, et à qui on s'adressait comme à une adulte, habituée depuis toujours à faire moins de bruit qu'une mouche sur le carreau d'une fenêtre (p. 42).

C'est en toute logique que lorsqu'elle sera abusée, son moyen de défense sera d'apprendre à dormir en surface (p. 22). Elle deviendra le singe qui n'entend pas (…) le singe qui ne parle pas, (…) puis le singe qui ne voit pas.

Jusqu'à ce qu'une cousine brise l'omerta en portant plainte. La bombe est jetée. Esther parle alors mais la famille ne l'écoute pas. La grand-mère soutient son fils chéri. C'est comme çà, avance l'auteure comme si c'était une excuse. Pourtant, si on lui intimait l'ordre de monter à l'étage et d'attendre dans la première chambre (p. 20) c'était bien la preuve qu'on savait. 

Elle fait alors un double constat : elle n'est pas la seule victime, et il est de son devoir de soutenir sa cousine. Elle porte plainte à son tour. Dans une scène surréaliste (p. 126) un commissaire fera pression pour qu'elle revienne sur ses déclarations et obtiendra une lettre de renonciation. Lettre inutile puisque -elle l'apprendra beaucoup plus tard- le procureur décidera de poursuivre l'enquête.

Avec un titre plaçant Jida au centre de l'action on peut aussi penser que l'auteure a souhaité malgré tout rendre une forme d'hommage à cette grand-mère qui a tout de même des circonstances atténuantes, ayant eu 9 enfants … en seulement 12 ans. La fin du roman revient sur son parcours qui nous est raconté avec sensibilité.

Si j'hésite encore à qualifier quel est le thème central je remarque avec joie que les derniers mots sont porteurs d'espoir. La narratrice a réussi à se détacher du passé : je vivrai ailleurs et je m'en tiendrai à ce qui est beau.

Elle a précédemment fait une allusion fugace à sa condition de vigneronne. Ayant lu Seules les vignes avant Un été chez Jida je sais comment la vie a tourné pour elle et je m'en réjouis. Je ne renie pas mes réserves sur l'écriture de ce premier roman, tout de même finaliste du prix Françoise Sagan 2024, et qui appartient à la sélection des 68 premières fois pour 2025, mais je sais qu'une auteure est née et je suis impatiente de découvrir son prochain roman.

En parallèle de son écriture, elle contribue à la revue littéraire George en tant que rédactrice en chef, et elle produit du vin naturel dans le sud de la France, près d’Avignon.

Un été chez Jida de Lolita Sene, au Cherche Midi, janvier 2024

jeudi 30 octobre 2025

Deviens, le nouvel EP d'Andréa Ponti

Andrea Ponti était en concert à Paris le 17 septembre dernier au Zèbre de Belleville pour la sortie de son EP Deviens, et j'aurais adoré pouvoir y aller mais j'étais alors déjà au Mexique.

J'avais été séduite par la voix de Toi aussi, entendue sur le clip de la chanson. L'écoute de tout l'album a confirmé mon impression.

La voix semble joyeuse mais, en interrogeant  Dis-moi que je ne suis pas la seule dont les larmes coulent toutes seules, elle y évoque son hypersensibilité à fleur de peau, ce tempérament que l’on retrouve chez près d’un quart de la population avec cette autre manière de percevoir le monde, toujours "plus" où chaque nuance parait infinie.

Les professionnels y voient l'envol d'une artiste audacieuse qui va compter dans le panorama de la pop française et je partage leur avis. Elle ose, libre, sincère et résolument indépendante. 

On est bluffé quand on réalise que cette carrière d'artiste se concrétise seulement depuis quatre ans, en 2020, alors que ses enfants ont gagné en autonomie et qu'elle décide de réaliser son rêve d'enfant : devenir chanteuse.

Elle ne dit pas quels auront été les éléments déclencheurs, au moment où elle est entrée dans ce qu'elle considère comme la deuxième partie de vie, alors qu'elle prend conscience que le temps est compté et qu'il ne faut rien en perdre. Elle se lance et elle le fait à fond, avec passion, parce qu'elle est une femme de sang et de larmes, comme elle le confie dans Va, vis, deviens (piste 5) qui raconte l'histoire d'une aventure intime et néanmoins universelle, en appliquant la philosophie développée par Nietzsche.

La musique d'Andrea Ponti diffuse une musique empreinte de vibrantes émotions. Chacune des cinq compositions originales met en lumière la richesse de son timbre. Elle y démontre toutes ses facettes, la mère, à travers la si belle déclaration d'amour de Tu t'envoles (piste 2), l'artiste, la femme, parfois même engagée. On le sent dans la chanson Regarde, écrite et composée, comme les autres titres, par Igit ("Voilà" de Barbara Pravi) et Jonathan Cagne ("Summer Body" de Hélèna).

Avec elle l'invitation à dépasser les clichés est claire pour découvrir en profondeur la véritable richesse et la complexité des êtres.

L'enregistrement a eu lieu dans des studios d’exception, des Studios Ferber aux RBM Studios, pour un son à la fois intime et exigeant.

L'EP ne comporte que six titres et la frustration est vive quand se termine la dernière chanson, une superbe reprise du grand succès de Francis Cabrel, Je l'aime à mourir. Elle excelle d'ailleurs dans ce domaine. Elle a sorti l'année dernière une émouvante Lettre à France, faisant revivre la nostalgie de la chanson de Michel Polnareff.

Andréa Ponti a sans nul doute beaucoup d'autres projets. Sûrement celui d'écrire elle-même le texte de nouvelles chansons. Peut-être aussi de faire un duo sur une grande scène.

Deviens, le nouvel EP d'Andréa Ponti
Dans les bacs depuis le 12 septembre 2025

mercredi 29 octobre 2025

Buñuel après l'âge d'or, film d’animation

Buñuel après l'âge d'or (Buñuel en el laberinto de las tortugas) est un film d'animation espagnol réalisé par Salvador Simó et sorti en 2018, la même année qui voyait la sortie de J'ai perdu mon corps, qui m'avait littéralement envoutée, prouvant que les films d'animation sont grandement dignes d'intérêt.

Rappelons-nous l'intelligence de Flow il y a quelques mois !

Je vous incite à chercher ce Buñuel dans une médiathèque. Il n'est pas nécessaire de connaitre le cinéma de Buñuel pour l'apprécier.

Vous ne pourrez pas être déçu si vous vous intéressez tant soit peu aux histoires de tournage, … comme l'actualité nous en donne un très bon exemple avec le film que Richard Linklater a imaginé pour restituer l'ambiance d'A bout de souffleNouvelle vague est prodigieusement réussi et fera très bientôt l'objet d'un article.

Et si c'est l'Histoire qui vous passionne, ce film a l'intérêt de nous rappeler le niveau de misère d'une région rurale d'Estrémadure, dans l'Espagne des années 30 que Luis Buñuel avait à coeur de montrer. Las Hurdes, tierra sin pan (Terre sans pain) sera son unique documentaire, tourné en noir et blanc, avec très peu de moyens, aussi bien financiers que techniques. On raconte que le montage s'effectua sur une simple table de cuisine.

Je ne suis pas certaine que j'aurais eu le courage de regarder la version originale jusqu'au bout bien qu'il dure moins d'une demi-heure. Le grand mérite de Salvador Simó est de le rendre supportable du fait de la distance qu'instaure l'animation, l'usage de la couleur et le recours à des moments de respirations humoristiques, y compris lorsque Buñuel s'en prend à l'église catholique. Néanmoins, et très astucieusement, il y insère quelques extraits du film qui à eux seuls expriment toute la dureté de la vie de cette population des Hurdanos, pour qui il paraitrait que le film a eu un effet positif.

Buñuel le revendiquait comme étant un "essai cinématographique de géographie humaine". C'est la thèse ethnographique et anthropologique présentée par Maurice Legendre, directeur de la Casa de Velázquez à Madrid, en 1927 qui lui en donna l'idée mais le scandale de L’Âge d’or dans les milieux catholiques espagnols lors de sa projection à Paris en 1930 lui avait fermé toutes les portes, plongeant le réalisateur désargenté dans la dépression.

Comme Buñuel le raconta, il a pu tourner Las Hurdes grâce à un vieil ami, Ramón Acín, un anarchiste de Huesca, professeur de dessin et sculpteur qui, un jour, dans un café de Saragosse, lui avait dit : "Luis, si un jour je gagne à la loterie, je te paierai un film." Il gagna cent mille pesetas à la loterie et investit vingt mille pour faire le film, que le réalisateur rendit aux deux filles de Ramón, après sa mort.

L'anecdote est bien entendu reprise dans le film d'animation. La fine équipe se constituera du 20 avril au 24 mai 1932 autour de Buñuel avec le poète Pierre Unik, assistant réalisateur de L’Âge d’orengagé par Vogue pour faire un reportage et le photographe Éli Lotar avec une caméra prêtée par Yves Allégret.

Sur le plan cinématographique Terre sans pain fait encore "école" par l'usage du gros plan et de la piste sonore, ainsi que par la place assignée au spectateur et continue à surprendre aujourd’hui encore.

Les cinéphiles pourront se procurer le double DVD édité par le CRDP de l'académie de Lyon comprenant la version complète du film (1965) et la version censurée (1936), sachant que la première projection eut lieu en 1933, dans une version muette (qui est celle dont Salvador Simó utilise des extraits) et commentée au micro par Buñuel. Cet outil pédagogique détaille et analyse le contexte de ce film grâce de nombreuses ressources : articles de presse, documents historiques rares…

On y apprend (et Salvador Simó reprend ces éléments) que Buñuel a reconstitué certaines scènes du film en les mettant en scène afin de créer une plus forte impression dans le public. La chèvre censée mourir d'une chute "accidentelle" a été aidée par un coup de feu comme le montre la fumée visible au bord de l'image. L'âne a été couvert de miel pour être filmé pendant qu'il était piqué à mort par des abeilles. Il est probable enfin que la scène du bébé mort ait été enregistrée avec un nourrisson en plein sommeil (et on le souhaite). Rien de tout cela n'atténue les conditions de vie dramatiques des Hurdanos.

Buñuel était d'une manière générale très attentif à ses choix musicaux. Ici c'est la 4ème Symphonie de Brahms que parait-il il écoutait pendant le montage. 

Buñuel après l'âge d'or, Buñuel en el laberinto de las tortugas (littéralement "Buñuel dans le labyrinthe des tortues") de Salvador Simó
Scénario de Salvador Simó et Eligio R. Montero, d'après le roman graphique Buñuel en el laberinto de las tortugas de Fermín Solis, Astiberri Ediciones, Bilbao, 2009.
Goya 2020 du meilleur film d’animation.

mardi 28 octobre 2025

Seules les vignes de Lolita Sene

C'est avec Seules les vignes que je me suis intéressée à Lolita Sene.

Ce ne sont qu’une centaine de pages et vous savez combien j’apprécie ces romans courts qui se concentrent sur le coeur d’un sujet, avec une écriture qu’on qualifie souvent de à l’os.

Pour moi qui me rend souvent à des dégustations et qui estime connaitre trop peu le travail des vignerons il me semblait nécessaire de lire ce roman, écrit, qui plus est, par quelqu’un qui exerce ce métier. Je l’ai beaucoup apprécié, ce qui m’a donné envie d’ouvrir le premier roman de cette auteure, Un été chez Jida. Il fera l’objet prochainement d’un billet spécifique.

Le lexique vinicole est bien présent avec des termes comme chichourle (p. 12) biroune (p. 13) sans qu’il soit nécessaire de nous en fournir la définition. Pareillement pour épamprerlevures saccharomyces …

On devine combien le travail occupe tout l’espace de vie du récoltant à certaines mentions, par exemple à l’odeur du soufre infiltrée partout, jusque sur les vêtements sortis de la machine à laver. Et on mesure l’angoisse des maladies, en l’occurrence principalement du mildiou qu’il faut discerner de l’oidium. Ce n’est pas un manuel de culture, donc je vais moi-même vous dire ce qui les distingue. Le mildiou se caractérise par des taches jaunes concentriques, tandis que l'oïdium provoque une sorte de feutrage poudreux et blanc. La première attaque la face inférieure des feuilles. L’oïdium se remarque sur la face supérieure.

Un vigneron oléronnais m’avait montré cet été le voile d’oidium recouvrant des raisins en leur donnant une vilaine couleur grise comme cette photo en témoigne.

Les aléas de la culture de la vigne sont au coeur de l’histoire. Etant elle-même vigneronne, l’auteure en parle en des termes qui sont inquiétants : On regarde impuissant les vignes devenir une étendue de feuilles marron, cimetière où le raisin n’existe plus, et où celui qui a réussi à survivre peut encore pourrir (p. 19), conduisant à la honte et dégoût de soi de ne pas maîtriser la conjoncture qui vieillit en colère. 

Le roman commence au printemps avec la voix d’Arnaud, vigneron depuis les années 70, homme de solutions et d’adaptation malgré un corps meurtri. Il sait de quoi il parle et met très vite en garde contre l’isolement qui conduit "aux bêtises en grimpant sur un tabouret, la corde au cou". Lui ne reste pas seul, ne s’enferme pas dans ses idées, dans son monde, ni dans sa colère (p. 16).

On verra plus tard combien il a raison. On comprendra alors que le couple qu’il forme avec Nathalie, à la fois dans l’intimité et dans le travail, est une donnée essentielle. Nathalie qui, avant de la connaitre ignorait la différence entre sarment et courson, un rouleau Faca et un griffon, une barrique et un foudre (p. 43). Nathalie a épousé le quotidien d’Arnaud en même temps que son homme. Elle a tout appris sur le tas, et son regard est plus neuf. C'est à elle que la seconde partie donne la parole. Nathalie redoute la sentence du réfractomètre. Elle est probablement l’alter ego de Lolita Sene et incarne toutes ces femmes que je rencontre de plus en plus dans les salons professionnels et que la profession met en avant, à juste titre.

L’originalité du roman est double. D’abord de mettre en parallèle deux couples de vignerons, n’ayant pas le même parcours et fonctionnant différemment. Ils affrontent les épreuves et les éléments chacun à leur manière. Ensuite de scander le récit saison après saison pendant une année, en suivant le rythme de la culture et en finissant par donner la parole à la vigne en hiver dans une quatrième partie.

L’emploi de l’imparfait de l’indicatif résonne alors comme un avertissement : Le jeune était sympathique avec sa niaque (p. 132). Ce jeune, proche du désespoir, auprès de qui nous aurons traversé l'automne qui compose la troisième partie.

Le constat est implacable : La loi du plus fort, la loi animale, la loi végétale, celle qu’on ne voit plus, qu’on néglige et qui nous dépasse. Tout finit à cet instant précis où les sarments revêtent une couleur grise, où l’herbe ne brunit plus, où les rivières coulent à forte allure (p. 133). Et pourtant … un nouveau cycle s’enclenche avec fureur.

On en sort un peu sonné. Le résultat est bouleversant car vrai. Ce qui se passe dans ce village du sud-est est sans doute tout à fait représentatif de ce qui se joue dans tous les vignobles. On n’imagine pas combien tout est complexe, et de plus en plus difficile, de génération en génération, et même désormais d’une année à l’autre, particulièrement en raison de la météo quand il faut affronter les insectes, les sécheresses, les déluges, la grêle, les maladies du raisin, l'inquiétude liée aux finances ou à la qualité du vin … y compris la gestions des vendangeurs.

Le roman a été écrit dans une forme d'urgence, à la "morte" saison, en seulement une quinzaine de jours et dans la chronologie. L’année du vigneron ne commence pas avec les vendanges mais ici, à cet instant précis où les bourgeons éclatent en boutons (comme il est précisé en exergue) …

Lolita Sene est une écrivaine française née d’une mère kabyle et d’un père champenois. Elle a publié trois livres dont "Seules les vignes" (2025). Ce dernier retrace la vie de vigneron le temps d’une année au gré des quatre saisons et cherche à saisir la réalité de ce métier, loin des fantasmes, dans toute sa beauté et sa terrible âpreté.  Un été chez Jida, au Cherche Midi, son premier roman, a été finaliste du prix Françoise Sagan 2024.

En parallèle de son écriture, elle contribue à la revue littéraire George en tant que rédactrice en chef, et elle produit du vin naturel dans le sud de la France, près d’Avignon.

Seules les vignes de Lolita Sene, au Cherche Midi, en librairie depuis le 9 janvier 2025

lundi 27 octobre 2025

Une matinée avec Maurice Sendak

Après Claude Ponti, et avant Tomi Ungerer et Philippe Corentin, c’est avec Maurice Sendak (1928-2012) que l’Ecole des loisirs a choisi de faire un bout de chemin avec nous, presque dix ans après lui avoir consacré un numéro de "Mon écrivain préféré".

Originaire d'une famille d'émigrants juifs polonais, il était né à New York en 1928. Ses livres ont marqué de façon tout à fait originale le monde des livres pour enfants.

De santé fragile, il a passé une enfance très calme, à beaucoup rêver. Son talent de conteur lui viendrait de son père, immigré juif-polonais, qui le nourrit de récits de la Torah et qui est lui-même auteur de livres jeunesse lorsqu’il ne travaille pas comme tailleur à Brooklyn. A 12 ans, il voit Fantasia et veut devenir illustrateur mais les studios Disney rejetteront plus tard sa candidature. Qu'importe, il travaillera dans la construction de décors et l'agencement de vitrines de magasins de jouet (et on verra combien les arrières-plans sont importants dans Max). On lui donne enfin sa chance de réaliser les arrières-plans d'une bande dessinée, puis enfin d'illustrer quelques albums. Il continuera toute sa vie à illustrer (aussi) pour d'autres personnes.

Dans les années 50-60, ses illustrations de Petit ours d’Else Minarik sont largement saluées. Elles viennent d'être rééditées. 

A 22 ans il peut enfin signer son premier ouvrage en tant qu'auteur et illustrateur. Et 7 ans plus tard, en 1963 sort l'emblématique Max et les maximonstres (dont un film a été tiré en 2009) au bout d'environ deux ans de travail. Cette histoire de petit garçon qui part en vadrouille dans un monde imaginaire après avoir été envoyé au lit sans manger lui vaudra une renommée mondiale. Il a reçu des prix prestigieux, notamment le "Prix Hans Christian Andersen", suprême récompense pour l'ensemble de son œuvre. Et pourtant, en lisant ses interviews on devine qu'il n'a jamais cessé de douter, jusqu'à sa mort le 8 mai 2012 à l'âge de 83 ans.
En feuilletant ses principaux ouvrages on remarque le sens de l'animation chorégraphique de ses personnages, presque toujours représentés en mouvement. Il n'hésite pas à dessiner un animal comme s'il était un humain comme dans Monsieur le lièvre voulez vous m'aider ? pour Charlotte Zolotow et avec quel humour ! Et bien entendu ses monstres expriment autant de sentiments que Max en parlant vraiment de l’anxiété, du plaisir et de l’immense problème d’être un petit enfant, ne parvenant pas toujours à contrôler leurs fantasmes. 

dimanche 26 octobre 2025

Encore 25 étés de Stephan Schäfer

Je ne suis pas d'accord avec ceux qui prétendent que Encore 25 étés se lit d'une traite. C'est un livre minuscule mais un monument de sensibilité, qui mérite d'être savouré.

J'ai compris au fil des pages pourquoi il était un immense succès en Allemagne.

Stephan Schäfer y raconte la rencontre d'un citadin jusque là incapable de déconnecter de son travail avec un cultivateur hédoniste et philosophe dont on finira par comprendre quelles sont ses bonnes raisons d'apprécier l'instant présent.

L'originalité de ce fascicule est de ne pas nous donner de leçon de bonheur, ni de philosophie. Il commence par nous plonger nous aussi dans un état d'esprit propice à la réflexion en faisant preuve d'empathie. L'auteur part du principe que nous sommes dans une situation comparable à celle de son personnage principal, saturé par les choses à faire et proche du burn out : Quand on est surmené, les mêmes pensées tournent en boucle dans le cerveau. Il faut essayer de couper le circuit. Il est donc fortement conseillé de faire quelque chose qui sort complètement de ses habitudes (p. 12).

Certes, le sujet n'est pas nouveau. Stephan Schäfer n'est pas le premier à opposer deux personnes qui sont, a priori chacune l'opposé de l'autre. Pourtant, lorsque le narrateur confie dès le début au lecteur qu'il aime la vie en compagnie de sa femme et de ses enfants, dans sa maison, offrant un mélange de ville et de campagne, on devine qu'il va s'entendre à merveille avec ce Karl qui semble tout à fait à l'aise dans son  corps, dans son travail, dans sa vie … et prêt à partager sa recette du bonheur avec celui qui en a besoin.

Jusque là le narrateur a vécu dans l'urgence et avec le souci de faire bien. Le cultivateur effectue les taches manuelles indispensables alors que son cerveau reste libre pour réfléchir. Leur rencontre fortuite au bord d'un lac aura autant d'effet sur l'un que sur l'autre. Le premier va remettre ses habitudes en question. Le second va gagner un ami. 

Ils vont régulièrement se retrouver comme Huckelburry Finn allant retrouver son ami Tom Sawyer (p. 90). Ils se laisseront tous les deux aller à converser sur les grandes questions de la vie : pourquoi passons-nous autant de temps à travailler plutôt qu'à nous occuper des personnes et des choses qui comptent vraiment pour nous ? Le temps passé à rêver est-il du temps perdu ou gagné ? Pourquoi la vraie vie ne commence-t-elle souvent que lorsque nous comprenons que nous n'en avons qu'une ?

Le lien se nouera spontanément mais sans hâte. Avec un naturel confondant. Les mots de Karl vont envelopper son interlocuteur de chaleur, lui permettant de laisser tomber la carapace qu'il s'était forgée au fil des temps pour lui permettre de garder le contrôle.

Plutôt que d'asséner des conseils, Karl multiplie les confidences. Par exemple à propos du rêve entretenu par sa femme Johana de voyager un jour en Islande. Comment Théa, la petite fille, a dénoué le noeud créatif qui l'empêchait de se remettre à la peinture, en lui montrant comment elle-même procéderait et en clôturant sa démonstration par un Tu ressembles à un pissenlit (p. 112). Comment son médecin lui expliqua que face à la maladie il n'y avait rien de mieux que de capitaliser des petits sacs de bonheur (p. 126) et qui sera quasiment le seul conseil de son médecin. Comment il en conclut qu'il n'y a pas de meilleur remède que les enfants et l'art.

Le narrateur est réceptif. Peut-être parce qu'il a encore en tête la voix de son fils lui reprochant : Quand on te parle tu es complètement ailleurs, tu étais plus drôle avant.

Le voilà qui retrouve l'appétit avec de simples pommes caramélisées à la minute, ce qui fournit l'occasion à l'auteur de railler les personnes qui misent tout sur le low carb (le moins de glucides possible) en suivant les conseils de nutritionniste à la lettre (conseils intéressants au demeurant -p. 46). 

Il multiplie les constats : avoir perdu l'habitude de rêver, n'avoir jamais vraiment pris celle de se reposer (p. 51). Le voilà disposé à se laisser initier à l'art de la sieste et à apprécier l'imprévisible, comme un vernissage de tableaux en plein air. Et à faire sien le seul vrai conseil de Karl : "les livres sont les meilleurs des thérapeutes. Les mots consolent, les lignes donnent de l'espoir".

Voilà un livre qui fait réellement du bien pour peu qu'on se sente nous aussi "fraichement déraciné" (p. 40). Chaque mot sonne juste et résonne de sincérité, provoquant l'envie de partager cette découverte.

Né en 1974, Stephan Schäfer a travaillé pendant de nombreuses années comme journaliste et rédacteur en chef. Vingt-cinq étés est son premier livre. Il vit avec sa famille à Hambourg et, à l'instar de son personnage, considère les livres comme des thérapeutes.

Encore 25 étés de Stephan Schäfer, Traduit de l'allemand par Stéphanie Lux, Actes Sud, en librairie depuis le 4 juin 2025

samedi 25 octobre 2025

Top of the Sinaï, premier album de Child of Ayin

J'ai écouté Top of the Sinaï, le premier album de Child of Ayin, un très grand nombre de fois et je l'apprécie énormément, y compris pour ses "défauts".

C'est un disque folk/rock vraiment étonnant. Il est une sorte de synthèse ultra créative de plusieurs décennies de musique allant jusqu’à intégrer le gospel. Il comporte une multitude d'hommages et dégage des rythmes incroyables.

Le musicien prétend ne faire allusion dans cet album à aucune référence en particulier mais on en perçoit quelques-unes comme par exemple dans Midnight (piste 12) avec Blowing in the Wind de Bob Dylan. En toute logique car il a beaucoup entendu cet artiste qu’il avait érigé en modèle quand il était adolescent.

J’ai surtout reconnu (piste 6) à la fin de Burn out la musique des Portes du pénitencier interprétée par Johnny Hallyday en 1964, adaptation française du standard américain The House of the Rising Sun chanté par The Animals la même année.

Mary et Rise (respectivement pistes 3 et 4) font clairement penser à Léonard Cohen.

Une oreille exercée percevra même dans Capitalika (piste 5) derrière les mots "like a heroe" l'évocation, certes fugitive, des paroles et d'une mesure de musique d'un morceau de la bande originale du film Shrek 2,  I need a heroe, Fairy Godmother qui est chanté par l'actrice anglaise Jennifer Saunders.

Vous en remarquerez sans doute d’autres qui participeront tout autant au charme de Top of the Sinaï qui devient vite envoûtant.

En prenant comme nom d'artiste l'expression "Fils de l'oeil" Jonathan Sellem se vit comme l'enfant du vide et dit vouloir porter le monde. C'est un artiste aux racines franco-américaines, né à Paris en 1981. Cet entrepreneur audacieux se distingue par sa capacité à marier passion musicale et sens inné des affaires.

Dès l’âge de quatorze ans, il s’éveille à l’écriture de chansons, s’inspirant des éminentes figures du paysage musical, telles que Metallica, Queen et Bob Dylan. Entre 2007 et 2010, il insuffle une nouvelle dynamique à la scène parisienne en orchestrant des concerts en appartement, un concept novateur qui retient l’attention de producteurs influents, tels que Jamel Debbouze, Sony Music et la BBC Worldwide.

Parallèlement à ses projets artistiques, l'homme se forge une carrière prospère dans le secteur des énergies renouvelables. Dix ans plus tard, animé par le désir de se consacrer pleinement à sa véritable passion, il fait le choix courageux de quitter cette voie pour donner naissance à Top of the Sinai, un album audacieux qui fusionne harmonieusement musique, voyance et numérologie.

Tout le monde sait que le Sinaï est un lieu de révélation pour plusieurs religions. Nous ne sommes donc pas étonnés qu’il ait conçu son l’album comme un voyage initiatique inspiré de la numérologue pour en faire un oracle, non pas pour prédire mais se rappeler. Ce que je me suis employée à faire …

Top of the Sinaï est structuré en deux parties. La première, illustrée par le visuel bleu, représente la conquête du monde extérieur à travers l’image du cowboy. La seconde, illustrée par le visuel rouge, met en avant la figure de l’indien et du chamane, symbolisant la quête intérieure.

Jonathan Sellem au chant et à la guitare est accompagné de Fred Devane, à la basse et aux choeurs, de Vincent Keyser aux claviers et aux choeurs, de Joris Foucault à la guitare et aux choeurs, et de Ludovic Diaz, à la batterie et aux choeurs. L’enregistrement a eu lieu dans le célèbre Blackbird Studio à Nashville et le formidable Kerwax Vintage Studio en Bretagne.

Cow-boy, indien, chamans, qu’importe l’habit, le chanteur nous annonce la fin d’un cycle et appelle la création d’un nouveau. Il crie, chante, médite, chuchote … Sa musique diffuse des émotions et raconte des histoires.

Hell is where the angels grow L'enfer est le royaume des anges (piste 1) plante en quelque sorte le décor. quelque part dans l'ouest américain, autour d'un feu de camp. On entend discrètement grincer une corde de guitare. Les choeurs installent un climat. Il y est question d'ombre et de noirceurs mais dans une atmosphère malgré tout sereine, allumant le feu dans nos yeux.

Il s’adresse à l’enfant sacré qui est en nom. Mais il annonce la couleur avec en termes puissants : Can you hear me roar ? Peux-tu m’entendre rugir ? Il promet d’être notre guide si on accepte d’oublier nos croyances  : When you are lost, wondering alone I will be here to take you homeQuand tu es perdu, errant seul, je serai là pour te ramener à la maison …

Break the curse Briser la Malédiction (piste 2) est disons plus "folk", faisant intervenir d'autres instruments, mais le morceau bascule vite dans le rock, faisant presque vrombir des chevaux au galop. Le chanteur invoque autant Dieu que Diable. Il répète plusieurs fois la revendication d'être Free as the windJe veux vivre libre, libre comme le vent.

Mary (piste 3) revient au ton d'une balade dans la veine de ce que faisait Léonard Cohen. La guitare s'exprime avec une grande sensualité pour invoquer une femme qui est autant symbole de divin que de péché. 

Rise (piste 4) reprend une nouvelle fois l'image du lion rugissant : I hear the lion, roaring inside.

Capitalika (piste 5) semble, tout en étant clairement dans une tonalité rock, faire le lien entre les deux parties, rouge et bleu, de l'album : Red is for the blood, blue is for the sky. Rouge pour le sang, bleu pour le ciel. Hey Jack let's rockn' roll. On y va, on fait du rock'n'roll. Le cri se répète Hallelujah, Free America!

Burn out (piste 6) passe d'une entrée en matière classique à un rock soutenu grâce à la batterie. Puis la douceur s'installe, enveloppante. Et on reconnait très nettement la musique des Portes du pénitencier pendant près de deux minutes.

Dreamer like me (piste 7) nous est donné à un rythme soutenu, passant en revue les drames de l'époque (violences policières, Covid etc …), installant un climat paranoïaque. On entend les cordes grincer. A la fin, la musique prend le flow d'un train qui arrive.

Call my name (piste 8) bascule franchement dans la country. On croirait entendre les bottes frapper le parquet. Le résultat est autant musical que poétique, avec une forte promesse. Call my name, call my name, call my name I′ll always be right by your side! Appelle-moi. Je serai toujours de ton côté.

Make me sun (piste 9) revient sur le ton de la balade, avec douceur et lenteur, comme une prière nostalgique.

New world under (piste 10) emploie nettement le mot rendez-vous en français. La musique est carrément rock avec des parenthèses country., mais les nouvelles expriment le chaos.

Eternal child (piste 11) marque le retour au country avec de jolis choeurs.

Midnight (piste 12) est clairement un hommage à Bob Dylan, le génial créateur de Blowing in the Wind. On y retrouve le ton, la simplicité presque naïve du questionnement sur "combien" et plusieurs mesures presque reprises à la note près.

En conclusion l'artiste aura réussi à nous plonger dans l’univers d’un cowboy mystique, face aux défis de notre époque et espérant l’avènement d’un monde nouveau. Top of the Sinaï est un voyage musical à travers une œuvre profonde et singulière, mêlant folk, gospel et rock. Child of Ayin devient à travers cette oeuvre un pont vivant entre le visible et l’invisible.

L'expérience vaut d'être vécue.

vendredi 24 octobre 2025

Connaissez-vous le vin blanc arménien sec Karas de Ararat Valley ?

C'est une amie qui m'a fait découvrir ce vin blanc sec en m'offrant une bouteille en remerciement d'un service rendu. Je n'en demandais pas tant mais j'avoue que j'ai fait ainsi une très belle découverte.

Le Karas White Blend prend naissance dans des vignobles nichés en Arménie sur un terroir volcanique à l'ombre du mont sacré Ararat en suivant une tradition qui se perpétue en famille dans la vallée de l'Ararat.

Rare dans le monde des vins, il est le résultat d'un assemblage délicat de variétés locales et internationales : Kangun, Chardonnay et Viognier. Il nous transporte au cœur de la civilisation arménienne, berceau d'un domaine viticole renommé et de 6 200 ans de tradition viticole.
C'est un vin surprenant mais parfaitement équilibré, sans nul doute du fait du travail d'assemblage. La robe est d'une belle couleur jaune vif, aux reflets verts. Les arômes de pamplemousse et fleurs blanches se dégagent rapidement et sont associés en bouche à l'ananas dans une minéralité controlée. Il se révèle ample et très expressif, avec une légère acidité plutôt équilibrante. 
Je l'ai servi sur un poulet cuit en cocotte avec des oignons, des carottes et des graines de piment Morita précautionneusement placées dans un nouet de tulle (afin de pouvoir le retirer facilement en fin de cuisson).
Le plat a été présenté avec des châtaignes que j'avais ramassées en forêt.
C'est un vin à la fois doux et vibrant qui s'accorde avec beaucoup de plats, y compris les poissons et les fruits de mer. Il est très agréable avec une papillote de poisson à la julienne de légumes mais convient aussi aux fromages.
La cave de Karas Wines s'est fixé pour objectif de produire des cuvées de classe mondiale à partir de leurs propres vignobles à Armavir (anciennement Sardarapat, puis Hoktamberyan)Karas signifie "Amphore" en arménien et reflète une envie de retrouver ce berceau historique du vin dont le terroir volcanique est unique.

En reprenant ce vignoble, Eduardo, sa nièce Juliana Del Aguila et le consultant Michel Rolland ont eu à coeur de maintenir la tradition viticole ancestrale .

Ils se sont lancés dans ce projet alliant innovation et environnement pour recréer un lien entre l'Arménie et le monde à partir de l'histoire que ce peuple entretient toujours avec sa terre.

jeudi 23 octobre 2025

Gagnant-Gagnant, la nouvelle comédie de Gilles Dyrek

Je me trouvais au Mexique quand j'ai remarqué que Venise sous la neige, le grand succès que j’avais vu en 2010 et qui fut joué plusieurs années durant à Paris (dans divers théâtres) était à l’affiche dans un théâtre de Coyoacan (en mexicain).

C'est bien la preuve que les pièces écrites par Gilles Dyrek ont un grand potentiel de longévité. Rien d'étonnant donc à ce que la Comédie Bastille reprenne Gagnant-gagnant dans la foulée de son succès au dernier festival d'Avignon au théâtre de la Condition des Soies.

Je m'attendais à une bonne comédie et je n'ai évidemment pas été déçue. Et même au-delà de ce qu'on peut espérer car tout y est réussi. La distribution est équilibrée. Les rôles également. Aucun acteur ne prend durablement l'ascendant sur un autre. Chacun des 13 personnages a sa place. Les dialogues sont drôles sans jamais verser dans la vulgarité. Leur rythme est dosé à la perfection.

Je ne peux faire que des compliments à ce spectacle. Il ne changera pas le monde. Il ne modifiera pas notre vision de l’entreprise mais il procure une heure trente d’oxygène, ce qui est déjà de l'ordre de la performance.
La bienvenue à la convention annuelle de Symbiosis est souhaitée aux spectateurs pour "fêter les victoires" et remettre le Symbio d’or devant toute l’entreprise réunie. Ce serait du moins le programme si l’on avait pu compter sur le sérieux et la compétence des intervenants. Mais avec un PDG pris entre contrôle fiscal et la révélation de son infidélité au grand jour, un directeur commercial qui préfère jouer le match contre Châteauroux et Stéphane, infographiste sincère mais maladroit, le grand rassemblement tourne vite à la catastrophe...
Ceux qui ont l'habitude des conventions d'entreprise reconnaitront la plupart des situations même si, dans la réalité, les couacs ne s'enchainent pas à ce point. Les autres devineront que ces moments censés rassembler les forces humaines d'une société ne remplissent pas toujours leurs objectifs et peuvent être le théâtre de véritables désastres.

On a droit aux gags visuels, pied qui se prend dans le micro, café qui éclabousse le vêtement, aux pannes techniques, de son ou d'image, puisque, comme nous le rappelle un des participants, … une convention d’entreprise sans problème technique ne serait pas.

Il y a aussi les quiproquos, la gestuelle des intervenants, les révélations incongrues, les dérapages, les applaudissements opportunistes, les craquages, les fous rires … Et puis le discours forcé d’inclusivité, et surtout les formules garanties langue de bois, les termes franglais, les lapsus (mise en pièces au lieu de mise en place), les tics de langage (j'ai compté 15 "du coup" en quelques minutes) et les citations qui tombent à propos … ou pas, comme c'est souvent le cas dans ce type d'évènement.

On méditera donc la pensée opportuniste de Winston Churchill (1874 - 1965) : Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l'opportunité dans chaque difficulté.

Le patron s'appelle Monsieur Duprofit, la blague est évidente. Il y a même des jeux de mots cachés, comme l'association du prénom du fils de Stéphane Gaël à l'information qu'il est son enfant, pour nous explique le prêt du taille-crayon de Gaël, mon fils, (allusion au patronyme du journaliste sportif).

Tout organisateur de convention qui se respecte prévoit forcément quelques goodies, mot anglophone pouvant être traduit comme petits cadeaux. Le spectateur ne repartira pas les mains vides. Il recevra en souvenir un crayon, … certes non taillé et important des mentions erronées car, comme bien souvent, l'info n'est pas passée
On pourra déceler une certaine gravité derrière les rires. Aviez-vous déjà imaginé qu'en changeant de genre, passer du masculin au féminin aurait pour conséquence de faire baisser votre salaire de 25 % ? La grande promesse d'égalité des salaires hommes-femmes faite dans les années 1970 est en effet restée lettre morte.
Il faut ajouter que si l'écriture de Gilles Dyrek semble à ce point juste c'est parce qu'il connait très bien le monde de l'entreprise et du théâtre dont elle est le lieu dans ce type de convention, au motif qu'il en a régulièrement animées.

Il est en effet comédien, auteur de théâtre, metteur en scène et formateur. Cette saison il a joué au Petit Montparnasse Aïe, d’Attica Guedj. Ses deux dernières comédies, Le retour de Richard 3 par le train de 9h24 et Je m’appelle Georges, ont été nommées aux Molières au titre de meilleure comédie du théâtre privé.

Quant à Symbiosis Consultants c'est bel et bien un organisme de formation professionnelle, certifié Qualiopi, dont la mission est de faire en sorte que chacun vive mieux dans son entreprise, avec son équipe, dans son métier avec plus d’implication et de proximité. Ils ont entourés d’une quinzaine de comédiens professionnels qui animent des formations, font du coaching, et participent aux événements. C'est donc en toute logique et légitimité que cet organisme produit le spectacle.

Gagnant-Gagnant de et mis en scène par Gilles Dyrek
Avec Xavier Martel (Matthieu, Bruno, Francis, Denis), Jean-Gilles Barbier (Jean-Michel, Roberta), Séverine Debels (Marie, Céline, Jessica), Benjamin Alazraki (Marc, Pascal, Jean-Bernard) et Gilles Dyrek (Stéphane)
A la Comédie Bastille - 5 rue Nicolas Appert - 75011 Paris
Les mercredis et vendredis à 19 heures, les jeudis et samedis à 21 heures
Jusqu'au 3 janvier 2026

Visite du Salon International du Patrimoine Culturel 2025

Pour sa trentième édition qui se déroule du 23 au 26 octobre 2025, le Salon International du Patrimoine Culturel – organisé par Ateliers d’Art de France – a choisi de célébrer l'art déco et de le faire dialoguer avec le patrimoine.

Cet objectif se concrétise dans une pièce unique, un paravent, placé à l'entrée du salon,  spécialement réalisé pour l’occasion, et qui répond au visuel officiel de l'édition. C'est l'oeuvre de trois ateliers d'excellence :  l'Atelier Camuset, Féau Boiseries et L'Atelier du Vitrail (présents sur le salon et dont il faut bien entendu visiter les stands).

Emmanuelle Andrieux a expliqué que L'Atelier du Vitrail a ajouté des miroirs pour apporter de la modernité et allié la technique  traditionnelle à celle de Tiffany en apposant des pièces d'or, faisant ainsi écho au travail de l'Atelier Camuset, fondé en 1983Pierre-André Camuset et Clotilde Camuset ont rappelé s'être inspiré des œuvres du laqueur, peintre et décorateur Gaston Suisse, artiste majeur du mouvement Art déco. Le travail a été réactualisé en utilisant un enduit décoratif, sculpté à la main, une dorure à la feuille d’or 23 carats et enfin une usure maîtrisée en usine pour faire ressortir les reliefs et sublimer l’éclat de l’or. Guillaume Féau, dont l'entreprise est spécialisée dans son domaine depuis 1875, a réinterprété, en plâtre moulé, un bas-relief du salon créé par Jacques-Émile Ruhlmann en 1925, en palissandre, aujourd’hui exposé au Louvre Abu Dhabi. 

Stéphane Galerneau, Président d’Ateliers d’Art de France et du salon, a rappelé que le salon propose au public une immersion unique dans les métiers d’art et les savoir-faire patrimoniaux, grâce à des démonstrations quotidiennes et animations spectaculaires, constituant une occasion privilégiée pour rencontrer les artisans, observer des gestes d’exception et découvrir l’ensemble des métiers d’art et du patrimoine.

On pourra suivre 30 conférences, notamment autour de la thématique "Patrimoine & Art déco", notamment à propos de La Villa Cavrois, que j'ai le projet de visiter, mais aussi sur les enjeux environnementaux, par exemple "Le patrimoine face aux défis environnementaux" (Vieilles Maisons Françaises), les grands chantiers de restauration, avec entre autres un focus sur les coulisses de la restauration des Tours de Notre-Dame, et les innovations technologiques qui façonnent l’avenir du patrimoine.

Avec 335 exposants français et internationaux (venant d'Allemagne, Chine, Italie, Pays-Bas, Suisse, Roumanie …), dont plus d'une trentaine de nouveaux, le salon offre un panorama unique d'une quarantaine de métiers d'art. Il n'est malheureusement pas possible de tout voir. Suit donc une petite sélection :

D'abord un exposant présent pour la première fois, Constant Mulet, spécialisé depuis 2021 en ébénisterie fine (qui est leur coeur de métier) et en gainerie qui fabrique du mobilier de luxe pour yachts et résidences, en faisant du sur mesure ou des petites séries, avec une équipe d’artisans passionnés travaillant à la main dans un raffinement extrême alors que tant d'autres utilisent des machines à commande numérique.

Les exemples exposés démontrent la symbiose entre ébénisterie, travail du cuir, travail de la finition et aussi l’incrustation de matières métalliques ou organiques.

L'Atelier Marcu est une Entreprise du Patrimoine Vivant depuis 1990, spécialisée dans la restauration et l'entretien de meubles XVII° et XX°, qu'ils soient en bois plaqué ou marqueté, notamment Boulle. Benoit Marcu nous a montré une délicate coiffeuse en amarante avec des plaques émaillées (non photographiée), une table Ruhlmann (au centre) restaurée, ayant appartenu à la famille Rothschild. Son stand est joliment fleuri par Laure Cotelle d’Arts et Flore.
Il nous ouvre (à droite) une cave à whisky et cigares en marqueterie de paille et palissandre des Indes. Simple à première vue, il recèle des tiroirs secrets comme cette entreprise excelle à les concevoir. Il sera exposé le 10 décembre dans un hôtel de luxe londonien, à l’occasion des 120 ans de la maison Rolls-Royce, le célèbre fabricant de voitures de luxe mais aussi de moteurs d’avions et de navires.
Carpet Society (Codimat SAS) réunit les savoir-faire uniques de dix marques dans l’univers des tapis et moquettes, installées en Belgique et en France, de notoriété internationale. Son directeur artistique Julien Baruzzo nous a expliqué plusieurs techniques alors que nous avions les pieds sur un tapis refait spécialement pour la Villa Cavrois à Croix et dont on peut apprécier un gros plan sur la photo ci-dessus (à gauche). 

mardi 21 octobre 2025

Marcel et Monsieur Pagnol, un film de Sylvain Chomet

J'avais été emballée par la bande-annonce du film d'animation Marcel et Monsieur Pagnol. Curieusement la réalisation m'a déconcertée et … déçue.

Je croyais connaitre la vie de cet écrivain (1895-1974), pour qui le cinéma fut si déterminant mais j'avoue qu'il me manquait quelques clés. Je suis donc "passée" à côté de multiples clins d'oeil et d'allusions. Mais je pense que ce fut bien pire pour le public venu ce jour-là au cinéma.

Annoncé à partir de 8 ans, il y avait dans la salle des enfants beaucoup plus jeunes qui, je pense, ont apprécié puisqu’ils ne se sont pas manifestés mais je me demande ce qu’ils ont compris car le scénario fait, et c’est une évidence, référence à des évènements qu’ils ne pouvaient absolument pas connaitre. Notamment la silhouette caricaturée de Hitler. Ou l'uniforme militaire bleu horizon des poilus de 1925 à côté de "marchands de gloire".

Les premières images font apparaitre à l’écran les noms des coproducteurs, sur une voix off nous rappelant que "la vie n’est pas belle, mais elle est jolie ; la cloche sonne ; les lumières s’allument ; voici la première musique et l’histoire peut commencer" alors qu’on nous prévient qu’il s’agit d’une histoire vraie qui a démarré à Paris en 1956 (ce qui n'est pas tout à fait exact puisque nous remonterons vite plus loin).

Marcel Pagnol salue les quelques spectateurs venus assister à une représentation de Fabien aux Bouffes Parisiens. Il a 61 ans et est persuadé que sa carrière d’auteur est terminée. Le journaliste Pierre Lazareff (dont il convient de savoir qu'il était très ami avec Pagnol) ironise sur le fait qu’il faut savoir tirer sa révérence mais Hélène Lazareff, qui était la directrice de ELLE (qui était déjà un grand magazine féminin) propose à l’homme de raconter son histoire. Elle lui conseillera d’écrire sous forme de feuilleton, en marseillais en se basant sur l’expérience belge. L’accent est la musique de son enfance et de ses premiers poèmes et nous l'entendrons jusqu'au bout, admirablement porté par la voix de Laurent Lafitte dont il convient de saluer la performance.

Nous partons alors en flash-black en 1905 à Marseille. On entendra des formules du style tout ce qui est beau est vrai mais tout ce qui est vrai n’est pas beau. L’accent marseillais retentira sur les trois quarts des dialogues, ce qui peut (aussi) dérouter un jeune public parisien.

J'ai eu le sentiment d'assister à un enchainement de leçons de vie, voire de morale : On ne monte pas sur le ring pour régler ses comptes. Tu dois laisser ta colère au vestiaire.

Souvent les titres des oeuvres sont sont biffés et un autre intitulé surgit au-dessus. Ainsi La belle et la bête devient Topaze.

Par contre il est intéressant de comprendre pourquoi Pagnol a envisagé le cinéma, parce qu'il se sentait à l’étroit au théâtre. De saisir ses interrogations puisque les images étaient encore muettes à l'époque. De mesurer son audace de se rendre à Londres pour analyser pourquoi c'est un succès chez les Rosbifs (les anglais). La projection d'un des premiers films parlants (Broadway Melody en 1929) aura chez lui un effet déclencheur. Mais il se trompe malgré tout en supposant que le théâtre est "fini" alors que sa propre pièce Marius est un grand succès.

Le cinéma est-il juste une attraction et un effet de mode ? L'interrogation est méritoire. Tout autant que son désir de faire éclater les murs du théâtre et les images le démontrent. Il y a beaucoup de bon sens dans le raisonnement qui suivra. De toute évidence, un film parlant ne suffit plus ; il faut avoir quelque chose à dire.

Je ne suis toutefois pas sûre qu'on comprenne, à travers un film d'animation, qui combine fiction et vérité, quel fut concrètement le cheminement de Marcel Pagnol. D'autant que ce n'est pas lui qui raconte, mais l’enfant qu’il a été autrefois, le petit Marcel. Le résultat est un peu déroutant.

Il y a beaucoup d'ellipses. On aurait aimé savoir comment il a rencontré Fernandel, son futur Spoutz. Il faut deviner que Jules Murano est Raimu. Il n'est pas très clair que le rôle joué par Josette Day à l’écran soit celui qu'elle a fait endurer à Pagnol dans leur vie en commun. Là encore les enfants saisiront-ils la métaphore avec la charmante petite chatte Pomponette ? D'autant que les extraits en noir et blanc des films viennent perturber l'assimilation des évènements en brouillant une nouvelle fois fiction et réalité.

Nous serons sans doute d'abord pour convenir que sa vie sentimentale fut si compliquée qu'il était impossible de la résumer exhaustivement, malgré le renfort de Nicolas Pagnol en tant que conseiller historique.

Et puis l'homme était vraiment particulier car il est exact qu'il était aussi chercheur, ce qui est encore moins connu. Ainsi, sur la fin de sa vie il a essayé de résoudre un problème mathématique auquel s'étaient heurtés les mathématiciens depuis des siècles, à savoir trouver une formule simple reliant les nombres premiers. 

Qui appréciera à sa juste valeur la mention finale rappelant qu'il a aimé les sources, ses amis, sa femme si on ne sait pas que c'est la traduction de l'épitaphe gravée sur sa tombe, qui est une citation de Virgile : Fontes amicos uxorem dilexit.

Par contre j'ai beaucoup apprécié que ce soit prétexte à nous rappeler le contexte de l’arrivée du cinéma parlant, la création du premier grand studio de cinéma, son attachement aux acteurs, l'expérience de l’écriture. J'imagine que le coffret DVD associera quelques bonus explicatifs qui permettront au spectateur de se repérer. Ne serait-ce qu'en sachant que le dénommé Osso n'est pas une caricature imaginaire mais Adolphe Osso, l’administrateur de la Paramount Hollywoodienne en France, ce qui donne davantage de saveur à sa prédiction d'un désastre à propos du cinéma parlant.

Le calendrier célèbre cette année le 130ème anniversaire de la naissance de Marcel et celle du cinéma. Le grand mérite de Marcel et Monsieur Pagnol est donc de donner un grand coup de projecteur sur l'histoire du XX° siècle en général, celle du cinéma, et en particulier la vie de Marcel Pagnol. On avait tendance à le voir principalement comme un écrivain. Il faut dire que les grands succès du réalisateur Yves Robert dans les années 90, aussi bien La gloire de mon père que Le Chateau de ma mère, avaient fait oublier la contribution si essentielle que Marcel Pagnol apporta au cinéma à travers la réalisation d'une vingtaine de films, l'écriture d'une dizaine de scénarios, sans compter ses romans adaptés et filmés par d'autres personnes que lui.

Le film d'animation est agréable à regarder et je salue le travail accompli. Je persiste néanmoins à penser que le personnage méritait plutôt un biopic d'une forme plus "classique" même si le résultat aurait été moins moderne et moins distrayant.
 
Marcel et Monsieur Pagnol, un film réalisé par Sylvain Chomet avec les voix de Laurent Lafitte, Géraldine Pailhas.

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