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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

samedi 4 octobre 2025

Aimer de Sarah Chiche

On m’avait promis avec Aimer, un souffle de vie inouï qui traverserait ce roman lumineux, sur la grâce des secondes chances. Que pourrais-je dire de plus enthousiaste à propos de ce dernier roman de Sarah Chiche, et qui m’a sincèrement touchée ?
Suisse, 1984. Margaux, neuf ans, se jette dans les eaux glacées du lac Léman. Pétrifié, Alexis, son camarade de classe, assiste à son sauvetage. Entre les deux enfants naît alors une complicité vibrante. Mais bientôt, Margaux disparaît mystérieusement. Quarante ans plus tard, tous deux se retrouvent par hasard. Lui, ancien consultant, a tout quitté, rongé par la culpabilité du scandale lié au Duroxil, un anti-douleur opioïde qui a ravagé l'Amérique (il s’agit en fait du Fentanyl). Elle, après une enfance dramatique, est devenue écrivain, célibataire et heureuse de l'être, mais ses romans sont peuplés de fantômes. Entre eux, l'amour est intact, aussi brûlant qu'au premier jour. Mais aimer à cinquante ans, est-ce encore possible, quand un père se meurt, quand les enfants grandissent loin, quand le monde lui-même semble s'effondrer ?

De l'enfance à l'âge mûr, de la Suisse de la fin du siècle dernier à la France des années 2020, en passant par les États-Unis où s'annonce déjà "l’arrivée d’un promoteur immobilier aux cheveux improbables dans le Bureau ovale(p. 153), Aimer dessine une fresque éblouissante sur ces instants où tout peut encore basculer.
J’ignore si la photo de couverture est celle d’un spectacle de Yoann Bourgeois, et particulièrement de Celui qui tombe, mais j’y retrouve la même promesse d’équilibre malgré l’instabilité du monde et des évènements.

Qui s’installe en Suisse peut se croire en sécurité (p. 20) et pourtant non. La petite Margaux a un jugement définitif sur les adultes : ils sont tous sales et son ami Alexis en aura bientôt la preuve (au lecteur de saisir à demi-mots). Nous sommes en 1987, une soit disant année de contradiction où les choses semblent sur le point de se briser mais elles tenaient bons par miracle ou par obstination (p. 82). Nous comprendrons pourquoi plusieurs chapitres plus loin.

Donc cette année-là, le lecteur se trouve concomitamment dans les monts Jura, à Soissons et à Paris, au Bus Palladium … La caméra de Sarah Chiche est partout. Elle suit Margaux, Alexis, Henri, Elise, Madeleine, Martin, Nelly, Adèle et les autres à l’affût du signifiant le plus caractéristique. On pourrait dire de ce roman qu’il nous offre une sociologie clinique sur près de quarante ans, écrite d’une plume ultra-aiguisée où chaque détail compte, y compris (p. 278) le parfum à la fragrance de bergamote et de notes fraîches, peu connu du grand public, créé en 1948 par Robert Piguet, Fracas (un mot qui ne s’invente pas) porté par la mère d’Alexis, dont le souvenir précédera un coup de tonnerre.

Ce qui est passionnant, c’est la synchronicité de ce que vivent les protagonistes avec des évènements de plus grande ampleur. Voilà pourquoi, par exemple il "est question de médicaments propulsés par une stratégie marketing agressive, incitant à des usages hors AMN (non expliqués dans le livre) à des prix exorbitants". Ce n’est pas nouveau. Je me souviens du scandale du Mediator, admirablement traité par la metteuse en scène Pauline Bureau, et il est de notoriété publique qu’hélas le Fentanyl est une catastrophe humanitaire, pour le moment surtout en Californie où les gens meurent dans la rue.

Nous aurons droit à des allusions à la soirée d’ouverture des JO pour laquelle on devine que l’auteure ne fait pas partie des admirateurs. Elle raillera quelques chapitres plus tard l’artiste peint en bleu, couronné de fruits, chantant sur une table de banquet (p. 219). Elle n’a manifestement pas considéré avec humour la performance de Philippe Katerine, en dieu nu de l’Olympe, interprétant "Nu", une chanson composée en clin d’œil par l’artiste et issue de l'album Zouzou, paru le 8 novembre 2024. Elle insistera une troisième fois (p. 237) : Le monde brûle pendant que Paris se remet de sa gueule de bois olympique (décidément). On aura compris (mais on le sait déjà pour peu qu’on ait un minimum de conscience politique) que rien ne tourne rond à l’évocation de l’élection de Trump et de la volonté moscovite à trouver une solution au problème ukrainien. C’est Henri qui aura la meilleure formule : effarant la façon dont nous normalisons l’horreur (p. 239). On apprend à vivre avec moins … de démocratie, moins d’empathie, … moins d’humanité. (…) Et on ne peut rien faire.

Inversement, elle encense "une pièce de Thomas Bernardt mise en scène par Alain Françon" sans se justifier aucunement ni en dire plus. Il s’agit, bien sûr, de Avant la retraite, créée au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en 2020, avec Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon, et qui cible la bourgeoisie allemande d'après-guerre et son rapport au nazisme.

Sarah Chiche préfère d’une manière générale condamner davantage les faits que les comportements. Ainsi elle nous interroge : Peut-on faire comme si quelque chose de (très) dérangeant n’existait pas ? La mère d’Alexis a sa propre réponse. Elle avait la manie de tout classer comme si l’ordre des papiers pouvait compenser le désordre des sentiments (p. 278). L’auteure glisse plus loin des références à Virginia Woolf qu’elle a remaniées : il y a une chose plus redoutable qu’une femme au bord de la folie, c’est une femme qui transforme sa folie en littérature (p. 146) et ose étonnamment une sorte de réquisitoire contre les exigences de l’écriture (p. 271).

Elle critique néanmoins des attitudes, comme celle d’Adèle pour qui l’argent ne suffit pas. Il faut "appartenir" (sous-entendu à une classe classe sociale élevée) (p. 156). Elle raille aussi des poncifs : la peste soit de ce philosophe qui a dit que la souffrance instruit (p. 197). On aura reconnu bien évidemment Nietzsche et je ne peux que l’approuver. Elle se veut davantage philosophe que ceux qu’on porte aux nues : la vérité est la seule chose qui ne déçoit jamais même si elle fait mal (p. 211). L’auteure ne se limite pas à des reproches. Elle pointe également des dysfonctionnements sociétaux, par exemple le temps parallèle des aidants (p. 243) dont la propre vie s’effiloche.

Il y a dans ce roman des formulations d’une grande beauté : Pour Margaux l’amour s’était dissous dans le temps comme les vieilles dettes (p. 184). Ils se jettent l’un sur l’autre avec la grâce d’un accident de train (p. 225). Je te retrouve comme on retrouve une langue qu’on croyait perdue (p. 233).

Sarah Chiche a sa propre façon de raconter l’histoire avec des retours en arrière qui prennent l’allure de pas de valse en vertu du fait qu’il existe une géométrie secrète des destins, plus rigoureuse encore que celle des cristaux (p. 194). Ne vous étonnez donc pas qu’on revienne brutalement en 1992 au lycée Louis le grand (p. 192) pour nous faire comprendre la répétition de la rencontre entre les deux héros en 1998, 2000, et enfin 2020 … pour leur ultime retrouvaille incongrue, quarante ans après la première fois, dans la fausse quiétude du XIV° arrondissement (p. 203), qualification qui me fait sourire parce que c’est un quartier de Paris où j’ai longtemps vécu et sans doute celui que je connais le mieux.

Outre son intérêt sociologique et philosophique qui fera réfléchir plus d’un lecteur, Aimer est un roman qui, comme l’indique son titre, dissèque le rapport amoureux sur une longue période. On parle souvent des années, qu’on soit trop jeune ou trop vieux, ou que la différence soit trop marquée. A cela Sarah Chiche fait dire à Alexis que l’âge est une invention des horlogers (p. 227), ce qui ne manque pas d’humour dans la bouche d’un suisse !

Cette analyse se développe surtout dans la seconde partie qui se polarise sur deux couples, celui d’Alexis et son père, après une vie entière à contourner les choses et alors que le conflit est tout ce qui reste entre son père et lui, comme un fil de vie (p. 232), et celui d’Alexis et Margaux. Leur histoire commence, ou plutôt recommence, par une superbe déclaration d’Alexis questionnant hasard et nécessité (p. 222) que je vous laisse découvrir et à laquelle en répond une autre, aussi forte de Margaux, crânant avec une des assertions préférées des ados : "même pas peur". Pourtant leur chemin ne va pas être simple et naturel parce que pour Alexis, décidément pessimiste : laisser durer, c’est risquer de tout perdre (251) alors il vaut mieux tout détruire avant que ça ne se détruise tout seul (p. 287) faute d’avoir suffisamment de courage pour laisser le bonheur entrer dans sa vie … 

Et puis quelle manière bien à elle d’interroger la question de la fidélité, au sein du couple, à des principes, à un chemin de vie ! Il faut toujours chercher (dans les livres) ce qui n’est pas écrit (p. 246). L’invitation est à prendre au pied de la lettre et chacun fera son miel de cet ouvrage en relisant par exemple la première et la dernière phrases du roman.

Aimer de Sarah Chiche, Julliard, en librairie depuis le 21 août 2025
Lu en version numérique de 305 pages sur la bibliothèque NetGalley

vendredi 3 octobre 2025

ULIS, roman graphique de Fabien Toulmé

N’allez pas croire que le titre soit la promesse d’un beau voyage, quoique …

ULIS n’est pas un prénom mais l’acronyme désignant une Unité Localisée pour l'Inclusion Scolaire. Ce n’est pas une classe en tant que tel. C’est plus un dispositif de soutien (p. 23) et collectif qui permet à des élèves en situation de handicap de suivre un enseignement adapté au sein d'un établissement scolaire ordinaire français (école, collège ou lycée).

Nous allons suivre pendant une année scolaire, la vie d’une ULIS avec ce qu’elle comporte de soucis, notamment administratifs, comme la gestion des absences, mais aussi de cas de conscience (lorsqu’on suppose par exemple qu’un enfant est battu, ou qu’on découvre qu’un autre porte une couche - p 85), de difficultés à enseigner à un groupe très hétérogène, dont beaucoup arrivent sans diagnostic préalable, et à fédérer le nombre d’intervenants. Sans parler de la nécessité à faire accepter les « différences » par l’ensemble de l’établissement dans un respect mutuel, tout autant que par les parents qui bien souvent ne comprennent pas où se situe l’intérêt de leur enfant.

Je connais plutôt bien la question de l’accueil des élèves dits « en situation de handicap » et je m’estime une certaine compétence pour juger le travail de Fabien Toulmé qui est le scénariste, l’illustrateur et le coloriste de ce roman graphique, vraiment tous publics et admirablement conçu.

Je ne jugerai pas la réalisation graphique qui peut plaire ou non, selon les préférences qu’on peut avoir en la matière. Le crayon de l’artiste est solidement ancré dans la réalité contemporaine. Ses dessins sont simples et au service des expressions de personnages dont les traits sont arrondis. L’emploi de la bichromie, différente en fonction des saisons, mais toujours avec une dominante de bleus, compose une atmosphère de douceur, qui n’exclut pas la gravité des situations traversées.

Mais pour le reste, ce qui est d’abord particulièrement réussi c’est le scénario. Je salue la prouesse d’avoir abordé la majorité des problèmes qui se posent dans ce contexte sans pêcher par excès d’optimisme ou de pessimiste ni être pour autant donneur de leçon. Très souvent l’auteur lance une problématique sans fournir de solution, en utilisant l’ellipse pour passer à un autre sujet. C’est très astucieux. Au lecteur de se livrer à ses propres suppositions.

De la même façon, le livre ne se termine pas sur une véritablement happy-end, ni par une catastrophe. On peut là encore deviner que le personnage principal va continuer à évoluer sans renier la parenthèse professionnelle qu’il a décidé de faire.

Yvan a fait un burn-out alors qu’il adorait son métier de programmeur informatique. On comprend que plusieurs mois plus tard il n’a pas eu d’autre choix que d’accepter un poste d'Accompagnant d'Elève en Situation de Handicap (AESH) en classe ULIS. Une situation qui ne fait pas rêver grand monde et pourtant c’est un beau métier (p. 14) et, comme le souligne sa collègue, Y a mieux qu’AESH pour se mettre dans le bain (p. 53).

Alors qu’il n’a ni formation ni expérience et est dans un état de grande fragilité émotionnelle, l’ingénieur est plongé sans aucune préparation préalable dans un monde nouveau  pour lui et dont il ignore les codes. On le voit tenter de trouver une place au sein d’une équipe dévouée mais éprouvée par un système à bout de souffle, débordée par des élèves hors normes et une Education nationale qui invente de nouveaux acronymes pour donner l’illusion que ça progresse (p. 119).

Ajoutez à cela que l’homme est en plein doute, professionnel et personnel (il n’est pas encore remis d’une rupture sentimentale). Sa recherche d’un nouvel équilibre sera ponctuée de remises en cause d’autant qu’il n’est pas le seul à comprendre qu’un tel job n’est pas une fin en soi. Mariama, depuis cinq ans en ULIS et qui est la plus expérimentée, estime que ce boulot est trop précaire, pas assez considéré, et va donc tenter une formation en éducation spécialisée.

La représentation graphique d’Yvan pourrait correspondre à ce qu’on imagine être « une bonne bouille ». Il va malgré tout comprendre dès la première crise de l’élève qui lui a été confié que la bonne volonté ne suffit pas. Les collègues lui expliqueront qu’être AESH, c’est être une béquille pas une prothèse (p. 25).

Il est astucieux d’intercaler des conversations avec sa soeur, et des séances de psychothérapie qui seront d’un soutien efficace (un peu à l’instar de la situation d’AESH pour un élève en difficulté). Le psy lui fera comprendre qu’il surestime son rôle. Plus vous mettez la barre haute plus vous aurez peur de l’échec (…) Chez vous la peur de l’échec est un moteur bien plus puissant que la simple satisfaction du travail bien fait (p. 156).

Malgré la gravité du contexte, Fabien Toulmé insuffle régulièrement un humour discret (l’allusion à une sortie scolaire au Bassin des Lumières en est un exemple) et surtout beaucoup d’amour dans cette histoire qui est exemplaire sans être culpabilisante, pour la raison essentielle qu’on peut pas tout réparer. A cet égard la scène dans laquelle Matisse, l’enfant hors normes, soutient de ses mains le sac à dos d’Yvan parce qu’il sait qu’il souffre de dorsalgie est très touchante (p. 167). Elle symbolise combien on a à apprendre et recevoir des autres.

Tout le monde aura fait « un beau voyage » au terme de l’année scolaire, au sens propre avec la classe de mer, comme au figuré. On a le sentiment que les cartes sont en cours de redistribution même si rien n’est devenu parfait et que l’auteur conclut sur une fin ouverte, avec un certain suspens, bien qu’il nous ait donné un indice quelques pages plus tôt en montrant qu’Yvan peut utiliser ses compétences informatiques pour créer un jeu d’apprentissage.

ULIS est un roman sur la question de la place, la nôtre et celle des autres, dans un monde où l’inclusion est une valeur fondamentale et où la résilience agit comme carburant.

ULIS de Fabien Toulmé, collection Mirages, Delcourt, en librairie depuis le 3 septembre 2025
Lu en version numérique de 320 pages sur la plateforme NetGalley 

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