Je connais Marie-Hélène Lafon depuis longtemps. J'ai même eu l'occasion de la rencontrer. J'apprécie ses romans. Je les défends, mais celui-là est encore un cran au-dessus.
Avec Nos vies elle quitte le milieu rural où elle excelle à décrire les derniers paysans. Elle ancre cette fois le récit dans un milieu urbain, mais son écriture demeure prodigieusement humaine.
A défaut de maitriser sa propre vie, la narratrice romance celle des autres. J'y ai cru à fond, peut-être un peu parce que je connais certains des lieux évoqués.
Quoiqu'il en soit l'univers du supermarché est familier à chacun de nous. Marie-Hélène Lafon positionne le cadre du roman dans un Franprix parisien ... au numéro 93 de la rue du Rendez-Vous, la mal nommée (p. 37).
Elle a repris la piste initiée par une nouvelle, publiée en 2012, et dont le titre était Gordana, un prénom de femme rêche nous explique l'auteur à la fin du livre. On trouvera d'ailleurs une référence à un autre de ses écrits, la Maison Santoire (p. 55).
Elle a peaufiné le portrait de Gordana, caissière, qui s'économise pour durer, tenir et surmonter. A moins que ce ne soit la narratrice elle-même qui se regarde dans Gordana comme dans un miroir. Jeanne, car elle s'appelle ainsi, portant un prénom de grand-mère, tire des plans sur les comètes qu'elle croise sur son chemin. Le supermarché est une pépinière de fantasmes suggéré par la caissière, bien sûr, mais aussi par tout client récurrent. Comme celui-ci, encore jeune qui s’obstine à venir chaque vendredi matin, et qu'elle désigne sous l'expression d'homme sombre (p.28).
L'homme mendiait le regard de Gordana et l'onction de ses doigts efficaces. Le geste de l'homme m'a transpercée, son geste de suppliant noble et transi. Le supermarché me rend sentimentale. Ça m'est venu sur le tard après quarante ans. (p. 32)
Quelques regards scrutateurs et le voilà entré dans la vie de Gordana. J'aurai parié que quelques secondes plus tard ils seraient mariés.
Nous étions prévenus (p. 16) quant aux capacités de Jeanne à raconter une histoire : j'ai l'oeil, je n'oublie à peu près rien, ce que j'ai oublié, je l'invente.
Jeanne surveille et guette le moindre indice. Mais quand elle découvre que Gordana a une infirmité (p. 46) elle fait comme si elle n'avait rien remarqué. Un autre client a tout vu. Il s'appelle Horatio Fortunato, cela ne s'invente pas nous dit la récitante. Peut-on la croire puisqu'elle invente .... Il serait né de parents gardiens d'immeubles rue Adolphe-Focillon, qu'elle dit connaître entre Alésia et la Porte d'Orléans (moi aussi soit dit en passant).
Le livre est dédié à Jacques Truphémus, artiste-peintre lyonnais (disparu il y a quelques jours, précisément le 8 septembre) insuffisamment connu qui exprimait à juste titre que la peinture n'est pas faite pour les gens pressés. C'était un homme qui se livrait peu, préférant laisser la parole à ses oeuvres.
Revenons à Jeanne. Elle passe deux fois par semaine à la caisse 4, le mardi et le vendredi, dans ce supermarché qui la rend sentimentale (p. 32) où les mots coulent et font sirop avec les odeurs de fruit, de pain industriel, de produits ménagers, de comptoirs réfrigérés.
On retrouve une atmosphère proche de celle que Michel Lebrun avait installée dans le Géant et on s'interroge parfois : et si on avait entre les mains un roman policier ?
On rencontrera beaucoup de références musicales, témoignant de goûts éclectiques, allant des Stones à Jean Ferrat. Quand elle arpente les allées du Franprix elle jette pèle-mêle des bribes de tubes des années 80 ou même antérieurs, composés par Michel Berger, Jean-Jacques Goldman, Michel Jonasz. Ces chansons dont Lafon ne nous donne que des extraits sans nommer les titres, je les entends avec elle. C'est plus vrai que vrai.
On est traversé par les paroles de chansons que l'on n'écouterait pas chez soi. (...) je ne résiste pas, ça m'essore un peu.
Quand Jeanne raconte, elle emploie le conditionnel, consciente d'inventer, mais passe très vite à l'imparfait, car elle y croit. Et nous avec, surtout quand la supposée amante de l'homme sombre est partie pour suivre son mari ... au Mexique (p. 36) où moi-même je me trouvais au moment où j'ai lu le roman.
Jeanne est une solitaire qui n'a pas toujours vécu seule. Elle fut de longues années à la colle avec un Arabe, un Arabe qui avait étudié d'accord et qui avait un voit métier comme elle et même peut être mieux qu'elle d'accord et qui buvait du vin et mangeait du cochon d'accord, mais un Arabe. (p. 41) Et ce n'était pas du tout du goût de sa famille, lieu propice à bien des frustrations.
Dans cette famille on a des principes et on doit s'y tenir. Utiliser un dico pour des mots croisés c'est avouer une défaite. (p. 54)
Des expressions, entendues dans l'enfance, remontent à la surface. Chaque famille a son lexique. On a droit à rien disait son père. La mère de Jeanne employait faire face à tout bout de champ quand la mienne usait l'inverse, craignant toujours d'être en carafe, et que ma belle mère ponctuait chacune de ses actions d'un comme ça on sera tranquille. Tout cela enveloppe une certaine angoisse qui se transmet de génération en génération.
Marie-Hélène Lafon décrit des vies ordinaires en faisant preuve, comme toujours, d'une écriture puissante et exigeante. Pour preuve l'éclat adamantin (p. 21) de son cou blanc, la carapace de sa poitrine, un prénom vivace, Iris (p. 35). éreinter les phrases (p. 36). Il est dans son orbe (p. 38). Grand-mère égrotante (p. 40). Je ne suis pas la seule à vanter son art de la juxtaposition d'adjectifs qui apportent de la densité au texte, ce qui n'exclut pas des moments qui font crier les émotions, en employant un verbe surprenant, à la manière d'un oxymore. Pour mieux faire ressentir la solitude ça gueule en silence (p. 36) le besoin de contact.
Elle fait entendre ce que la narratrice pense du monde .... Son grand-père Augustin, la crème des hommes (p. 17) à en croire sa grand-mère. La capacité de recommencement des femmes, et des hommes parfois, me terrasse, et m'émeut.(...) C'est chaque jour et au bout des jours ça fait une vie. (p. 27) . Et soudain la narratrice lâche son sujet pour avouer un petit quelque chose de personnel. Ainsi (p.31) la retraite c'est une question de discipline. Il faut faire attention, se lever à heures régulières, ne pas rester en pyjama toue la matinée, sortir pour les courses avec une liste et le caddie puisque, maintenant, on a le temps, mais ne pas laisser les travaux domestiques se dilater et manger la vie.
Nos vies sont celles de personnages de papier mais aussi un peu les nôtres, avec tout ce qu'elles peuvent recéler d'espoir et de renoncement ... ce qui n'est pas si ordinaire en fin de compte.
Avec Nos vies elle quitte le milieu rural où elle excelle à décrire les derniers paysans. Elle ancre cette fois le récit dans un milieu urbain, mais son écriture demeure prodigieusement humaine.
A défaut de maitriser sa propre vie, la narratrice romance celle des autres. J'y ai cru à fond, peut-être un peu parce que je connais certains des lieux évoqués.
Quoiqu'il en soit l'univers du supermarché est familier à chacun de nous. Marie-Hélène Lafon positionne le cadre du roman dans un Franprix parisien ... au numéro 93 de la rue du Rendez-Vous, la mal nommée (p. 37).
Elle a repris la piste initiée par une nouvelle, publiée en 2012, et dont le titre était Gordana, un prénom de femme rêche nous explique l'auteur à la fin du livre. On trouvera d'ailleurs une référence à un autre de ses écrits, la Maison Santoire (p. 55).
Elle a peaufiné le portrait de Gordana, caissière, qui s'économise pour durer, tenir et surmonter. A moins que ce ne soit la narratrice elle-même qui se regarde dans Gordana comme dans un miroir. Jeanne, car elle s'appelle ainsi, portant un prénom de grand-mère, tire des plans sur les comètes qu'elle croise sur son chemin. Le supermarché est une pépinière de fantasmes suggéré par la caissière, bien sûr, mais aussi par tout client récurrent. Comme celui-ci, encore jeune qui s’obstine à venir chaque vendredi matin, et qu'elle désigne sous l'expression d'homme sombre (p.28).
L'homme mendiait le regard de Gordana et l'onction de ses doigts efficaces. Le geste de l'homme m'a transpercée, son geste de suppliant noble et transi. Le supermarché me rend sentimentale. Ça m'est venu sur le tard après quarante ans. (p. 32)
Quelques regards scrutateurs et le voilà entré dans la vie de Gordana. J'aurai parié que quelques secondes plus tard ils seraient mariés.
Nous étions prévenus (p. 16) quant aux capacités de Jeanne à raconter une histoire : j'ai l'oeil, je n'oublie à peu près rien, ce que j'ai oublié, je l'invente.
Jeanne surveille et guette le moindre indice. Mais quand elle découvre que Gordana a une infirmité (p. 46) elle fait comme si elle n'avait rien remarqué. Un autre client a tout vu. Il s'appelle Horatio Fortunato, cela ne s'invente pas nous dit la récitante. Peut-on la croire puisqu'elle invente .... Il serait né de parents gardiens d'immeubles rue Adolphe-Focillon, qu'elle dit connaître entre Alésia et la Porte d'Orléans (moi aussi soit dit en passant).
Le livre est dédié à Jacques Truphémus, artiste-peintre lyonnais (disparu il y a quelques jours, précisément le 8 septembre) insuffisamment connu qui exprimait à juste titre que la peinture n'est pas faite pour les gens pressés. C'était un homme qui se livrait peu, préférant laisser la parole à ses oeuvres.
Revenons à Jeanne. Elle passe deux fois par semaine à la caisse 4, le mardi et le vendredi, dans ce supermarché qui la rend sentimentale (p. 32) où les mots coulent et font sirop avec les odeurs de fruit, de pain industriel, de produits ménagers, de comptoirs réfrigérés.
On retrouve une atmosphère proche de celle que Michel Lebrun avait installée dans le Géant et on s'interroge parfois : et si on avait entre les mains un roman policier ?
On rencontrera beaucoup de références musicales, témoignant de goûts éclectiques, allant des Stones à Jean Ferrat. Quand elle arpente les allées du Franprix elle jette pèle-mêle des bribes de tubes des années 80 ou même antérieurs, composés par Michel Berger, Jean-Jacques Goldman, Michel Jonasz. Ces chansons dont Lafon ne nous donne que des extraits sans nommer les titres, je les entends avec elle. C'est plus vrai que vrai.
On est traversé par les paroles de chansons que l'on n'écouterait pas chez soi. (...) je ne résiste pas, ça m'essore un peu.
Quand Jeanne raconte, elle emploie le conditionnel, consciente d'inventer, mais passe très vite à l'imparfait, car elle y croit. Et nous avec, surtout quand la supposée amante de l'homme sombre est partie pour suivre son mari ... au Mexique (p. 36) où moi-même je me trouvais au moment où j'ai lu le roman.
Jeanne est une solitaire qui n'a pas toujours vécu seule. Elle fut de longues années à la colle avec un Arabe, un Arabe qui avait étudié d'accord et qui avait un voit métier comme elle et même peut être mieux qu'elle d'accord et qui buvait du vin et mangeait du cochon d'accord, mais un Arabe. (p. 41) Et ce n'était pas du tout du goût de sa famille, lieu propice à bien des frustrations.
Dans cette famille on a des principes et on doit s'y tenir. Utiliser un dico pour des mots croisés c'est avouer une défaite. (p. 54)
Des expressions, entendues dans l'enfance, remontent à la surface. Chaque famille a son lexique. On a droit à rien disait son père. La mère de Jeanne employait faire face à tout bout de champ quand la mienne usait l'inverse, craignant toujours d'être en carafe, et que ma belle mère ponctuait chacune de ses actions d'un comme ça on sera tranquille. Tout cela enveloppe une certaine angoisse qui se transmet de génération en génération.
Marie-Hélène Lafon décrit des vies ordinaires en faisant preuve, comme toujours, d'une écriture puissante et exigeante. Pour preuve l'éclat adamantin (p. 21) de son cou blanc, la carapace de sa poitrine, un prénom vivace, Iris (p. 35). éreinter les phrases (p. 36). Il est dans son orbe (p. 38). Grand-mère égrotante (p. 40). Je ne suis pas la seule à vanter son art de la juxtaposition d'adjectifs qui apportent de la densité au texte, ce qui n'exclut pas des moments qui font crier les émotions, en employant un verbe surprenant, à la manière d'un oxymore. Pour mieux faire ressentir la solitude ça gueule en silence (p. 36) le besoin de contact.
Elle fait entendre ce que la narratrice pense du monde .... Son grand-père Augustin, la crème des hommes (p. 17) à en croire sa grand-mère. La capacité de recommencement des femmes, et des hommes parfois, me terrasse, et m'émeut.(...) C'est chaque jour et au bout des jours ça fait une vie. (p. 27) . Et soudain la narratrice lâche son sujet pour avouer un petit quelque chose de personnel. Ainsi (p.31) la retraite c'est une question de discipline. Il faut faire attention, se lever à heures régulières, ne pas rester en pyjama toue la matinée, sortir pour les courses avec une liste et le caddie puisque, maintenant, on a le temps, mais ne pas laisser les travaux domestiques se dilater et manger la vie.
Nos vies sont celles de personnages de papier mais aussi un peu les nôtres, avec tout ce qu'elles peuvent recéler d'espoir et de renoncement ... ce qui n'est pas si ordinaire en fin de compte.
Nos vies de Marie-Hélène Lafon, chez Buchet Chastel, en librairie depuis le 17 aout 2017
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