Peu de gens connaissent la vie compliquée de la riche (mais pas héritière) fille de l’Ogre des Caraïbes. Il fut un mari autoritaire, colérique, inflexible, violent qui effraya tant sa mère (p. 11), et un père tout aussi peu sentimental dont les ordres, jamais, ne se discutèrent.
On peut disposer d’énormément de dollars sans parvenir à être heureuse. Et ce n’est pas par caprice que Flor de Oro voit sa vie défiler comme un mauvais roman-photos.
Le travail de recherche, mené encore une fois avec une précision infinie par Catherine Bardon - à qui on doit la formidable saga des Déracinés- éclaire une figure importante de cette République dominicaine qui lui doit beaucoup.
On voyage avec elle depuis cette île jusqu’à Venise, en passant par New-York, Miami, Berlin et Paris … A sa manière, elle est, elle aussi, une déracinée … et à ce titre ne pouvait que susciter l’intérêt de la romancière.
J’ai eu grand plaisir à discuter avec elle de ce destin peu ordinaire dans un des bars préférés de Flor, le Ritz, évidemment, qui est cité p. 218.
C'est dans cet espace cosy et chargé d'histoire que j'ai pris les photos qui illustrent cet article. On pourrait croire que c'est un bar de grand hôtel comme il en existe tant mais le Bar Hemingway a ceci de particulier qu'il a été créé initialement pour les femmes parce qu'elles n'avaient pas le droit d'accéder à ces endroits.
Voilà pourquoi, au début du XX° siècle, il s'appelle le Ladies' Bar, puis Le Petit Bar, avant de lui donner en 1994 le nom du écrivain Ernest Hemingway. Il demeure réputé pour ses cocktails dont le Bloody Mary, qui selon la légende fut créé pour l'écrivain afin que sa femme, Mary Welsh, n'y détecte pas l'odeur de l'alcool, le jus de tomate ayant la réputation de masquer le parfum de la vodka.
Aujourd'hui, l'endroit est tel que l'a connu le Prix Nobel de littérature avec ses boiseries, ses fauteuils en cuir capitonné et ses éléments de décor, photographies, gants de boxe, trophées … Il est ouvert Place Vendôme du mardi au samedi de 18 h 30 à 2 h du matin.
Le cocktail qui a la faveur des habitués depuis 1994 s’appelle The Serendipity, un nom qui correspond totalement à la situation puisqu’il qualifie le don de faire une découverte inattendue, en l’occurrence pour nous celle de cette femme. A consommer avec modération, il est composé d’un mélange de Calvados, normand cela va de soi, de menthe fraîche, de jus de pomme doux-amer et de Champagne pour la pétillance. Chaque verre est servi décoré d’une splendide rose blanche.
Le destin de Flor est touchant. Le séjour en pension en France à partir de 9 ans la prive de l'amour de sa mère. L'affection que lui témoignera son père sera intéressée et motivée par son appétit sans limite pour le pouvoir. Flor n'est pas dupe. C’est elle qui le dit : je suis la fille de l’ogre des Caraïbes (p. 170).
Pourtant Catherine est persuadée que paradoxalement elle a dû être aimée par son père mais d'une relation qui fut décevante. La raison est peut-être à chercher dans cette fameuse goutte de sang de "couleur" qui était une tare à une époque où l'Amérique ne cherchait qu'à blanchir la race. Alexandra Lapierre traite cet aspect dans sa biographie de Belle Greene. Et Catherine Bardon fait régulièrement allusion à ce sang noir (p. 317) dont le père a horreur autant que des origines plébéiennes de sa fille.
Flor aurait souhaité que son père lui confie plus longtemps un rôle diplomatique et culturel pour lequel elle avait toutes les aptitudes. Et puis, par dessus tout elle aurait voulu avoir un enfant. Elle ne put jamais concevoir alors que son père lui donna une myriade de demi-sœurs et frères.
Cette femme, qu'on a parfois du mal à plaindre car l'argent l'aura malgré tout aidée à surmonter bien des tourments, devient touchante au fil des pages. Sans être candide ni naïve sur les monstruosités dont son père est coupable (et auquel le lecteur ne trouve aucune circonstance atténuante) elle suit un chemin de résilience et elle doit, pour survivre, refouler ces pensées et ces images, les tenir à distance (p. 148). La suite des événements démontrera néanmoins que ce n’était pas la bonne méthode.
On éprouve donc de l'empathie pour Flor qui n'a jamais connu la liberté, la vraie, car elle fut (presque) toujours sous la coupe d’un mari, d’un nom et surtout toute sa vie d'un père pour qui tout individu devait lui servir à accomplir son grand rêve, développer ce pays qui devient peu à peu sa propriété privée et régner sur lui en maître incontesté (p. 85). En résumé, elle ne fut pas maîtresse de son destin. Et pourtant sa vie fut exceptionnelle.
Elle collectionna les maris mais resta toujours attachée au premier, Porfirio Rubirosa, véritable play-boy qui dit-on, servit de modèle au créateur de James Bond, et dont le nom de famille désigne encore dans les restaurants un poivrier rotatif géant, en raison d'une de ses particularités anatomiques.
Dans les livres d'histoire, Flor n'est pourtant "personne" (p. 351) et sa tombe n'est plus entretenue depuis longtemps. On comprend pourquoi sa personnalité a tant intéressé Catherine Bardon qui, patiemment, et un peu à la manière d'un puzzle, a reconstitué la trajectoire au fil de chapitres très séquencés. Elle donne finalement une place à celle qui est inconnue même de Wikipédia.
L'auteure est très douée pour ce travail de chercheur et d'historien et excelle à suivre une personnalité comme s'il s'agissait d'un jeu de piste. Elle fouille tant le passé qu'au final elle n'a pas grand chose à inventer.
Alors trinquons à la mémoire de Flor et au talent de sa marraine qui a eu raison de nous ouvrir les coulisses de la création (p. 401) et d'ajouter des photographies, même si celles-ci sont de qualité médiocre. Elles apportent de l'authenticité à un récit touchant qui s’apparente à une confidence.
La fille de l'ogre de Catherine Bardon, éditions Les Escales, en librairie depuis le 18 août 2022
La fille de l'ogre de Catherine Bardon, éditions Les Escales, en librairie depuis le 18 août 2022
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