Le cinquième roman que Gaëlle Josse publie chez Notabilia intrigue par sa couverture, très sombre, qui s'oppose aux pages intérieures dès qu'on l'ouvre. L'idée d'avoir conçu un marque-page dans cette tonalité de rouge feu est tout à fait judicieuse.
La photo d'un homme, sac à dos plein, gravissant la pente, tel Sisyphe est presque hypnotique. Et puis, parce rien n’est évident, les pages intérieures de couverture contrastent d’un corail éclatant avec cette fois le profil lumineux de cet homme.
J'ai bien entendu pensé au manganique portrait que l'auteure avait fait de la photographe Vivian Maier dans un précédent livre, Une femme en contre-jour.
L'illustration laisse penser qu’il ne sera question que de montagne. Mais la mer aussi sera présente.
Le livre se déroule sur quatre jours qui nous sont racontés à travers quatre chapitres annoncés chacun par un titre particulier.
Appelée par son frère Olivier, Isabelle rejoint le village des Alpes où ils sont nés. La santé de leur père, ancien guide de montagne, décline, il entre dans les brumes de l'oubli.Le lecteur prend immédiatement le parti de cette fille, jalouse d’être préférée, non pas à son frère Olivier avec lequel elle s’entend plutôt bien, mais à "cette saleté de montagne" (p. 34) où son père s’enfuit. Un père terrible, sans doute rongé par un secret inavouable, celui-là même qui provoque un cri déchirant chaque nuit, un cri du ventre, de terreur, toujours resté sans réponse, ou alors juste avant que sa mémoire ne sombre dans l’infini oubli de la maladie.
Après de longues années d'absence, elle appréhende ce retour. C’est l'ultime possibilité, peut-être, de comprendre qui était ce père si destructeur, si difficile à aimer.
Entre eux trois, pendant quelques jours, l'histoire familiale va se nouer et se dénouer.
On apprendra que la résolution de l'énigme ne réside pas dans l'historie familiale mais dans celle qui s'écrit avec un H majuscule quand celle-ci est terrible et empoisonne plusieurs générations, y compris celle qui n'a aucune responsabilité dans les faits qui se sont déroulés.
Aurais-je traversé toute ta vie comme une ombre ? interroge Isabelle qui se remet en cause (p. 35), probablement parce qu'elle aussi est porteuse d’une culpabilité énorme (la mort de son compagnon Vincent).
Dans une famille meurtrie, la mère parfois, aplanit les mauvais souvenirs. Ici elle est une femme aux lèvres pâles, au sourire triste et aux robes de jardins fleuris (p. 76) qui ne suffiront pas.
La vérité se fera jour progressivement : tu t’avances dans la pénombre et le chemin s’efface, tu te perds et tu sèmes de petits cailloux en papier pour retrouver tes propres traces (p. 60).
On suit le cheminement de la pensée d'Isabelle dont on comprend qu'elle aussi doit se défaire d'un fardeau. Je blesse et je me blesse, cela m’épuise, mais je ne sais comment faire autrement (p. 90). On revit avec elle le souvenir d'un voyage scolaire au cours duquel elle découvre des requins dans un aquarium minuscule et a envie de pleurer. Elle aurait pu elle aussi se jeter à la tête d’un cheval maltraité par son maître, comme Nietzsche le fit avant de sombrer dans la maladie mentale qui l’emporta deux ans plus tard (p. 95).
On peut alors comprendre qu'il soit probable que son père soit lui aussi atteint … ce que le compagnon d'Isabelle devinera avant elle : ton père a une épine dans le coeur (…) On ne sait rien des autres, accepte-le (p. 99).
Il n'est pas simple de remettre en cause les certitudes de l'enfance à propos d'un parent qui s'est opposé à ses choix de vie et qu’elle croit être un ogre. Même si la fille a réussi à se débrouiller, et à travailler dans la voie qu'elle avait décidé de suivre.
Fera-t-elle la paix in extremis avec ce père (p. 115)qui ne supportait pas le caprice d’une gamine parce qu’"ici on ne pleure pas pour rien" ?
Gaëlle Josse nous offre un récit de résistance et de résilience autour d'une fille qui n'a pas accepté la parole paternelle : Tu ne seras jamais aimée de personne. Tu m'as dit ça, un jour, mon père. Tu vas rater ta vie. Tu m'as dit ça, aussi. De toutes mes forces, j'ai voulu faire mentir ta malédiction.
Ce roman est d'une puissance universelle. Quelle que soit la famille que nous avons, il nous amène à faire nous aussi le point.
La nuit des pères de Gaëlle Josse, Notabilia, en librairie le 18 août 2022
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