J’ai rarement été déçue par un livre publié chez Finitude. Les corps solides est un de mes derniers coups de coeur. Plus encore, ce roman de Joseph Incardona est un uppercut.
On le classera dans les romans sociaux (comme le dernier Olivier Dorchamps Fuir l'Eden). Il est aussi de la veine de Changer le sens des rivières de Murielle Magellan, Un jour viendra couleur d’orange de Grégoire Delacourt, Feel good de Thomas Gunzig.
On pensera aussi à Einstein, le sexe et moi d’Olivier Liron à l’annonce du Jeu (avec un J majuscule). Si je donne tant de références, ce n’est pas du tout pour pointer d’éventuelles similitudes mais une communauté de pensée.
Anna, ancienne championne de surf, vit à l’écart du monde sur la côte Basque avec son fils Léo depuis le décès de son mari en Californie. Chichement mais en équilibre, comme le sportif sur une haute vague. Il suffit de perdre son boulot, pour risquer de se voir saisir son mobile home et lâcher tout le peu qu’elle s’est construit avec patience à l’écart du monde (p. 64). La dégringolade est imminente, entraînant avec elle son fils Léo dans "une succession de chutes, un vertige ininterrompu et, le centre de gravité, le malheur". (p. 53).
A moins d’inverser le cours des choses … mais si l’énergie, le courage, l’obstination et la constance suffisaient, cela se saurait, non ?
Joseph Incardona a sa touche très personnelle pour raconter, en 27 chapitres estampillés d’un mot, rarement plus, renvoyant aux règnes animal, minéral puis végétal, une fiction qui frôle tant la réalité qu’elle nous prend par les tripes et ne nous lâche pas jusqu’à la fin. On croit l’intrigue cousue de fil blanc mais c’est un fil noir qui nous prend au lasso.
À partir de quand le monde s’est-il complexifié au détriment des individus ? Depuis quand la procédure et la bureaucratie ont pris le dessus sur le bon sens ? (p. 36) La société est bien malade. On le sait et on en fait régulièrement l'expérience a minima mais cette fois on le vit totalement à travers la bascule qui s'opère dans la vie d'Anna et de son fils.
Doit-on en vouloir au destin ou à la société ? Le roman interroge le concept de solidarité, entre femmes, entre personnes de la même classe sociale, et de la fidélité aux amis, aux idées, aux serments, sans oublier les liens filiaux et le respect de la parole donné. L'auteur pose la question (p. 145) : Qui sait si une promesse peut aider à traverser l’enfer ? Il démontre aussi comment, paradoxalement, on en vient à être indifférent à tout à force d'épuisement (p. 209).
Quand l’équilibre est fragile, la précarité n’est pas loin. Le cerveau d’Anna tourne en boucle : il ne s’agit même plus d’imaginer un futur, mais de ne pas perdre le peu qu’elle a réussi à avoir. Réussira-t-elle à force d’énergie, de courage, d’obstination et de constance à se sortir dignement d'une situation fabriquée par des cyniques ? Son expérience du surfing lui sera-t-elle salvatrice ?
Le changement de ton est radical dans la seconde partie, consacrée au Jeu, dont on découvre le règlement à mesure, instaurant ainsi un suspens supplémentaire. Les spectateurs assidus de Koh Lanta découvriront une version plus terrible de l'épreuve des poteaux.
L'auteur a réussi, tout en imaginant une fiction peu probable, et qui s'achève de manière surréaliste, à secouer nos consciences. Du grand art.
Les corps solides de Joseph Incardona, éditions Finitude, en librairie depuis le 25 août 2022
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