Les abeilles grises peuvent autant être considéré comme un récit totalement ancré dans une réalité plausible qu’un conte philosophique.
Kourkov Andreï, dont on peut deviner les opinions politiques quand il dit en interview je suis d’origine russe, mais ukrainien politiquement, ne prend néanmoins jamais ouvertement parti, pas davantage que son personnage principal qui laissera derrière lui le grondement des canons proches et lointains de la guerre à laquelle il ne prenait aucune part mais dont il était devenu simplement l’habitant. Habitant de la guerre (p. 179).
S’il y a une cause qu’il défend, c’est celle de l’humanisme, démontrant que tout le monde pouvait (aurait pu/ pourrait) vivre en paix et cohabiter en bonne intelligence dans un territoire propice au bonheur.
Voilà pourquoi il est si souvent question de saveurs, celle du miel, celle des plats que les femmes préparent, comme les samsas, des chaussons embaumant la viande (p.251), celle toute simple d’un verre de vodka partagé avec de l’ail et du sel, ce qui fait de ce livre une célébration de la bonne chère, même si c’est toujours en proportion raisonnable. Le miel est une douceur qui unit les gens.
Voilà aussi pourquoi, et même si le personnage principal est surpris par la différence culturelle, ou religieuse, il est dans l’entraide avec les Tatars avec qui il se liera en Crimée et qu’on ne lui connait jamais de mauvaises intentions. Y compris à l’égard de sa femme, malgré son départ brutal avec sa fille pour Vinnytsia.
Pachka qui a des copains séparatistes à Karousselino serait-il le sniper qui est en embuscade ? Et dans quel camp est Petro le soldat qui recharge son portable ?
Sergueïtch veut aussi se distraire de l’oisiveté et de la mélancolie (p. 114) mais il ne ne sait pas trop où aller, ni où se fixer. Les souvenirs sont ce qui rend la vie plus douce même quand on est privé de sucre (p. 96). Rêver lui évite de regarder la vérité de la réalité et lui permet de supporter bien des dilemmes comme celui de se taire ou de parler. Tous ces rêves ont un sens. Dieu nous souffle à travers les rêves la conduite à tenir dira-t-il à la fin de son voyage (p. 395).
Au cours de son périple Sergueïtch va faire des rencontres, certaines positives, d’autres étranges ou inquiétantes. Chacune sera source de questions, mais on observera une cohésion de points de vue autour des ruches. Et puis il faudra bien continuer à vivre. Du coup les mésaventures, car le roman est construit sur ce registre, s’inscrivent dans une apparente absurdité. On pourrait en rire si on ne savait pas que, depuis la publication du roman en Ukraine, le conflit a repris et s’est intensifié.
On va suivre Sergueïtch pendant presque un an et noter son éveil progressif à la réalité du conflit, à l’intérieur ou l’extérieur de la zone grise. On sera surpris par la non fin du roman qui, sans se terminer en queue de poisson, ne donne pas d’indication sur ce qui va arriver aux personnages. C’est peut-être que, bien qu’écrit avant la guerre qui éclata en février 2022, l’auteur pressentait que le conflit de 2014 n’avait fait que s’endormir sans avoir été réglé et qu’il était susceptible de se réveiller, à l’instar d’un volcan.
Au début du roman, nous découvrons le quotidien d’un apiculteur quinquagénaire (on sait p. 152 qu’il a 49 ans), du nom de Sergueïtch, qui vit dans le village de Mala Starogradivka (sans doute minuscule puisque je n’ai pas réussi à le localiser en cherchant sur Internet) dont on apprend qu’il est situé depuis trois ans dans un territoire quasi désertique, mais pas tout à fait un no man’s land, une zone dite « grise », située en république du Donetsk, qui n’est ni ukrainienne ni russe, surveillée de part et d’autre par les soldats ukrainiens et les séparatistes prorusses (p. 243) comme d’autres nombreuses régions de l'est de l'Ukraine où les combats sont les plus intenses, formant une sorte de cordon de 436 km.
Il aurait pu, en serrant les dents, parce que la zone est privée d’électricité et d’eau courante, et abandonné de tous, continuer à y mener apprend-on (p. 30) « une vie tranquille, à l’abri du besoin. Savourant l’été le bourdonnement des abeilles, et l’hiver le calme et le silence, la blancheur des champs couverts de neige et l’immobilité du ciel gris. Il aurait pu passer ainsi le reste de sa vie, mais le sort en avait décidé autrement. Quelque chose s’était brisé dans le pays, s’était brisé à Kiev, là où il y avait toujours un truc qui n’allait pas. S’était brisé, et de telle manière que de douloureuses fissures s’étaient propagées dans tout le pays, comme dans du verre, et que de ces fissures du sang avait coulé. Une guerre avait éclaté, dont la cause pour Sergueïtch, depuis trois ans déjà, restait brumeuse. »
Kourkov Andreï tente d’installer une sorte d’explication à l’impensable. Un premier obus avait éclaté sur l’église et dès le lendemain les gens ont commencé à partir (…) d’un côté ou de l’autre, avec les ukrainiens ou chez les proséparatistes, jusqu’à ce que l’apiculteur se retrouve seul avec un autre homme, Pachka. Et pas de chance c’était son ennemi d’enfance. Ils ne mesurent pas le temps à l’identique. L’un s’attache aux jours (Pachka les coche), l’autre aux heures. Ils sont aussi différents que les rues dans lesquelles ils vivent - les rues Lénine et Chevtchenko - mais la première moitié du roman s’attache à décrire leur amitié improbable et leur quotidien en temps de guerre.
Ils vont être obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue que l’on comprend divergents vis-à-vis du conflit. Aux conditions de vie rudimentaires s'ajoute la monotonie des journées d'hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs. Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attiraient des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches, et ressentir une sensation très agréable, ce qui était effectivement une tradition très populaire du Dombas, pratiquée par l’ancien président d’Ukraine qui y voyait une procédure médicale.
J’ignorais que l’apiculture est une activité traditionnelle de l’Ukraine et du Donbass en particulier. Etre apiculteur est dans ce pays synonyme de sagesse. On se méfiera peu d’un tel homme. Sergueïtch sera perçu comme un être sage et positif, jamais agressif. Le miel est un commerce important pour le pays. De fait, c’est de l’argent et Sergueïtch l’utilisera comme monnaie d’échange et d’objet de douceur.
A l’approche du printemps et considérant la zone dévastée, Sergueïtch s’inquiète du devenir de ses abeilles pour le moment en hivernage dans la grange et décide de chercher un endroit plus calme où elles pourront butiner. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part avec l’idée de retrouver un certain Athem, un Tatar, rencontré autrefois lors d’un congrès d’apiculteurs et vivant à Kouibychevo près de Bakhtchissaraï, en Crimée.
J’évoquais, au début de ce billet, la dimension philosophique du roman. L’auteur a beaucoup lu les psychanalystes et il n’a pas choisi le métier de son héros au hasard. La ruche est la métaphore d’une société idéale. Les abeilles sont les seules à avoir créé une véritable communauté communiste. Où de plus aucune n’est mal traitée. Les habitants de la zone grise, en se comportant avec empathie, sont les « abeilles » du titre du roman et Sergueïtch devient lui-même une sorte de roi des abeilles, en considérant qu’il n’avait plus d’autre famille à présent que ses abeilles (p. 261).
Il lui arrive de comparer les humains aux insectes soit pour justifier un de ses comportements, en voulant continuer à vivre seul : La loi de la nature avait fait en sorte que toutes les créatures vivantes veuillent vivre en couples. Toutes, excepté les abeilles ! (p. 219) Soit lorsque les abeilles font quelque chose d’aberrant comme se bousculer à l’entrée de la ruche. Il leur reprochera alors de se comporter comme des humains (p. 314).
Après une étape idyllique grâce à Galia l’épicière, installée à Vessele près de Melitopol, il découvre avec bonheur la Crimée, un « lieu de douceur au goût de miel », véritable paradis pour ses abeilles et donc pour lui aussi. Cependant la présence menaçante et la surveillance permanente de l’occupant russe lui rappelleront qu’il est considéré comme un étranger … surtout lorsqu’il doit passer un point de contrôle.
Plusieurs explications lui manquent. Il suppose que les Russes ont dû changer tous les numéros (de téléphone) des Tatars de Crimée quand ils ont annexé la presqu’île. Pourtant Pachka lui avait dit que les gens continuaient d’aller à la mer là-bas, comme avant (de fait le lecteur constatera plus loin avec surprise que le tourisme y demeure actif). C’est donc que la situation est calme pense Sergueïtch (p. 118). Sans parler de désinformation, on remarquera qu’il ne sait pas du tout quelle est la situation géopolitique de son pays.
Il survit à sa solitude angoissante en pensant à la beauté de sa femme et à ses robes excentriques, il se réfugie dans la nostalgie de quelques souvenirs heureux ou drôles mais il restera toujours hanté par les images des morts ou des occupants russes dans ses cauchemars ou ses rêves prémonitoires.
La complexité des noms propres, dont l’orthographe a sans doute été modifiée par l’administration, ne m’a pas permis de suivre exactement le périple de l’apiculteur. Il manque vraiment une carte géographique (et même géopolitique) mais je me suis laissée embarquer dans cette histoire aux épisodes surréalistes et parfois kafkaïens, tant cette guerre est une folie.
J’ai parfois été dérangée par quelques incohérences, comme par exemple le fait que l’abonnement téléphonique soit encore actif (sous réserve de pouvoir recharger la batterie) car il me semble que les transactions financières sont suspendues.
Par contre, me sentant impuissante à l’égard de ce conflit que je trouve effectivement aberrant, j’ai très souvent été mal à l’aise pour considérer le roman comme une fiction car la guerre est au coeur des actualités télévisées tous les soirs. J’ai frémi lorsque j’ai lu (p.180) son soulagement de traverser la région de Zaporijjia alors encore en paix.
J’ai relevé -sans les admettre- les enjeux fratricides perpétrés par une guerre qui martyrise les habitants. On comprend, parfois à demi-mot parce que les faits obéissent à une autre logique que la nôtre, diverses manières que prend la manipulation soviétique à l’encontre des populations rétives à leurs idées : menaces, chantage, désinformation, arrestations abusives, intimidations.
Sans oublier, et nous en sommes désormais conscients, combien le «grand frère russe» manipule l’opinion. Poutine -qui ne saurait mentir estiment les prorusses- aurait déclaré lors de sa venue en Crimée : ici on est en sainte terre russe (p. 367) comme si ses déclarations étaient parole d’Evangile.
Tout ce qui autrefois était soviétique est devenu russe, et ce qui n’est pas devenu russe le deviendra plus tard, avait expliqué (p. 101) le soldat séparatiste, ami de Pachka. Tout, toujours, revient à sa source, à son point de départ. Cette parole est importante car elle justifie à demi mot la position de Poutine et ultérieurement celle de Sergueïtch qui reviendra chez lui.
Enfin il faut souligner que l’auteur est plutôt féministe, ce qui se traduit par la présence de femmes fortes mais sensibles : Galia, la vendeuse férue de marketing (elle donne des conseils pour mieux vendre et livre ses astuces p. 197) installée à Vessele près de Melitopol, et même son ex-épouse qui accepte d’accueillir la fille de la courageuse tatare Aysilu, qui l’aidera dans le travail des ruches.
Andreï Kourkov est né en 1961 près de Leningrad (Saint-Pétersbourg) dans une famille communiste. Il a vécu son enfance à Kiev et s’est passionné pour les langues étrangères (il en parle une dizaine, dont le français et le japonais). Il a fait son service militaire comme gardien de prison à Odessa où il préfère écrire des contes pour enfants plutôt que de rédiger des rapports officiels. Son premier roman, qu’il commence par vendre à la sauvette sur un bout de trottoir à Kiev, est publié deux semaines avant la chute de l’Union soviétique.
Avec Le Pingouin (Liana Levi, 2000), il rencontre un immense succès en France et à l’international. Suivront une quinzaine de romans, tous écrits dans sa langue maternelle, en russe, mêlant absurde, humour et tendresse où percent les espoirs et les dérives de la société postsoviétique. Il est également l’auteur de nombreux scénarios et films documentaires. Traduite en trente-six langues, son œuvre est publiée en France par les éditions Liana Levi.
Son prochain livre à paraître sera un polar historique se passant à Kiev en 1919
Les abeilles grises - Kourkov Andreï, Liana Levi, en librairie depuis le 3 février 2022
Sélection Prix Femina étranger 2022Sélectionné dans le cadre du Prix des Lecteurs d’Antony 2023
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