Adama Diop est déjà sur scène lorsque le public prend place dans les gradins. Ce n’est pas surprenant. On a l’habitude. Il s’adresse au public, dans une forme de complicité. Nous ne sommes pas encore étonnés. Mais lorsqu’il nous parle en wolof on s’interroge. Et quand Emilie Lehuraux le rejoint et que commence une leçon de langues vivantes on se demande si ce sont bien Othello et Desdémone qui sont sur le plateau ou si ne nous serions pas trompé de spectacle.
C’est ignorer qu’à l’époque de Shakespeare les comédiens étaient coutumiers du fait parce qu’il était important de s’assurer la complicité du public. Quitte à effectuer jusqu’à des clowneries.
Il y aura plusieurs moments comme cela ce soir, régulièrement, ce qui est à la fois un point fort et une faiblesse du spectacle.
S’il est important qu’on se sente interpelé il n’empêche que ne pas avoir de réponse à donner aux comédiens est désarmant.
A peine a-t-on sympathisé avec le couple amoureux que surgit Nicolas Bouchaud qui, sans aucune. équivoque possible, nous fait part de ses intentions machiavéliques, basées uniquement sur la jalousie qu’il entretient à l’égard de son maître. Je n’agis ni par amour, ni par dévouement (mais dans mon seul propre intérêt). C’est clair et net.
C’est un interprète exceptionnel. J’ignore s’il sera « moliérisable » pour ce rôle -il le fut en 2014 pour le Misanthrope- mais Dieu qu’il mérite une statuette ! Et comme elle est inconfortable notre position, car nous ne pouvons nous autoriser à aimer ce personnage si détestable.
Le texte de Shakespeare, sensationnellement traduit par Jean-Michel Déprats (ou retraduit car il me semble avoir changé depuis 1986, quand Hans Peter Cloos le mit en scène à la MC93 de Bobigny) s’avère être d’une modernité remarquable.
La mise en scène de Jean-François Sivadier est surprenante pour qui ne le connait pas. Il y avait déjà du rock dans Un ennemi du peuple que Marc Jeancourt avait programmé à La Piscine en 2019. Et déjà Nicolas Bouchaud (il est à raison de toutes les créations de ce metteur en scène qui a bien raison de distribuer depuis plus de vingt ans).
Tout ce qui est ajouté, le morceau de Queen comme la chanson de Dalida, Paroles, paroles, arrive totalement à propos. Y compris la scène finale dont je ne vous dirai pas de quelle grimace il s’agit pour ne pas ruiner votre surprise et vous empêcher de l’apprécier. Le seul inconvénient est malgré tout d’allonger le temps de la représentation dont il est nécessaire, effectivement, qu’elle commence à 20 heures, faute de rater le dernier transport en commun.
Tous les acteurs sont surprenants. Outre Nicolas Bouchaud et Adama Diop, artiste en résidence à L’Azimut (qui fut un si formidable Lopakhine aux côtés d’Isabelle Huppert dans La Cerisaie à Avignon en 2021), il faut souligner le talent juste éclos de la jeune Émilie Lehureaux dont il est certain qu’on va entendre parler, capable d’incarner avec autant de justesse la respectueuse Desdémone que la troublante prostituée Bianca. C’est d’ailleurs une excellente idée de lui avoir confié les deux rôles car cela ajoute de l’ambiguïté puisque Bianca est la maîtresse de Cassio et qu’Othello redoute que sa femme le devienne.
Cyril Bothorel, dont la silhouette rappelle Daniel Emilfork, dégage une énergie fiévreuse. Gulliver Hecq endosse l’habit de Rodrerigo et supporte d’être le souffre-douleur de Iago. Stéphan Butel surprend en Cassio. Jisca Kalvanda est Émilia, la troublante épouse de Iago.
La scénographie imaginée par le metteur en scène (avec Christian Tirole et Virginie Gervaise) joue sur les vides et suggère un jardin au lointain. autant qu’un palais en ruines dont le sol serait veiné de marbre. Othello pourrait y être heureux puisqu’il est un général victorieux et qu’il connait un amour partagé avec sa femme. C’est sans compter sur le pouvoir (destructif) des mots qui, s’ils ne sont que des mots, ont cependant davantage le pouvoir de détruire que de guérir le coeur. Les dialogues tournent en rond et se répètent souvent en boucle. C’est à devenir fou … Othello sombre.
Jean-François Sivadier nous montre comment l’emprise s’installe et tisse sa toile, ce qui est d’une grande modernité par rapport à nos préoccupations actuelles.
La mort d’Othello est un crime et n’a rien d’un sacrifice. Voilà pourquoi j’ai été peu convaincue, bien que j’en comprenne le sens, par le masque blanc avec lequel il revient au dernier acte.
Othello de William Shakespeare
Texte français Jean-Michel Déprats
Mise en scène Jean-François Sivadier
Avec Cyril Bothorel (le père de Desdémone), Nicolas Bouchaud (Iago), Stephen Butel (Cassio), Adama Diop (Othello), Gulliver Hecq (Roderigo), Jisca Kalvanda (Émilia), Emilie Lehuraux (Desdémone et Bianca)
Collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit
Scénographie Jean-François Sivadier, Christian Tirole, Virginie Gervaise
Lumière Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin
Son Ève-Anne Joalland
Costumes Virginie Gervaise
Dramaturgie Véronique TimsitCréation 2022. Vu au Théâtre La Piscine de l'Azimut le 25 mai 2023
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