Vue du ciel, la presqu’île de Plougastel est comme une main ouverte avancée dans les eaux tempérées de la rade de Brest. Elle y recueille de la douceur, de la vigueur. Dix-sept kilomètres de long, sept de large, un petit territoire enfoncé dans ses criques, ensoleillé plus souvent qu’à Brest, bien remisé du vent mais pas de la pluie nécessaire à sa culture. Les terres s’y réchauffent au climat océanique comme celles de Concepción, cette région du Chili, d’où Amédée Frézier ramena les premiers plants. Car l’histoire de la fraise c’est aussi la mer et le voyage (p. 27).
Ça commençait bien. J’allais déguster ce récit autobiographique d’Eric Labbé dont je m’étais tout de même inquiétée de la longueur, … 242 pages, et dont le titre est emprunté à un de ses ouvriers (p. 64).
De fait, j’ai eu le sentiment de m’engager dans un tunnel sans fin, où la température croissait au fur et à mesure que je balayais l’écran (car je l’ai lu en format numérique et il est probable que cela a pesé sur mon attention).
C’est pourtant peu dire que le sujet m’intéressait car, d’une part À bride abattue étant alternativement culturel et culinaire, j’ai souvent eu l’occasion de préparer des plats avec ce fruit. Et je sais aussi combien il appartient au patrimoine de ma région puisque la Fraise de Paris était réputée dans le monde entier au XIX° tant pour sa qualité que pour ses volumes.
La variété originelle était la Fragaria vesca de Linné (Fraise des bois). Elle fut détrônée par l’arrivée d’une fraise de gros calibre venue d’Amérique et qui ne s’accommoda pas au climat francilien.
Du coup, les maraîchers améliorèrent la fraise des bois et donnèrent naissance à la fraise de Montreuil. Jusqu’à ce que la fraise venue du midi détrôna les douces Belles de Meaux ou encore Meudonnaises. Cependant la fraise francilienne n’est pas oubliée et est encore célébrée au mois de juin où deux fêtes de la fraise se succèdent dans l’Essonne, à Marcoussis et à Bièvres où j’avais eu l’occasion de prendre cette photo de la reine en 2019.
Aujourd’hui, du fait des problèmes de main-d’œuvre et du développement des transports, la concurrence extérieure est forte, comme le souligne Alain Labbé. Elle n’en demeure pas moins un fruit d’exception que les Franciliens peuvent notamment aller cueillir directement dans de nombreuses cueillettes franciliennes, ou trouver sur les étals des marchés. Et l’exposition qui se déploie actuellement à la Conciergerie sur la Gastronomie française fait référence à cette Fraise de Paris.
Pendant douze ans, il fut navigateur. Producteur de fraises à Plougastel depuis 1999, Alain Labbé n’a rien oublié de son passé de navigateur. Il a côtoyé pendant une douzaine d’années les marins les plus connus comme Éric Tabarly, Olivier de Kersauson ou Éric Loizeau et les souvenirs remontent à la surface régulièrement, troublant le fil de son récit sur la culture de la fraise et ses aléas, depuis l’établissement de l’exploitation, la cueillette, la vente sur les marchés, la gestion du personnel saisonnier, etc …
Il commence un mois de décembre et racontera, de mois en mois, la chronologie de cette culture et de sa commercialisation, sans rien occulter du désarroi de la filière qui gagnerait à ce que la Fraise de Plougastel deviennent une AOP, ou du moins une IGP, comme il le souligne au chapitre 6, après avoir présenté les axes d’un hypothétique plan de relance.
C’est cet aspect socio-économique qui m’a le plus intéressée, de même que ses diatribes sur comportements des consommateurs sur les marchés (chapitres 11 et 12). J’ai souri aussi lorsqu’il se mets en rogne contre ces voleurs de fraises, sans doute des gens des nouveaux lotissements venus de la ville. Je maudissais aussi Agnès Varda et son film Les Glaneurs que je n’avais pas vu, mais aussi cette émission vue récemment à la télévision sur le droit de glanage où trois sociologues et un juriste affirmaient pouvoir entrer dans mes tunnels pour « finir » la récolte. Et quoi encore ! (P. 179)
Cela respire le vécu et pourtant Agnès Varda n’incitait pas au vol car son film réalisé en 2000 (que j’ai vu et dont le titre exact est Les glaneurs et la glaneuse) n’encourage pas à se servir avant ou pendant les récoltes par les producteurs, mais après.
On peut se passionner pour ce livre, qui a plusieurs qualités (sincérité, auto-dérision) pourvu d’accepter toutes les digressions marines qui, par contre m’ont perdue en chemin. Les anecdotes autobiographiques ne font pas de cet ouvrage un roman, même si elles sont savoureuses. En voici une : À propos de gariguette, l’autre jour à Quimper, un client a prétendu avec beaucoup de morgue que le mot gariguette prenait deux « r ». Il s’est emparé d’une étiquette pour bien montrer à tous l’erreur du producteur qui fait des fautes. Je lui ai dit que non, gariguette ne prend qu’un « r ». Il n’était pas d’accord. J’ai ajouté qu’un seul « r » suffisait à ce terrible fruit que j’adore pour son goût acidulé, cette intime symétrie entre le sucre et l’acide. Par contre le mot connerie, lui, prenait bien deux « n » dans tous les cas de figure. Le type est reparti furieux. De toute façon, disait-il, il préférait la mara des bois et je n’en avais pas (p. 148).
On est loin de la puissance d’un À la ligne de Joseph Ponthus qui pourtant lui aussi narrait sa reconversion en conserverie. C’est dommage mais je crois qu’il y a matière à construire un scénario qui, une fois filmé, pourrait alerter (et distraire) sur les difficultés de ce métier ô combien indispensable.
Le bateau fraise par Alain Labbé, Libretto, Date de parution 1 juin 2023
Précédemment publié le 4 mars 2020 aux éditions Phébus avec une autre couverture.
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