Ce n’est pas une nouveauté, mais justement, qu’il est agréable (aussi) de lire un roman une fois que "tout le monde" a fini d’en parler.
Je peux donc me sentir libre … et si j’en dis du bien, c’est que L’homme que je ne devais pas aimer le mérite amplement à mes yeux.
Ariane, elle s’appelle ainsi, et il est inutile de penser qu’Agathe se cache derrière ce prénom qui commence et finit par la même lettre. Je parierai plutôt qu’elle l’a choisi pour son évocation de la grande amoureuse de Belle du Seigneur, et pour la connotation à Dédale, l’architecte du labyrinthe crétois qui réussit à s’en échapper en se collant une paire d’ailes (son fils Icare eut moins de chance, il prit feu en voulant rivaliser avec le soleil). Également pour la référence à la passion d’Ariane pour Thésée, l’aidant à combattre le Minotaure en lui donnant une pelote de fil.
C’est le second roman d’Agathe Ruga, le premier que je lis, et j’espère qu’il sera suivi par de nombreux autres, qu’ils soient autofictionnés ou pas, cela ne pèse pas dans mon intérêt. Ce qui m’a touchée, c’est la vérité des sentiments. Et l’analyse que l’auteure fait de la passion. Et puis aussi le parallèle qu’elle établit entre sa mère et elle. On voit combien l’héroïne est conditionnée par l’image paternelle, fut-elle celle d’un père de substitution.
« Il y a un an, je suis tombée amoureuse comme on tombe malade. Il m’a regardée, c’est tout. Dans ses yeux, dans leur promesse et ma renaissance, j’étais soudain atteinte d’un mal incurable ne laissant présager rien de beau ni de fécond. Son regard était la goupille d’une grenade, un compte à rebours vers la mort programmée de ma famille. »Ariane, heureuse en mariage et mère comblée de trois enfants, fait la rencontre de Sandro. Cette passion se propage comme un incendie et dévore peu à peu les actes de sa vie. Ariane est en fuite. L’amour pour son mari, l’attention à son entourage, à la littérature dont elle a fait son métier, sont remplacés par des gestes irrationnels, destinés à attirer l’attention d’un quasi-inconnu. Quels démons poussent Ariane vers cette obsession adolescente ? Quels pères, quels hommes de sa vie ce jeune roi de la nuit ressuscite-t-il ?
La seule grenade, c’était moi, écrit-elle (p. 112). Elle poursuit en se livrant à sa propre critique, citant Beigbeder : La vie d’adulte, c’est construire des châteaux de sable, et sauter dessus à pieds joints.
Peu m’importe qu’Agathe Ruga soir aussi blogueuse littéraire et instagrammeuse. Son nom m’était connu, de loin, car je ne l’ai jamais rencontrée, à peine croisée sur les réseaux sociaux, si bien que je n’avais pas d’elle l’image d’une influenceuse à la mode. Plutôt celle d’une fille sérieuse, qui a entrepris le gros travail de création du Prix des Blogueurs littéraires, auquel il me semble avoir donné mon vote, au moins les deux premières années (je me souviens particulièrement de notre emballement mérité pour Einstein, le sexe et moi, le premier roman d’Olivier Liron). Il faut dire que le Covid a modifié de nombreux paysages et la pandémie est en tôle de fond du roman.
Peu m’importe donc que l’auteure soit blogueuse mais ce qu’elle dit de cette activité m’intéresse. Elle explique en quoi la création d’un blog consacré à l’écriture l’a sauvée (p. 155), je ne dirai pas de quoi pour ne pas spolier mais je trouve son analyse très juste. Et combien elle a raison de souligner la disponibilité mentale que cela exige de poster régulièrement. Lire était ma vie, mon exutoire. Mais soudain toute la littérature m’était devenue étrangère (p. 165). Et cette activité qui l’avait précédemment sauvée est passée subitement à la trappe. Elle a tranché dans le vif comme on pouvait autrefois se couper les cheveux en signe de deuil.
L’homme que je ne devais pas aimer est un livre qui m’a saisie, parce qu’on y reconnaît des émotions que nous éprouvons tous, même si nous n’avons pas tous le courage ou l’audace de les vivre à fond. Il est d’une modernité absolue tout en étant universel. C’est l’œuvre d’un véritable auteur, dans la veine d’autres romans qui abordent les rapports mère-fille (et leurs conséquences) comme Fugitive parce que reine de Violaine Huisman, de Lisa Balavoine, en particulier Eparse, mais aussi dans la lignée d’écrivains comme Christine Angot.
L’homme que je ne devais pas aimer d’Agathe Ruga, Flammarion, en librairie depuis le 13 avril 2022
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