Vous avez forcément entendu parler de la présence lumineuse d’Isabelle Carré dans La Campagne de Martin Crimp, en ce moment à la Scala (après avoir triomphé au Rond-Point).
Comme Sylvain Maurice a eu raison de nous proposer cette pièce de l’auteur contemporain anglais qui écrit formidablement bien sur le thème de la perversité !
Richard, médecin, sa femme Corinne (Isabelle Carré) et les enfants ont fui les bruits de Londres, le confort bourgeois et un passé trouble qu’ils déchiffrent à peine eux-mêmes. Installés à la campagne ils disent rêver d’une vie tranquille, bucolique. Mais Richard revient un soir avec Rebecca (Manon Clavel), une jeune femme qu’il dit avoir trouvée inconsciente sur le bord de la route.L’atmosphère exsude alors des doutes qui résurgent du passé dès lors que Corinne trouve des indices troublants qu’elle considère comme des pièces à conviction.
Ils sont cinq personnages, mais nous n’en verrons que trois sur scène, et encore puisqu’ils ne seront jamais que deux à s’affronter. Les autres, Morris et Sophie, ne se manifesteront que par téléphone et nous constaterons combien la présence de cet objet sur la table n’est pas anodin.
Le décor est construit par les jeux de lumières (splendides, de Rodolphe Martin) qui illuminent les protagonistes tout en laissant des zones d’ombre, exactement comme les dialogues où tout est signifiant même s’ils ne s’enchaînent pas suivant une logique habituelle de question-réponse. Le ton semble léger alors que les propos sont graves. Exemple : c’est ton métier d’amener une inconnue dans notre maison au milieu de la nuit ?
Derrière la gentillesse des remarques du mari (J’espère que tu lui as donné quelque chose / J’espère que tu t’es montrée gentille) on sent monter une forme d’emprise. Ou de tentative de domination car Corinne est plus forte qu’il n’y parait, esquivant la dispute d’un : Et bien c’est ce que j’ai dit / fait … comme si elle était parfaitement d’accord avec son conjoint, ce qui ne la retient pas de poursuivre son enquête : Donc il n’y avait pas de sac (alors que jusque là il n’a jamais été question de cet accessoire).
Ce qui est fort dans l’écriture de Crimp (auteur anglais né en 1956), c’est l’absence de silence dans la conversation sans pour autant que les réponses soient données par ceux qui s’affrontent en détournant le propos. Du moins dans la première partie. Au final nous comprendrons que personne ne gagne, ou alors momentanément, comme dans un jeu de Chi Fou Mi (dont le nom vient dit-on du japonais Hi Fu Mi, signifiant Un-deux-trois).
Martin Crimp ponctue chacun des cinq actes du terme ciseaux, pierre ou papier et -c’est l’unique reproche que je ferais à la mise en scène- cette mention m’a manqué. Elle aurait pu apparaître, sans qu’il soit besoin de prévoir un dispositif supplémentaire, sur l’écran qui, à la fin, mentionne que l’action se poursuit quelques mois plus tard.
Ce jeu de mains, dont l’apparition en Europe est assez récente, ne se pratique qu’à deux. De fait, s’ils sont trois à s’affronter, ils ne jouent jamais la partie ensemble. Les arguments que chacun avance ne peuvent pas l’emporter définitivement. Une nouvelle partie s’engage à chaque acte. Rappelons que ce n’est pas un jeu de stratégie mais de complet hasard, avec une probabilité stricte de 1/3, sauf à connaître l’adversaire et à tenter de deviner ses coups. Ce qui nous ramène dans le champ de la domination.
Mais, en essayant de contrer la logique de l’adversaire, le joueur en adopte une lui-même, que son challenger peut mettre à son profit à son tour. La meilleure méthode sera finalement de rester suffisamment concentré pour enlever toute apparence logique à ses choix et se rapprocher du hasard. Si bien que le spectateur est mené en bateau par l’auteur quand il croit réussir à percer la logique de chaque personnage, en retenant quelques mots comme Un salaud de manipulateur (dit Richard à propos d’un patient) / Personne n’a à mentir (dit Richard à Morris), Ne me fais pas mal (tantôt dit comme une supplique, tantôt comme une menace) ou encore Le docteur a violé toutes les règles (dit Rebecca).
Tout va vite. Comme dans les parties de pierre-feuille-ciseaux et la pièce progresse par soubresauts au fil d’échanges de rarement plus de trois phrases, dans une forme de dialogue où les répliques se chevauchent sans se répondre réellement, en une écholalie faussement résolutive :
- Ce n’est pas la ville, tu ne peux pas juste ….
- Je sais qu’on ne peut pas.- Donc il n’y avait pas de sac.
Parfois, comme s’il s’agissait d’un stratagème, l’un ou l’autre invoque Morris, ou Sophie, qui sont d’ailleurs bien réels et qui interviendront régulièrement (au téléphone) comme des arbitres de jeu.
La table devient une métaphore de la Cène, sans repas (juste un verre d’eau), avec trahison, condamnation et résurrection … Quant aux ciseaux, ils sont bel et bien omniprésents tout au long de l’histoire, utiles (pour découper du papier au tout début) ou arme contre soi ou l’autre.
Certes, il y a aussi de longue diatribes lorsque par exemple Corinne se lance dans un interminable échafaudage d’hypothèses en opposition à Rebecca qui vient de lui reprocher que plus vous parlez moins vous en dites (p. 48). Quand la première juge la seconde sentencieuse, l’autre se met en colère en jugeant Corinne complètement aveugle et condescendante. Alors Rebecca finira par raconter sa propre histoire sous forme de conte qu’elle lirait aux enfants. Elle le fait pour effrayer Richard en lui montrant sa capacité à dévoiler le pot aux roses. Quant à lui, il l’implore de raconter ce que tu penses que nous ne pouvons pas dire, ce à quoi elle répond à juste titre : Comment pourrais-je te raconter ce que je ne peux pas (ce qui évidemment va frustrer le spectateur).
L’écriture de Crimp est une machine de guerre et les trois comédiens ferraillent avec grande intelligence pour maintenir le couple en équilibre ou le faire imploser. Isabelle Carré et Manon Clavel sont aussi touchantes l’une que l’autre. Les votants des Molière les avaient distinguées en nominant la première pour le Molière de la comédienne ET la seconde pour celui de la comédienne dans un second rôle.
The country a été écrit en 2000 et avait fait l’objet d’une première création en France en 2003 par Louis-Do de Lencquesaing à la Maison des arts de Créteil avec Christine Boisson, Anne Mouglalis et Laurent Grévill.
La Campagne de Martin Crimp dans la traduction Philippe Djian
Mise en scène et scénographie Sylvain MauriceAvec Isabelle Carré, Manon Clavel et Yannick Choirat en alternance avec Emmanuel Noblet (qui jouait le soir de ma venue),
Lumières Rodolphe MartinDu 25 mai au 18 juin 2023 à 17 ou 21 heures
A La Scala - 13 boulevard de Strasbourg - 75010 Paris
Pièce publiée chez l’Arche en 2002
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