Anna Dubosc est la première gagnante du Prix Hors concours, avec un livre atypique, c'est le moins qu'on puisse dire. Je plébiscite ce choix même si elle n'était pas la seule à mériter une récompense.
Il faut reconnaitre que le jury ne pourra pas être taxé de conformisme parce que la jeune femme qui semble si timide ose raconter sans aucune fioriture ce que la dégradation de l'état de santé de sa mère provoque en elle. Koumiko Muraoka est poète. Elle est née en Mandchourie et a émigré à Paris bien avant la naissance de sa fille.
On peut se rendre compte de la singularité de cette artiste dans le film de Chris Marker, "Le mystère Koumiko", tourné en 1965 alors que le Japon se trouvait dans la dynamique des Jeux Olympiques.
Le site de l'éditeur, Rue des promenades, n'édulcore pas la situation : Elle n’a pas le droit de sortir, mais on s’en fiche, on sort. Elle enfile sa doudoune. En dessous, elle porte un tee-shirt et un survêtement. Je regarde la peau de ses chevilles fripée. Elle n’a pas ses bas de contention, elle dit que ça la serre trop. J’ai beau lui expliquer que c’est fait exprès, elle est convaincue que c’est mauvais. J’insiste, j’ai peur qu’elle meure d’une embolie. « Il faut que tu mettes tes bas, c’est important, maman. » Mes mots s’enfoncent comme dans un cauchemar d’impuissance. « On verra ça plus tard. Je peux pas tout faire, j’ai trop de choses à penser ! » D’un coup, je la crois. Que je m’inquiète pour rien, que je l’emmerde pour rien. Qu’elle ne va jamais mourir, qu’elle n’a pas le temps de mourir, qu’il n’en est pas question.
Koumiko est l'occasion, pour Anna Dubosc, de parler de sa mère qui s'enfonce dans la maladie, en inventant une façon de parler de la douleur et de la plénitude de la relation qui se dégrade. Elle ose des réflexions incroyables. Cette jeune femme ultra timide (je l'ai rencontrée) parle de sa mère à la troisième personne, en la désignant par son prénom et néanmoins avec une pudeur qui ne tarit jamais.
Elle n'hésite pas à écrire que sa mère glapit : ma tête c'est pourri. Elle la décrit comme un poulet sans tête courant dans tous les sens. Et la couverture du livre illustre cette métaphore avec un cliché évoquant la pellicule du film de Chris Marker. Parfois elle fait semblant de ne pas comprendre. Elle me gonfle, nous dit-elle, s'énerve contre ses lubies (p. 92). J'ai envie de lui dire ferme ta gueule, putain, espèce de cinglée !
Quelques lignes plus loin elle surenchérit : puis merde, elle n'a qu'à s'exprimer. Je ne lis pas dans ses pensées. Je suis sure qu'elle n'a rien dit pour jubiler de nous en vouloir et nous accabler de culpabilité.
Et pourtant l'amour qu'elle lui porte suinte page après page. Je me mets en quatre, j'essaie de tout lui remettre dans la tête. j'ai peur. Si je la laisse s'enliser, nous aussi, elle nous oubliera (...) Ça me touche et ça m'agace, son attachement à des petites choses insignifiantes et sans valeur, mais qui n'ont justement pas de prix, qui sont uniques, qu'on ne peut pas remplacer. (p. 72)
Son alimentation la désespère et son rapport au désordre la sidère. Quand il lui arrive de désirer conserver un objet superflu elle se moque d'elle-même : voilà que je fais ma Koumiko. (p. 36) Si ma fille avait connaissance de cette réflexion elle se l'approprierait pour se moquer de moi qui ai (tout autant qu'elle) horreur de jeter.
Elle a comme un don à l'envers, maintenant, pour dégotter ce qu'il y a de plus mauvais. Là je la reconnais quand même, dans cet excès, cette démesure. (p. 75)
Le lecteur s'interroge sur la fonction que l'approche de la fin de sa mère a pour effet sur elle, et en quoi on touche -ou non- à l'universel. Apprenant qu'elle est atteinte d'une maladie de la moelle osseuse elle écrit : enfin il se passait quelque chose. la mort de ma mère, ça c'était sérieux. Ça me sortait de la torpeur, ça me mettait dans l'action (p. 13)
On comprend vite qu'une sorte de mouvement de balancier s'opère inéluctablement entre Koumiko, la poétesse et Anna l'écrivain : ça fait 7 ans qu'elle n'écrit plus, depuis que je suis moi-même publiée, comme s'il n'y avait pas de place pour deux dans l'écriture ou qu'il suffisait qu'une seule de nous deux écrive.
C'est tellement beau tout ce qu'elle raconte. J'ai le coeur qui bat, je veux pas en perdre une miette (p. 83) Et Anna note avec frénésie la moindre de ses réflexions ... comme j'ai pu le faire aussi quand j'accompagnais ma mère dans cette même maladie.
Je comprends donc parfaitement ce qu'elle peut éprouver en assistant, avec impuissance aux moments où sa mère partage avec elle des moments de bonheur naïf comme lorsqu'elle vit des instants de blues intense, lourds comme du plomb.
Elle est stupéfiée par sa lucidité, comme si elle lui sautait à la gorge, alors qu'elle l'avait crue morte. (p. 148) Combien de fois ai-je ressenti semblable interrogation. Combien de fois ma mère aussi me demandait si la maison existait toujours et semblait rassurée quand je lui répondais par l'affirmative.
Oui, ces personnes là, même si elles perdent la tête, la perdent à leur façon, mais curieusement toutes de la même manière. Et si l'écriture d'Anna Dubosc est singulière elle n'en est pas moins magnifique.
Anna Dubosc est née à Paris en 1974. Elle écrit avec l’intensité et la légèreté de celles qui font tourner le monde. Ses mots jaillissent au milieu de la ville, du chaos, du rire, de la mort. Ils rejoignent les autres, expriment ce qui nous lie et ce qui nous délie. Frontale, drôle, pince-sans-rire, Anna Dubosc démonte le monde pour le remettre à l’endroit.
Elle a publié des textes, des chroniques et des interviews dans les revues Purple, Purple journal, Citizen K, Libération Style, Something, Ce soir. Ses collages et dessins sont régulièrement exposés dans les galeries.
Koumiko d'Anna Dubosc, éditions Rue des Promenades, 14 euros
Il faut reconnaitre que le jury ne pourra pas être taxé de conformisme parce que la jeune femme qui semble si timide ose raconter sans aucune fioriture ce que la dégradation de l'état de santé de sa mère provoque en elle. Koumiko Muraoka est poète. Elle est née en Mandchourie et a émigré à Paris bien avant la naissance de sa fille.
On peut se rendre compte de la singularité de cette artiste dans le film de Chris Marker, "Le mystère Koumiko", tourné en 1965 alors que le Japon se trouvait dans la dynamique des Jeux Olympiques.
Le site de l'éditeur, Rue des promenades, n'édulcore pas la situation : Elle n’a pas le droit de sortir, mais on s’en fiche, on sort. Elle enfile sa doudoune. En dessous, elle porte un tee-shirt et un survêtement. Je regarde la peau de ses chevilles fripée. Elle n’a pas ses bas de contention, elle dit que ça la serre trop. J’ai beau lui expliquer que c’est fait exprès, elle est convaincue que c’est mauvais. J’insiste, j’ai peur qu’elle meure d’une embolie. « Il faut que tu mettes tes bas, c’est important, maman. » Mes mots s’enfoncent comme dans un cauchemar d’impuissance. « On verra ça plus tard. Je peux pas tout faire, j’ai trop de choses à penser ! » D’un coup, je la crois. Que je m’inquiète pour rien, que je l’emmerde pour rien. Qu’elle ne va jamais mourir, qu’elle n’a pas le temps de mourir, qu’il n’en est pas question.
Koumiko est l'occasion, pour Anna Dubosc, de parler de sa mère qui s'enfonce dans la maladie, en inventant une façon de parler de la douleur et de la plénitude de la relation qui se dégrade. Elle ose des réflexions incroyables. Cette jeune femme ultra timide (je l'ai rencontrée) parle de sa mère à la troisième personne, en la désignant par son prénom et néanmoins avec une pudeur qui ne tarit jamais.
Elle n'hésite pas à écrire que sa mère glapit : ma tête c'est pourri. Elle la décrit comme un poulet sans tête courant dans tous les sens. Et la couverture du livre illustre cette métaphore avec un cliché évoquant la pellicule du film de Chris Marker. Parfois elle fait semblant de ne pas comprendre. Elle me gonfle, nous dit-elle, s'énerve contre ses lubies (p. 92). J'ai envie de lui dire ferme ta gueule, putain, espèce de cinglée !
Quelques lignes plus loin elle surenchérit : puis merde, elle n'a qu'à s'exprimer. Je ne lis pas dans ses pensées. Je suis sure qu'elle n'a rien dit pour jubiler de nous en vouloir et nous accabler de culpabilité.
Et pourtant l'amour qu'elle lui porte suinte page après page. Je me mets en quatre, j'essaie de tout lui remettre dans la tête. j'ai peur. Si je la laisse s'enliser, nous aussi, elle nous oubliera (...) Ça me touche et ça m'agace, son attachement à des petites choses insignifiantes et sans valeur, mais qui n'ont justement pas de prix, qui sont uniques, qu'on ne peut pas remplacer. (p. 72)
Son alimentation la désespère et son rapport au désordre la sidère. Quand il lui arrive de désirer conserver un objet superflu elle se moque d'elle-même : voilà que je fais ma Koumiko. (p. 36) Si ma fille avait connaissance de cette réflexion elle se l'approprierait pour se moquer de moi qui ai (tout autant qu'elle) horreur de jeter.
Elle a comme un don à l'envers, maintenant, pour dégotter ce qu'il y a de plus mauvais. Là je la reconnais quand même, dans cet excès, cette démesure. (p. 75)
Le lecteur s'interroge sur la fonction que l'approche de la fin de sa mère a pour effet sur elle, et en quoi on touche -ou non- à l'universel. Apprenant qu'elle est atteinte d'une maladie de la moelle osseuse elle écrit : enfin il se passait quelque chose. la mort de ma mère, ça c'était sérieux. Ça me sortait de la torpeur, ça me mettait dans l'action (p. 13)
On comprend vite qu'une sorte de mouvement de balancier s'opère inéluctablement entre Koumiko, la poétesse et Anna l'écrivain : ça fait 7 ans qu'elle n'écrit plus, depuis que je suis moi-même publiée, comme s'il n'y avait pas de place pour deux dans l'écriture ou qu'il suffisait qu'une seule de nous deux écrive.
C'est tellement beau tout ce qu'elle raconte. J'ai le coeur qui bat, je veux pas en perdre une miette (p. 83) Et Anna note avec frénésie la moindre de ses réflexions ... comme j'ai pu le faire aussi quand j'accompagnais ma mère dans cette même maladie.
Je comprends donc parfaitement ce qu'elle peut éprouver en assistant, avec impuissance aux moments où sa mère partage avec elle des moments de bonheur naïf comme lorsqu'elle vit des instants de blues intense, lourds comme du plomb.
Elle est stupéfiée par sa lucidité, comme si elle lui sautait à la gorge, alors qu'elle l'avait crue morte. (p. 148) Combien de fois ai-je ressenti semblable interrogation. Combien de fois ma mère aussi me demandait si la maison existait toujours et semblait rassurée quand je lui répondais par l'affirmative.
Oui, ces personnes là, même si elles perdent la tête, la perdent à leur façon, mais curieusement toutes de la même manière. Et si l'écriture d'Anna Dubosc est singulière elle n'en est pas moins magnifique.
Anna Dubosc est née à Paris en 1974. Elle écrit avec l’intensité et la légèreté de celles qui font tourner le monde. Ses mots jaillissent au milieu de la ville, du chaos, du rire, de la mort. Ils rejoignent les autres, expriment ce qui nous lie et ce qui nous délie. Frontale, drôle, pince-sans-rire, Anna Dubosc démonte le monde pour le remettre à l’endroit.
Elle a publié des textes, des chroniques et des interviews dans les revues Purple, Purple journal, Citizen K, Libération Style, Something, Ce soir. Ses collages et dessins sont régulièrement exposés dans les galeries.
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