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mercredi 22 août 2018

La vraie vie d'Adeline Dieudonné, chez l'Iconoclaste

(mise à jour 11 juin 2019)
Je n'ai pas pour habitude de parler d'un livre avant sa date de sortie en librairie mais je fais exception pour La vraie vie parce que ce premier roman est un énorme coup de coeur et je constate que je ne suis pas la seule en apprenant qu'il est déjà sélectionné pour plusieurs prix littéraires (depuis que j'ai écrit ces lignes le roman a reçu le Prix du roman Fnac, le Prix Première plume et le Prix Filigranes 2018, et beaucoup d'autres récompenses dont on se réjouit). Ce n'est peut-être pas fini.

Le roman s'annonçait initiatique, drôle et acide. Le résumé le décrit comme le manuel de survie d'une guerrière en milieu hostile. La fureur de vivre en quelque sorte.

Invitée à la présentation des romans de la rentrée par l'Iconoclaste, j'avais eu la chance d'entendre Adeline Dieudonné nous promettre une littérature qui capterait le lecteur, qui ne le lâcherait pas. Je confirme !

La romancière belge nous a comblés. Elle situe l'action de ce premier roman dans un lotissement où chacun vit sa prostration solitaire, devant sa télé, cultivant, au choix, dépression, aigreur, misanthropie, apathie ou diabète (p. 122).

La famille habite un pavillon qui pourrait à première vue être ordinaire, si la quatrième des chambres n'était pas si épouvantable.

Chez eux, il y a quatre chambres. Celle du frère, la sienne, celle des parents. Et celle des cadavres. Le père est chasseur de gros gibier. Un prédateur en puissance. La mère est transparente, amibe craintive, soumise à ses humeurs.

Avec son frère, Gilles, elle tente de déjouer ce quotidien saumâtre. Ils jouent dans les carcasses des voitures de la casse en attendant la petite musique qui annoncera l’arrivée du marchand de glaces. Mais un jour, un violent accident vient faire bégayer le présent. Et rien ne sera plus jamais comme avant.

Le premier chapitre donne tout de suite le ton, cinglant, d'un humour que l'on espère longtemps être du second degré. Il ne pourra rien arriver de léger et de joyeux à la narratrice (dont on ignore le prénom) dans cet endroit évoquant la maison hantée d'un film d'horreur ou celle d'un ogre.
Par chance on est tout de suite rassuré par l'explication qu'elle donne à son jeune frère, Gilles : Les histoires, elles servent à mettre dedans tout ce qui nous fait peur, comme ça on est sûr que ça n'arrive pas dans la vraie vie (p. 17).

Il y a dans ce roman des mots inconnus comme les smoutebollen, des beignets saupoudrés de sucre glace, que l'on dévore dans des fêtes foraines qui nous rappellent les racines belge d'Adeline (p. 122), et de pures inventions tel que boumboulé (p. 24) comme dit Gilles pour désigner une voiture cabossée. Il y a surtout une manière très personnelle d'enchainer les actions.

Un grand malheur est donc arrivé au marchand de glaces, et dont l'enfant se sent responsable. La vermine prend le pouvoir dans la tête de l'enfant : La vie est une grande soupe dans un mixer au milieu de laquelle il faut essayer de ne pas finir déchiqueté par les lames qui vous attirent vers le fond. (p. 89)
La grande soeur décide (p. 50) de créer une machine pour voyager dans le temps et remettre de l'ordre dans tout ça. A partir de ce moment là ma vie ne m'est plus apparue comme une branche ratée de la réalité, un brouillon destiné à être réécrit, et tout m'a semblé plus supportable.

Il lui faudra pour cela ensorceler un objet de valeur. Vous devinerez sans doute comme moi au fil de votre lecture de quel objet il pourrait s'agir.

Ce qu'elle invente ce n'est pas un outil, c'est l'espoir. En croyant qu'en travaillant beaucoup on peux y arriver ... comme Marie Curie qu'elle ne connaissait pas et qui va devenir son modèle à partir du moment où elle aura eu connaissance de son parcours. Les pédagogues appellent cela la motivation.  On sait que l'être humain fonctionne de manière binaire. Les soucis empêchent les apprentissages de l'enfant, ou au contraire les dopent, parce que l'effet ne peut pas précéder la cause sauf si on accepte le principe de causalité inversée (p. 110).

Alors qu'elle acceptait (jusque là) comme une évidence qu'un garçon valait plus qu'une fille et qu'il y avait des domaines auxquels je n'avais pas accès. (p. 118) l'entrée au collège marquera un grand changement pour la jeune fille. L'écriture elle aussi émerge de la chrysalide et se déploie dans une autre réalité (à partir de la page 109). Le lecteur est en complète empathie avec la collégienne, et aussi, mais à un degré moindre, avec la mère à qui la fille osera poser la "vraie" question : Maman, pourquoi tu as raté ta vie ? (p. 209)

On partage sa méconnaissance du principe d'indétermination de Heisenberg ... dont nous aussi on aimerait ne pas en être privé (p. 128).

Je vous préviens que l'auteure est drôlement douée en physique pour aborder comme elle le fait la dualité ondes-particules (p. 135). Egalement en analyse de texte pour oser comparer le Roi Lion à Hamlet et Disney à Shakespeare (p. 139). Il est vrai que c'est troublant.

Adeline Dieudonné nous offre un ouvrage atypique. L'écriture est fantastique et j'ai parfois pensé à Ma reine, paru l'an dernier, chez le même éditeur. Je me suis aussi interrogée sur le sens à mettre à son oeuvre. Est-ce que ce ne serait pas qu'un jeu avec le lecteur ? Au delà du conte ...

Quand je l'ai rencontrée elle disait n'avoir pas beaucoup réfléchi avant d'écrire et avoir voulu raconter l'histoire d'une héroïne qui va conquérir sa liberté, en silence, sur la pointe des pieds en raison du goût de son père pour l'anéantissement (p. 134) après un jeu de nuit d'une cruauté innommable (p. 174).

L'auteure avait encore le mot hésitant pour expliquer l'élan qui l'avait portée pour faire ressentir la peur et la souffrance de cette gamine, la violence subie (et rendue) ... Elle disait qu'en cherchant les ressources de son personnage, elle avait essayé de trouver les siennes et c'est vrai que c'est exactement ce que j'ai curieusement ressenti en moi-même au fur et à mesure que j'avançais dans le récit.

Elle a l'art de nous terroriser tout en nous transmettant des ondes positives.  Il y a du Stephen King en elle !

La vraie vie d'Adeline Dieudonné, chez l'Iconoclaste, en librairie le 29 août 2018
Grand prix du roman des lectrices de ELLE (ex-aequo) avec Jesmyn Ward pour "Le Chant des revenants", aux éditions Belfond.

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