Tchekov a toujours insisté pour que sa pièce soit considérée comme une comédie et plusieurs metteurs en scène l'ont entendu. Il faut jouer La Cerisaie comme un vaudeville… disait Antoine Vitez. Après lui, c'est la voie que Nicolas Liautard et Magalie Nadaud (co-metteuse en scène) ont choisi, n'en déplaise aux spectateurs s'attendant à assister à un drame.
Moi-même ayant vu d'autres partis pris je n'étais pas habituée à celui-ci et pourtant cette invitation au plaisir immédiat du théâtre est suggérée à tout instant par le texte dont Nicolas Liautard a repris la traduction, rendant les dialogues plus modernes.
Au commencement tous les comédiens déambulent sur le plateau, bavardant en duo. De toute évidence ils ne sont pas encore dans la peau de leur personnage mais bien dans cet entre deux qui permet probablement d'apprivoiser leur stress. C'est amusant de remarquer Marc Jeancourt (directeur de La Piscine, interprète du rôle de Epikhodov) surveiller l'installation du public. En effet c'est dans son théâtre que j'ai vu la pièce, étant au Mexique au moment de la création à la Tempête.
Astucieux aussi que ce soit Emilien Diard-Detoeuf (Lopakhine) qui lance la représentation : Voilà ça y est enfin ça commence, canalisant à la fois l'impatience des spectateurs et celle de son personnage, pressé d'accueillir Lioubov Andréevna (Nanou Garcia) et sa famille à son retour de voyage.
La Cerisaie est le nom d’une propriété où l’élégante Ranevskava et son frère ont passé leur enfance. A son retour de Paris, Lioubov Andreevna Ranevskava doit se rendre à l’évidence. Il faut vendre son domaine et, avec lui ce verger à cerises qui en fait le raffinement, la beauté et la célébrité à travers la Russie. Lopakhine, ancien serf devenu marchand, l’achètera. Il en abattra les arbres pour construire des résidences hôtelières car pour lui ancien serf, posséder cette Cerisaie exige d’en détruire la beauté.
Les adresses à la salle seront fréquentes et on se sent plus invité qu'observateur. Alors qu'on sait que la Cerisaie sera vendue on se prend au jeu et on suit le déroulement en imaginant une fin heureuse. Le traitement en comédie n'empêche pas d'entendre le tourment de ceux qui vont devoir partir définitivement alors même qu'ils viennent tout juste de rentrer après une longue absence. Perdre sa maison, ses racines, c'est forcément triste. Mais il y a de la légèreté dans la pièce et c'est un grand plaisir de la savourer avec des comédiens qui jouent une large palette d'émotions.
Lopakhine est sur le chemin de la réussite sociale sans renier ses origines : J’ai beaucoup d’argent mais je reste un moujik. Il aurait pu être joué comme un parvenu mais non, et on le verra à la toute fin distribuer aimablement de l'argent.
Les renversements de situation : riche/pauvre, ignorant/cultivé sont une des thématiques, et la question traverse les siècles : Autrefois la Cerisaie c’était pour des maîtres et des valet, aujourd’hui ce sera pour des touristes.
On remarquera aussi les germes d'une préoccupation écologique. D'une part à travers l'hypothèse de transformer le domaine à des fins touristiques et d'autre part à propos des changements climatiques. Epikhodov en fait le constat : Il fait moins 3°, et la Cerisaie qui est en fleurs ! Qu’est-ce que c’est que ce climat !
Ce personnage apporte de la légèreté aussi en raison de ses mésaventures : Il m’arrive une catastrophe par jour. Au-celà ce ses déboires qui font rire, il endosse le rôle du clown blanc en prenant la guitare pour jouer l'air mélancolique et romantique de Solo tu (chanté par Matia Bazar en 1977).
La menace de la vente, fixée au 22 août, est récurrente et inéluctable en raison des dettes à rembourser. Les évocations du passé sont constantes mais la nostalgie est de courte durée pour tous : Le soleil se lève. Regardez ces arbres magnifiques, le rossignol qui chante ...
L'action semble tourner en rond, comme si les personnages étaient empêchés d'avancer, soit par timidité, soit par fatalisme. Ainsi Lopakhine ne demandera pas la main de Varia (Célia Rosich) et le mariage n'aura pas lieu non plus entre Epikhodov et Douniacha (Jade Fortineau). Encore moins entre l'étudiant Trofimov (Simon Rembado) et la fragile Ania (Sarah Brannens). Lioubov ne se résoudra pas à accepter la suggestion de Lopakhine de transformer le domaine et finira par le perdre, de sa propre volonté : J’aimerais tellement me débarrasser du passé.
Chacun se perd dans ses réflexions : Beaucoup de choses qui nous dépassent complètement seront évidentes demain.
Alors on danse, on chante, on boit, on rit, on fait la fête (sous un lustre cher au metteur en scène et qui se trouvait déjà dans le décor de ses précédentes pièces), sous la houlette de Pichtchik (Fabrice Pierre), on se congratule ... On se soucie beaucoup des uns et des autres; l'argent circule. Charlotte (Emel Hollocou) exécute des tours de magie. Tout est paillette.
Lioubov semble avoir achevé le travail de deuil pour s'autoriser un nouveau départ : Adieu maison, adieu vie ancienne, bonjour vie nouvelle.
On accepte donc de tourner la page et c'est au final un message d'espoir que le public savoure.
On peut considérer le contraire en estimant que tout dérape, jusqu'à la situation de Firs (Jean-François Guillet) qui restera seul en scène après le départ de tous : la vie est passée et on dirait que je ne l’ai pas vécue.
Et si tout n'avait précisément été qu'un rêve, drôle et amer, justifiant qu'il n'y a pas plus de Cerisaie que de mariage, laissant augurer que même la revanche sociale ne sera sans doute pas éternelle ?
Cette mise en scène, économe de décor, mais pas de lumières ni de costumes (contemporains mais très justes) est cohérente et la direction d'acteurs permet aux comédiens de donner le meilleur d'eux-mêmes. Plusieurs scènes resteront longtemps dans nos mémoires, même si tout a une fin dans ce monde...
Texte français Nicolas Liautard
Mise en scène Nicolas Liautard et Magalie Nadaud
Créée à la Tempête
Scénographie Nicolas Liautard et Magalie Nadaud
Costumes Sara Bartesaghi Gallo et Simona Grassano
Lumières Muriel Sachs assistée de Emeric Teste
Avec Jean-François Guillet, Sarah Brannens , Jean-Yves Broustail, Emilien Diard-Detoeuf, Jade Fortineau, Nanou Garcia, Emel Hollocou, Marc Jeancourt, Fabrice Pierre, Simon Rembado, Célia Rosich, Christophe Battarel en alternance avec Paul-Henri Harang.
La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de Christophe Battarel/Emilie Augé
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