Natacha Calestremé est une femme qui ne traite que des sujets qui lui tiennent à coeur, quel qu'en soit le mode (cinématographique ou littéraire). Elle aurait pu faire un documentaire sur la perversion narcissique. Elle a choisi de construire une intrigue qui ait autant la vocation de distraire que de faire réfléchir.
En ce sens ce livre est un roman, un vrai, et il est important de le souligner. J'ai éprouvé un grand plaisir de lecture. L'intrigue est très bien construite, irréprochable sur le fond (l'auteur a effectué un travail de recherche plutôt colossal) et captivante.
Les blessures du silence peut donc se lire comme un (très bon) roman policier mais il a aussi pour vocation d'ouvrir les yeux sur un fléau qui touche 1 femme sur 5, et dont les hommes ne sont évidemment pas épargnés.
Natacha connait parfaitement le phénomène d'emprise et la manipulation qui en découle. Elle a pour ambition de déciller les yeux de celles et ceux qui n'ont encore pas compris qu'elles ou ils vont se faire broyer ... tout simplement.
Car dans ce type de situation le sujet a perdu sa lucidité, alors qu'il saurait très bien analyser le contexte pour un de ses proches et lui recommander la (bonne) décision à prendre. Il n'y en a d'ailleurs qu'une seule, la fuite. Mais pour cela il faut d'abord arrêter de se considérer comme plus fort (e) que tout.
Avant cela, et personne ne prétendra que c'est facile, il importe de prendre conscience du phénomène. Il n'y a qu'un évènement extérieur à sa propre vie qui ait cette puissance. La mort de Marie Trintignant a fait réfléchir beaucoup de femmes sur les risques qu'elles encourraient à rester auprès d'un compagnon violent. Dans le roman, c'est une conférence à laquelle la chef de service d'Amandine l'entraîne, après avoir pu se libérer d'une emprise semblable, quoique moins fatale.
L'efficacité de cet élément extérieur est subordonnée à l'état psychologique de l'individu qui ne changera que s'il est prêt à évoluer. Cette conjonction est fragile. C'est bien pourquoi des drames ont lieu tous les jours, et sans qu'on les attribue à la perversion narcissique ... parce qu'elle ne laisse pas de trace et que le (vrai) coupable n'a même pas besoin d'alibi. Il est insoupçonnable.
Amandine Moulin a disparu. Son mari évoque un possible suicide. Ses parents affirment qu'elle a été tuée. Ses collègues pensent qu'elle s'est enfuie avec un amant. Qui croire ? Qui manipule qui ? Connaît-on vraiment la personne qui vit à nos côtés ?
L'intrigue est poignante et déroutante, Natacha Calestremé le reconnait elle-même en employant ce mot sur la quatrième de couverture (où pour la première fois elle assume aussi de revendiquer le sujet traité). De fait le lecteur pataugera un peu dans les premiers chapitres.
La construction, intercalant présent et passé, n'est pas chronologique. Elle est perturbante, sans doute intentionnellement, pour témoigner que dans ce genre de situation personne ne comprend la victime. Ça finit par marcher et on se surprend à ne plus vouloir lâcher le livre, impatient d'en savoir plus.
J'étais assaillie de questions à la fin du premier tiers. Les témoignages sont contradictoires et ne correspondent pas avec la description qui est faite de cette mère de trois petites filles. Puis-je faire confiance à sa détresse ? Son odieux mari est-il coupable comme tout me le porte à croire ? Yoann Clivel se fait-il balader par son supérieur, Filipo, qui ne serait alors pas le bon samaritain qu'il prétend être ? Quel rôle a pu jouer auprès d'Amandine son soit disant ami Roland Beys ?
J'ai mis longtemps aussi à comprendre le sens profond du titre, énigmatique de prime abord. Et ce n'est pas la couverture qui pouvait me renseigner. Si les victimes ne partent pas, reviennent, répètent une vie sentimentale chaotique, et si elles-mêmes ne savent pas pourquoi elles subissent ainsi l'insupportable c'est en raison de ces blessures, qui constituent l'élément fondateur de leur destin.
L'auteure a déjà abordé le sujet, dans son précédent livre, Les Racines du sang. On hérite des épreuves non résolues et on reproduit les erreurs de nos parents. C'est souvent le père ou la mère qui a installé la prédisposition à "tolérer" la perversion parce qu'eux-mêmes étaient manipulateur. L'ancrage peut aussi être consécutif à un événement traumatisant. Et une fois le processus enclenché il peut toucher toutes les sphères, l'intime comme le professionnel. C'est le sujet du livre de Delphine de Vigan D'après une histoire vraie.
Le roman de Natacha est passionnant. Rien n'y est anodin. Il est important de fermer toutes les hypothèses pour ne pas être perturbé par des suspicions inutiles (p. 165). Alors Yoann enquêtera aussi sur son patron qu'il mettra sur écoute.
Le livre répond à toutes les questions et va même au-delà puisque après avoir dépeint les effets de l'emprise et de la perversion, les silences qui accompagnent cette violence invisible, les pièges dans lesquels tombe l'entourage… l'auteure donne les clefs pour s'en libérer, sans que je puisse vous dire si son héroïne est parvenue à s'en saisir. N'oubliez pas que c'est un thriller que vous avez entre les mains !
J'ai adoré la scène de la recherche de la disparue par le chien Bestof (p. 86) dont le travail nous est décrit avec toutes les expressions idoines. On se doute qu'il y a eu en amont une reconstitution semblable, ce dont Natacha m'a confirmé avoir bénéficié. Elle cite dans les remerciements le maître-chien Bruno Bencteux qui travaille au Centre national d'instruction cynophile de la Gendarmerie de Gramat ... et son formidable saint-hubert, seule race de chien capable de retrouver un corps plus de dix jours après sa disparition.
Dans le roman, la piste s'achève sous un pilier du Pont Mirabeau, où coule la Seine, comme le disait si joliment Rimbaud. Car, et c'est un autre des aspects positifs du roman, le récit est ponctué de jolies descriptions de Paris, plutôt inhabituelles.
Trois ans de recherches (c'est beaucoup, mais indispensable) ont été nécessaires pour répondre aux questions que l'auteure s'est posé après un drame qui l'a touchée de très près. Une de ses amies est décédée suite à un harcèlement conjugal que personne n'a estimé à sa juste valeur.
Je ne vais pas ici décortiquer le processus. Je préférerais vous renvoyer à la lecture du roman (et notamment aux pages 234 et suivantes). Mais s'il faut vous convaincre je dirais malgré tout, pour faire court, que la victime ignore longtemps sa position. Il est donc probable que des lectrices découvriront au fil des pages qu'elles sont manipulées, et ce n'est pas pour autant qu'elles pourront s'en libérer.
Le pervers est dangereux car il arrive avec le masque de la séduction, et le sésame de la normalité. Il appartient souvent à une CSP élevée. Il a beau être atteint psychiquement, cela ne se voit pas. On réalisera plus tard qu'on ne connaissait pas cette personne à qui on a accordé toute notre confiance (puisqu'on l'a épousée). Il est donc logique que l'entourage n'ait rien vu venir, et que ce type de situation soit un fléau dans notre société.
Les victimes sont toujours empathiques, cultivées, brillantes, affirmant un fort tempérament. Dans un premier temps le pervers déstabilise, souffle chaud et le froid, ne répondra pas aux interrogations, si bien qu'on ne saura jamais sur quel pied danser. Il organisera ensuite l'isolement, pour écarter les proches et la famille (qui pourraient apporter de l'aide) qu'il dénigrera méthodiquement. Il fera de même avec le travail pour affaiblir encore la victime et la priver d'une autonomie financière. Il s'attaquera aussi à son sommeil, abusera des injonctions paradoxales, pour maintenir un inconfort permanent. Les déferlements de violence (physique cette fois) n'interviendront qu'au moment de la rupture (p. 253 ) quand il pressentira que la victime risque de lui échapper.
L'absence de communication est son arme absolue. (...) Rien ne l'arrête et peu importe s'il doit mentir.(...) Un pervers n'a ni scrupule, ni remords, il ne lâche jamais sa proie.(...) la tension est maintenue avec une mise sous stress permanent. Ces individus ne peuvent exister qu'en brisant la volonté et l'estime de l'autre ... (p. 244)
En lui enlevant sa vitalité (d'aucuns diront qu'il rapte son âme) il redore sa propre estime de soi. Voir l'autre s'écrouler est jouissif. L'entourage assiste (de loin) au burn-out de la victime qui pourra mourir d'épuisement. Les "proches" n'étant pas dans la même logique, ils mettront en cause la martyrisée -perçue comme faible ou masochiste- et non son bourreau, apparemment irréprochable. Ils ne seront d'aucune aide, à moins d'avoir eux-mêmes traversé une telle épreuve. Le summum est atteint quand le harceleur porte plainte pour harcèlement, un grand classique comme le souligne Natacha Calestremé (p. 299).
Quant à la haine elle ne résout rien et permet au bourreau d'être vu comme une victime (p. 308).
Il faut rappeler que tout est rose au début de la relation. Amandine se raccroche aux six petits mois en dix-huit ans où il a été formidable (p. 178). Elle est persuadée que Henry en a constamment après elle parce qu'il a un mal de vivre caché et qu'elle peut (doit ?) l'aider même si elle sent confusément que ce n'est pas la bonne voie : je porte le fardeau de mes ennuis et ceux de mon mari (...) avec un surplus d'énergie qui donne le change et c'est un leurre dangereux (p. 156 ). Elle s'illusionne à espérer le faire évoluer.
Au fur et à mesure qu'elle perd ses forces, Amandine se sent dissociée comme observant sa vie de l'extérieur alors que les autres la voient passive. Le corps secrète des endorphines pour empêcher de ressentir la douleur, y compris quand le calvaire est psychique. Une de mes amies décrivait le processus comme une forme de mithridatisation. Ses confidences amusaient la galerie, comme si elle inventait, pour distraire, des séquences mélodramatiques de mauvais goût, dont elle-même finissait par douter de leur réalité.
Si le phénomène porte désormais un nom (depuis 1986, ce qui permet d'imaginer la détresse des victimes jusqu'à cette date), le harcèlement au sein du couple n'est pas reconnu par le droit français. La perversion et la mise sous emprise non plus. Le pervers n'a rien à craindre, peut-on lire p. 299.
J'ose espérer que si, en vertu de la loi du 9 juillet 2010, qui institue un délit de harcèlement moral au sein du couple, sur le modèle du harcèlement moral en entreprise (article 222-33-2-1 du code pénal), instituant une peine de trois à cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 € à 75 000 € d’amende, selon la gravité du dommage.
Encore faut-il avoir une preuve et d'un point de vue juridique Henry Moulin ne serait pas condamnable si Amandine s'est suicidée. Même si la pensée de l'inspecteur de police est dirigée par la voix de Gainsbourg : Sorry angel, sorry so / c'est moi qui t'ai suicidé mon amour (p. 289). Rien ne dit à ce stade de l'enquête si la disparition est ou non volontaire, s'il peut s'agir d'un suicide ou d'un meurtre caractérisé et encore moins si la jeune femme est encore vivante.
Le personnage de ce policier, Yoann Clivel, est attachant. C'est une figure récurrente de chacun des trois autres romans de Natacha. Lui aussi évolue à mesure de la progression de l'enquête : Découvrir la relation qui existe entre la disparue et son mari me conduit indirectement à poursuivre une introspection honnête de mes propres sentiments (p. 180). Il reconsidère alors l'attachement qui le lie à Alisha, à son adorable fils, et à son père qui est medium, ce qui n'est pas anodin quand on sait que l'auteure s'intéresse depuis plus de 15 ans au paranormal.
D'autres figures, secondaires, apportent une humanité indéniable. On retrouve Sam, le jeune autiste du Voile des apparences en tant que stagiaire auprès de l'inspecteur. Sa sensibilité lui permet d'envisager les choses différemment.
Le thème traité par Natacha Calestremé n'est pas nouveau. Ce qui est original dans ce roman finement psychologique, outre la pertinence d'analyse, c'est aussi que l'héroïne ne quitte pas son mari par (ou grâce) à un autre homme comme on le constatait par exemple dans le livre d'Agnès Ledig Pars avec lui. Loin de moi l'idée de hiérarchiser les approches. Seule compte la finalité dans ce type de roman, qu'on peut qualifier de missionné.
Il faut lire Les blessures du silence jusqu'au bout, et le laisser à portée de mains ... qui pourront s'en saisir.
Natacha Calestrémé est journaliste et cinéaste, spécialisée dans le documentaire animalier. Elle a réalisé une trentaine de documentaires pour France 2, France 5 et M6. Sa formation scientifique l'autorise à écrire dans le magazine Géo. Elle a publié plusieurs essais et trois thrillers Le Testament des abeilles (qui fut qualifié de Da Vinci code écologique), Le Voile des apparences et Les Racines du sang, tous aux éditions Albin Michel.
Les blessures du silence de Natacha Calestreme, chez Albin Michel, en librairie depuis le 5 avril 2018
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