Le musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq de L’Isle-Adam où j’étais venue voir la passionnante exposition Impressions au fil de l’Oise, présente une nouvelle exposition temporaire consacrée au travail de Marie Ouazzani et Nicolas Carrier qui, depuis 2015, développent une pratique artistique à travers la recherche et l’exploration des territoires urbains et leurs périphéries.
Ce duo invente des fictions climatiques, situées dans un présent indéterminé où passé et futur se mélangent, faisant se côtoyer l’histoire coloniale et les vestiges de la mondialisation avec la crise écologique et son impact sur l'Homme, le végétal et l’architecture.
Leur proposition artistique s’articule autour de deux notions centrales dans leur travail : les jardins et les ports.
Pour ce qui est des jardins, il s’agit plus précisément de quelques arbres emblématiques des espèces tropicales qui sont communément disposées dans les halls ou les open spaces à titre de décoration, signifiant combien la décoration s’est uniformisée. Cependant, dans la mesure où ils sont tributaires des prêts qui leur sont consentis (à l’instar d’un musée soumis, le temps d’une exposition temporaire, au bon vouloir d’autres musées ou de collectionneurs) leur choix n’est pas récurrent d’une exposition à une autre.
Et quand j’écris exposition je devrais plutôt parler d’installation car l’organisation dans l’espace compte pour beaucoup. D’ailleurs, les artistes ont demandé à ce que les volets soient ouverts de manière à ce que les plantes bénéficient de la lumière du jour, qui leur est essentielle, et que le regard du visiteur puisse se perdre dans l’espace extérieur, urbain d’un côté, mais paysager de l’autre.
Les ports évoquent les voyages, les migrations, et composent un cadre qui répond au concept de déplacement des plantes qui, de tout temps, ont voyagé avec les hommes. Il suffit de se rappeler les expéditions botaniques qui ont permis par exemple d’introduire la culture du bégonia, dont je vous invite à lire ce que le Conservatoire national de Rochefort présente.
Mais les plantes ne sont pas statiques et tributaires des envies humaines. On les considère fixées dans le sol et pourtant qui n’a pas constaté que telle plante, mise en terre dans un endroit de son jardin, s’était développée quelques mètres plus loin ? C’est la conclusion chère à Gilles Clément le démontre avec son concept de jardin en mouvement. Et je ne peux pas passer sous silence La vie secrète des arbres que j’ai chroniqué hier. Le réchauffement climatique provoque des migrations de la plus modeste fleur à l’arbre et jusqu’aux forêts. Elles le font simplement différemment : suivant d’autres temporalités et d’autres modalités que celles des êtres humains.
La migration peut résulter de l’action animale qui a mangé et recraché un noyau. Elle peut également être perçue, à l’inverse comme une manifestation de violence, voilà pourquoi on parlera de plantes invasives. De fait, on ne saurait d’abord les penser sans aborder l’histoire coloniale et ces migrations végétales qui accompagnèrent les mouvements de conquête, d’appropriation et d’exploitation des territoires.
Il est aujourd'hui acté que le réchauffement climatique pousse les plantes à migrer vers le nord pour conserver la température qui convient le mieux à leur développement, reproduction, et survie. Et cela ne devrait pas ralentir : selon certaines modélisations le chêne vert, espèce emblématique du sud de la France, devrait pouvoir à terme s'installer un peu partout. Mais toutes les espèces ne migrent pas à la même vitesse. Les arbres au long cycle de vie n'ont bénéficié seulement que de une ou deux générations pour coloniser de nouveaux milieux alors que les herbacées, qui ont un cycle plus court, vont plus vite. Avec pour conséquence un changement de la composition des communautés végétales et de leurs relations avec les espèces animales qui interagissent avec elles.
D’après les scientifiques, environ la moitié des espèces serait aujourd’hui en mouvement dans le monde, et l’auteur de La vie secrète des arbres le démontre dans son ouvrage. Tous ces éléments ont aiguisé mon intérêt pour le travail de Marie Ouazzani & Nicolas Carrier et converser avec eux fut passionnant. Par contre, je n’ai pas ressenti l’immensité de leurs connaissances dans leur travail qui demeure strictement, et c’est logique en somme, dans le registre artistique, même si le musée va proposer des ateliers pédagogiques complémentaires.
Le titre de l’exposition « Emprunt lointain » fait référence à une tradition japonaise (d’origine chinoise) employée par les paysagistes pour donner l’impression d’un jardin aux dimensions infinies en dépit des contraintes de superficie : le shakkei. Ce titre vient fort à propos faire écho à la tradition de peinture de paysage omniprésente dans la collection du musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq, en appréhendant la question du paysage à travers des médiums peu présents voire inexistants dans la collection du musée : vidéos, photographies, installations.
L’exposition commence au premier étage où l’installation Infiltrations (plantes ornementales empruntées, bouteilles en verre) prend soin de plantes ornementales à l’aide d’infusions de plantes diffusées par un système de goutte à goutte régulé par la température et censé apporter des nutriments positifs. Elles peuvent être partagées par le public, invité donc à « boire le paysage » pour le redécouvrir ou l’appréhender d’une toute autre manière et réfléchir à la place de ces plantes dans nos sociétés contemporaines. Les distributeurs isothermes exposés (objets récurrents dans les installations et éléments essentiels de la grammaire artistique du duo) sont en libre service et les infusions sont chaudes. Dans chacun d’entre eux se trouve une infusion unique proposée à la dégustation du visiteur : lierre grimpant / nénuphar racine /ortie piquante / pissenlit commun. Ces plantes et fleurs peuvent se trouver autour du musée, dans la ville, au bord de l’Oise ou dans les forêts du Val-d’Oise. Ne pouvant boire un verre de chaque, je me suis limitée à une infusion de nénuphar et à une autre de pissenlit, un choix qui n’était pas esthétique puisque les quatre boissons avaient la même couleur.
Très franchement je ne peux pas dire que je me suis régalée. La verveine, la menthe, la fleur d’oranger ou l’hibiscus sont nettement meilleures. Mais ces plantes obéiraient-elles aux critères liés à l’histoire locale ou à celle de l’impressionnisme ? Il est vrai que Monet peignait des nénuphars, que les ruines antiques que l’on voit dans la peinture de paysage étaient envahies de lierre, que le pissenlit était cultivé dans le département pour le commercialiser (je trouve aussi qu’il est un beau symbole de diffusion de la connaissance, adopté d’ailleurs par Larousse). En tout cas la fadeur de ces boissons est -de mon point de vue- un frein à l’adhésion au concept.
Un ensemble de photographies, réalisées par le duo ces dernières années dans différents contextes urbains, complète cette installation avec l’objectif de proposer un regard contemplatif et inquiet sur les ruines de nos écosystèmes en prise avec la crise écologique. On voit sur la photo (ci-contre) un yucca dont le pot est abreuvé des quatre infusions avec en arrière-plan un des clichés des artistes.
A l’étage supérieur, l’installation Extra tropical, est présentée pour la première fois dans son intégralité. Elle rassemble quatre vidéos de 6 minutes réalisées entre 2020 et 2022, dans les ports de Lisbonne, Brest, Anvers (grand importateur de caoutchouc) et Gênes, proposant une relecture critique de l’histoire de l’Europe, à travers le passé colonial, industriel et commercial de ces ports, et de la mondialisation, en associant une plante à chacun. Mises en évidence dans les séquences introductives de chaque projection, les feuilles de ces plantes deviennent le centre même de l’œuvre, et donnent leur titre aux vidéos : arecaceae, yucca, hevea et opuntia.
L’opuntia (dit cactus raquette, dont le fruit est la figue de Barbarie) est ce cactus très invasif qui se propage par enfouissement d’un segment le long des côtes. Il est mis ici en parallèle avec les dégâts provoqués par l'industrie du tourisme de masse et des croisières du port de Gênes alors que pour moi, cette ville est davantage associée à la toile de jean. J’aurais plutôt retenu un port mexicain comme Los Cabos (où j’ai pris la photo ci-dessous) puisque j’y vois souvent des paquebots mouiller au large et que cette plante est un des légumes les plus populaires au Mexique, connu sous le nom de nopal.
L’hévéa, cultivé dans les régions tropicales comme source de caoutchouc naturel, contemple la pollution de l'industrie pétro-chimique du port d’Anvers. Les arecaceae, plus communément appelés palmiers, qui décorent le port de Brest, nous rappellent les ravages causés par l'industrie de l'huile de palme. On voit beaucoup de palmiers en région parisienne en raison de l’intérêt pour l’orientalisme (comme je le soulignais il y a quelques jours quand j’ai visité le musée Jean-Jacques Henner).
Le yucca, originaire d’Amérique centrale – introduit pour certaines espèces (yucca gloriosa) dès le XVIe siècle – pourrait être une trace de la traite des esclaves qui fit la fortune du port de Lisbonne. C’est une plante familière quand je suis à Oléron.
Il y a dans cette île un souci à propos de plantes qualifiées d’invasives comme l’herbe de la pampa qu’il est désormais interdit de commercialiser en jardinerie, de même que les griffes de sorcière (ou carpobrotus, ci-dessus à droite) qui se reproduisent très vite, mais dont pourtant l’intérêt est de freiner l’érosion des sols.
Les plantes peuvent être victimes de leur propres capacités. Le palmier ne serait pas tant coupé s’il ne produisait pas d’huile de palme. Le budléia est un arbuste d’origine asiatique importé pour une fonction ornementale et qui s’est si bien adaptée qu’elle colonise aujourd’hui les friches urbaines, le temps que d’autres espèces puissent s’installer.
Le travail de l’image qui trouve ses sources dans la peinture, la photographie ou le cinéma, est central pour le duo d’artistes. Leurs compositions rigoureuses, le traitement météorologique de la couleur et des lumières, le jeu avec les échelles, les degrés de netteté, ainsi que la sobriété des techniques d’impression incitent à reconsidérer ce qui (nous)est indispensable.
La volonté de Ouazzani Carrier est de nous plonger dans un univers sensible qui ne cherche en rien à dissimuler ou esquiver la violence du monde, mais nous invite, au contraire, à garder les yeux ouverts, déployant à notre attention une véritable poésie de la lucidité. Et c’est bien ainsi que la visite de l’exposition a opéré sur moi.
Cette invitation du musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq au duo d’artistes Ouazzani Carrier a le mérite de promouvoir la création contemporaine émergente au sein d’une institution muséale du Val-d’Oise, ainsi qu’à ouvrir la notion de paysage – centrale dans le projet scientifique et culturel du musée – à des questionnements esthétiques, politiques et artistiques actuels, en démontrant combien les plantes reflètent la trace de l’histoire humaine.
Le personnel devra se montrer à l’écoute des plantes car ce sont des organismes vivants. A la fin de l’exposition elles ne seront pas détruites mais données aux visiteurs ou rendues aux prêteurs.
Il faut bien entendu poursuivre la visite au rez-de-chaussée où trois espaces sont dévolus aux collections permanentes : une salle dédiée au peintre paysagiste Jules Dupré(1811-1889) , une autre consacrée à la présence des princes de Conti à L’Isle-Adam au XVIIIe siècle, et une autre aux manufactures de terres cuites adamoises à la fin du XIXe siècle et à la figure de son artisan le plus prolifique, Joseph Le Guluche (1849-1915) dont ce buste de femme berbère en terre cuite polychrome réalisé en 1896 s’inscrit dans le goût pour l’orientalisme …
Du 2 avril au 17 septembre 2023
Musée d’Art et d’Histoire Louis-Senlecq
31, Grande-Rue – 95290 L’Isle-Adam
31, Grande-Rue – 95290 L’Isle-Adam
Ouvert du mercredi au dimanche de 14 h à 18 h, fermé le lundi et le mardi, et le 14 juillet.
Entrée gratuite le premier dimanche de chaque mois et le Samedi 13 mai 2023, de 18h à 22h pour la Nuit européenne des musées
Tarifs Plein : 4,50 € ; réduit: 3,50 € Gratuit le 1er dimanche de chaque mois, pour les Adamois, les moins de 18 ans, les étudiants en Arts plastiques et en Histoire de l’art, les Amis du Louvre, les titulaires de la carte ICOM, de la carte Culture et de la carte “Découvertes en liberté”.
Nombreux ateliers pour adultes et enfants et visites guidées à connaître et réserver en contactant le service des publics au 01 74 56 11 23, ou par mail : servicedespublics.musee@ville-isle-adam.fr
1 commentaire:
Merci beaucoup pour cet article si intéressant et bien documenté.
J’y ai appris plein de choses sur certaines plantes et ça me donne envie d ‘aller voir cette expo !
Bravo 🤗
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