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jeudi 6 avril 2023

BASQUIAT x WARHOL, à quatre mains à la Fondation Vuitton

Une nouvelle exposition à la Fondation Vuitton  est toujours de bonne augure. Le lieu est en soi magique et les choix d’œuvres sont systématiquement exceptionnels, qu’on les aime ou non.

Car en art, le but doit systématiquement être d’abord de comprendre.

J’ai été surprise et vite enthousiaste à la découverte de BASQUIAT x WARHOL à quatre mains que j’ai pu voir en avant-première.

Et si j’ai choisi la photo ci-contre pour figurer en tête de cet article c’est parce qu’elle représente à merveille la complicité qui s’était établie entre les deux artistes qui ont été présentés l’un à l’autre par leur galeriste commun Bruno Bischofberger, dont j’ai eu la chance d’entendre des bribes d’entretien au cours de ma visite.

De 1984 à 1985, Jean-Michel Basquiat (1960-1988) et Andy Warhol (1928-1987) réaliseront environ 160 toiles ensemble, « à quatre mains », dont certaines parmi les plus grandes de leurs carrières respectives, à la fois en termes de notoriété et de dimensions. Témoin de leur amitié et de cette production commune, Keith Haring (1958-1990) parlera d’une « conversation advenant par la peinture, à la place des mots », et de deux esprits fusionnant pour en créer un « troisième, séparé et unique » selon le principe que 1+1=3.

J’ai choisi de vous emmener d’abord voir les oeuvres et ensuite, dans une seconde partie, de donner le contexte de cet accrochage et les conditions qui rassemblèrent les deux artistes. Bien entendu, ce contexte est radicalement différent de celui qui associait Monet et Mitchell qui, eux ne se sont jamais rencontrés et dont j’avais rendu compte ici. L’exposition commence, comme d’habitude, au sous-sol par la galerie 1 où nous découvrirons leurs portraits croisés.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol Arm and Hammer II, 1984-1985
Acrylique, encre sérigraphique et bâton d’huile sur toile, 167 × 285 cm
Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse

Le regard accroche d’abord sur le fond doré dont Andy Warhol était familier et sur lequel il a appliqué côte à côte deux fois le logo de Arm & Hammer, une marque de bicarbonate de soude. Sur le macaron de gauche Basquiat a posé un aplat de blanc sur lequel il a dessiné un portrait du saxophoniste de jazz Charlie Parker, identifié par la date de son décès, 1955, et son instrument qui apparaît comme au centre d’une pièce de monnaie. Il avait un rapport très proche avec la musique et c’était un de ses musiciens préférés (plus loin, en galerie 6, on remarquera une œuvre avec la figure de Billie Holiday). Après avoir raturé les mots « Arm » et « Hammer » de larges coups de pinceau noirs, Basquiat les a recouverts des inscriptions «Commemeritve» (sic) et «One Cent». Ces deux termes ont finalement été biffés par le peintre qui utiliserait cette méthode pour mieux attirer l’œil.

Je remarque que le musicien est mort à 34 ans, épuisé par les excès d’alcool et de drogue, et que Basquiat décèdera d’une overdose à seulement 27 ans.
Jean-Michel Basquiat : Brown Spots (Portrait of Andy Warhol as a banana), 1984
Acrylique et bâton d’huile sur toile, 193 x 213 cm

Un peu plus loin, c’est une toile de Basquiat que je retiens, cette fois sur fond argenté qui évoque la Silver Factory et où on peut d’ores et déjà embarquer un gant de boxe. Et, presque à côté son pendant, le Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, par Andy Warhol en 1984, lui aussi sur fond argenté :
Peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile, 228,6 x 176,5 cm
Collection Norman et Irma Braman

Sur l’autre mur, des petites peintures - Dollars ou Lobsters et Crabs - qui seraient les premières « modifications » entreprises par Basquiat sur des toiles mises à sa disposition par Warhol. A ce moment là il se « contente » de gestes assez simples, mais incisifs. Ainsi le dollar peint par Warhol est prétexte à devenir un serpent sur lequel Basquiat écrira (à bon escient)  Don’t Tread on Me, ce qui signifie Ne marche pas sur moi. Basquiat critique ainsi le capitalisme dont Warhol est une incarnation manifeste.

En contournant les oeuvres, on découvrira le « fameux » Polaroïd qui est à l’origine de leur collaboration lorsque, le 4 octobre 1982, Bruno Bischofberger présenta officiellement Basquiat à Warhol. Il avait en effet coutume d’inviter de jeunes talents à la Factory, l’atelier de Warhol. Ce dernier concluait souvent ces rencontres par un portrait. Basquiat ayant maintenant le même galeriste que Warhol, qu’il admire depuis l’adolescence, comme un aîné, un personnage clé du monde de l’art, initiateur d’un langage inédit et d’un rapport original à la culture populaire. Leur vraie rencontre était quasiment naturelle car Basquiat la souhaitait depuis longtemps, depuis qu’il avait réussi à vendre à son ainé deux collages en 1979.

Deux générations les séparent. L’un est au sommet de sa gloire mais en perte de vitesse, l’autre n’est pas encore célèbre mais en ascension permanente. Warhol trouvera avec Basquiat un intérêt renouvelé pour la peinture. Avec lui, il se remettra à peindre manuellement, à très grande échelle. Les sujets de Warhol (titres de presse, logos de General Electric, de la Paramount, des Jeux Olympiques) serviront de structure à de véritables séries qui scandent le parcours.
Andy Warhol, self portrait with Jean-Michel Basquiat, 4 octobre 1982, Polaroïd, 7,3 x 9,5 cm
Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse
Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982
Acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois, 152,4 x 152,4 cm

Ce qui aurait pu n’être qu’une entrevue formelle sera une déflagration. Basquiat demande à Bischofberger de les photographier côte à côte, puis s’en va précipitamment. Dans les deux heures qui suivent son assistant, Stephen Torton porte à la Factory la peinture ci-dessus, Dos cabezas.

Cette peinture est une déclaration. La joie de Basquiat éclate à droite sur le tableau. Son visage est plus modeste que celui de Warhol, mais sa chevelure déborde sur l’espace consacré à son idole et la main d’Andy, représenté dans une de ses postures favorites est peinte du même bleu que l’arrière-plan du visage de Jean-Michel. Leur avenir artistique semble scellé par cette imbrication. On dit que Warhol fut ébloui par la fulgurance de son talent. Pris de vitesse puisque cette fois il n’a pas eu le temps de faire le portrait du jeune homme, il dira, "je suis jaloux, il est plus rapide que moi".

Un autre artiste de la galerie de Bischofberger, Francesco Clemente (1952) qui vit et travaille aux États-Unis, en Italie et en Inde, s’associera avec eux, témoignant du contexte d’une époque où se multiplient à New York des projets collaboratifs entre plasticiens sur le mode des productions musicales. L’intervention de chacun est très repérable : la sérigraphie de Warhol, les collages et écritures de Basquiat, le trait onirique de Clemente dont voici un exemple :
Jean-Michel Basquiat, Francesco Clemente, Andy Warhol, Pure, 1984
Premier panneau : acrylique et collage sur métal
Panneaux suivants : acrylique et sérigraphie sur toile

D’autres tableaux signent la collaboration entre Basquiat et Clemente comme celui-ci qui évoque visiblement le Baiser de Gustav Klimt :
Jean-Michel Basquiat, Francesco Clemente, The Kiss, 1984, huile et collage sur toile
Jean-Michel Basquiat, Francesco Clemente, Number 5, 1984
Huile, acrylique et collage sur toile

Clemente a fait entre 82 et 87 des portraits très sensibles de Andy Warhol (à gauche) et Jean-Michel Basquiat (à droite), tous deux en aquarelle sur papier tandis que Jean-Michel Basquiat a fait le Portrait de Francesco Clemente en 1982 en Acrylique sur toile, dans un style proche de Dos cabezas.
Nous sortons de cette première galerie en ayant déjà une idée précise de la profusion qui va nous être donnée à voir. À partir de la Galerie 2, le parcours se concentre sur le seul duo Basquiat x Warhol entamant et déployant leurs interventions dans le même atelier. Leur collaboration s’effectuera avec enthousiasme et complicité, à un rythme presque quotidien marqué par l’énergie et la force de leurs échanges incessants, jusqu’à leur rupture brutale.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol Untilted (50 Dentures), 1984-1985
Acrylique et encre sérigraphie sur toile
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Untitled, 1984
Acrylique, encre sérigraphie et bâton d'huile sur toile, 294,6 x 419,7 cm

De multiples motifs se retrouvent d’un tableau à un autre, des inscriptions, des insultes, des collages, … tout ce qui justifiera la qualification de « langage visuel » que les critiques d’art vont employer.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Eiffel Tower, 1985, Acrylique sur toile
Eiffel Tower (détail)
Des victoires de Jesse Owens en 1936 à Munich aux poings levés de Tommie Smith et John Carlos à Mexico en 1968, les Jeux ont été plusieurs fois des instants décisifs pour la visibilité de la communauté africaine-américaine et la mise en lumière de la ségrégation dont elle fait l'objet. Basquiat reprend cette contestation en transformant en chaine l'emblème olympique peint par Andy Warhol pour représenter les anneaux olympiques des Jeux d’été de 1984, à Los Angeles. 
Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol
Olympic Rings, 1985, Acrylique et encre sérigraphie sur toile

Ils réaliseront plusieurs toiles en relation avec cet évènement. Dans Olympic Rings, Basquiat intervient en obstruant plusieurs anneaux et surtout en posant un visage noir sur un anneau censé être blanc.
Dans un court film, dont l’image ci-dessus est extraite, on voit combien Jean-Michel est à l’aise, à côté d’un Andy comme momifié, qui dira lui-même que son humour passe mal à la télé.

Il est amusant de constater que les panneaux lumineux du sous-sol sont du même jaune que l’affiche de l’exposition, qui elle-même reprend celle du duo à la galerie Tony Shafrazi et dont il sera question plus loin.
Sont réunis, Galerie 4, les grands formats familiers aux deux artistes et auxquels ils sont venus naturellement, Andy parce qu’il avait l’habitude des affiches publicitaires et des écrans de cinéma, Jean-Michel parce qu’il n’avait pas de limite quand il peignait dans la rue sur les façades. J’ai trouvé que Chair était si impressionnant que je l’ai photographié en laissant apparaître les silhouettes des visiteurs afin de rendre compte de l’échelle. Les fauteuils blancs se détachent sur le fond vert si singulier choisi par Warhol, Basquiat y ajoutant masques et visages, grenouille, lombric et inscriptions.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Chair, 1985
Acrylique, bâton d'huile et crayon sur toile
Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Africain, Masks, 1984
Acrylique et encre sérigraphique sur toile, 213,4 x 1066,8 cm

Le 29 mai 1984, Warhol écrit dans son journal : nous avons peint ensemble un chef d’œuvre africain. Il est meilleur que moiJ’ai encore intentionnellement photographié le tableau avec la silhouette d’une visiteuse afin d’en saisir la proportion. Cette toile est une autre des collaborations à très grande échelle réalisées avec Basquiat dans les anciens locaux de la Factory après le déménagement des équipes de Warhol pour la 33ème Rue. « Voir tout cet espacer clair et vide, c’était si beau que maintenant je ne veux plus partir » avait noté ce dernier.

La toile est elle aussi d’un seul tenant et on peut se demander en combien de temps elle fut réalisée. Ici se fondent les pratiques des deux artistes et se confondent masques et visages alignés comme pour une exposition, allusion à l’exposition présentée au Museum of Modern Art de New York en 1984-1985 et très marquante pour le public américain, « Primitivism in 20th Century Art: Affinity of the Tribal and the Modern ».

Une multitude de masques et visages bruns, blancs et noirs, apparaissent sur un fond abstrait multicolore. L’œuvre ne se prête pas à une interprétation univoque, mais ces figures font incontestablement référence à la préoccupation de Basquiat pour sa culture et son héritage africains.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Don’t Tread Tennis, 1985, Acrylique sur toile

Il y a tant de références à cet univers qu’on peut s’interroger de savoir lequel des deux avait-il des comptes à régler avec le sport …
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Série Dog 1984
Acrylique, encre sérigraphique, bâton d'huile et huile sur toile, environ 206 x 268 cm

Le terme de série convient parfaitement à ces oeuvres. La répétition est une figure de style qui se repère à l’intérieur des tableaux et que l’on retrouve dans des variations d’un même thème, comme celui du chien ci-dessus.

En Galerie 5, le parcours fait place au photographe Michael Halsband, avec la série réalisée le 10 juillet 1985 à la demande de Basquiat qui avait apprécié son travail sur le chanteur Klaus Nomi. Il a été décidé que les deux artistes seraient représentés en boxeurs. Sur les 86 clichés, tous accrochés dans l’exposition d’aujourd’hui, trois images serviront pour la promotion de l’exposition à la Tony Shafrazi Gallery, où a été présentée, en septembre 1985, une sélection de seize œuvres réalisées en commun. Au-delà des postures s’y lit une complicité ludique - c’est pourtant l’accueil fait à cette exposition qui marquera le terme des échanges incessants entre les deux artistes.

En effet, les critiques seront négatives et blesseront Basquiat qui est alors qualifié de mascotte pour Warhol qui ne parvint pas à lui faire oublier cette remarque désobligeante. Ils ne travailleront plus ensemble que pour achever la sculpture des Ten Punching Bags (voir plus loin) en 1986. L’année suivante, le décès brutal de Warhol mettra définitivement fin à leur collaboration.
Michael Halsband (1956, vit et travaille à New-York)

Plus loin, l’accrochage montre un groupe de toiles où s’impose le logo de General Electric, créé à la fin du XIX° siècle, probablement présent dans chaque foyer, et qui est un emblème de l’american way of life. Le jeu calligraphique symbolise le succès industriel d’une entreprise américaine qui réalise aussi bien un réfrigérateur qu’un moteur d’avion et qui intervint également dans les médias comme sponsor d’un programme audiovisuel incontournable durant une dizaine d’années présenté par Ronald Reagan, bien avant qu’il ne devienne président des États-Unis.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Bananas, 1985
Acrylique, encre sérigraphique et bâton d'huile sur toile
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, GE 1984-1985
Acrylique, encre sérigraphique et bâton d'huile et huile sur toile, 218,4 x 172, 7 cm

Dans GE, les lettres et visages griffonnés par Basquiat ont été sérigraphiés mais le logo n’est pas à proprement déformé (il ne l’est dans aucune des toiles). Ces signes éclectiques apparaissent comme un hommage au melting-pot animé de New-York  C’est sur ce fond que Warhol repeint ce logo à la main avant que Basquiat ne vienne y poser ses figures, parfois dans un contraste violent. Basquiat a ensuite en partie recouvert les images d’aplats de couleurs, de fragments de textes et d’une figure noire qui modifie le récit porté par l’emblème industriel choisi par Warhol, symbole de progrès et promesse de prospérité pour la classe moyenne blanche américaine.

Les galeries suivantes renvoient au contexte et à l’esprit du temps où évoluent les artistes.
La Galerie 6 témoigne des multiples initiatives de collaboration dans la communauté artistique. Ainsi 45 assiettes où Basquiat célèbre avec un marqueur pour céramique une sorte de panthéon digest culturel et amical. Photo de gauche on peut lire les noms de Cézanne, Futura 2000, Andy Warhol … Sur celle de droite Man ray et son appareil photo, Francesco Clemente … Les amis côtoient les grandes figures artistiques.
Futura 2000 (1955) Keith Haring (1958-1990)
Untilted (Scooter) 1986, peinture aérosol sur scooter

Connu pour ses oeuvres proliférantes, foisonnantes et pluridisciplinaires, qui se prêtent à des expériences collaboratives avec des artistes venus d’horizons divers, Keith Haring a rencontré Basquiat en 1979 et a participé avec lui à plusieurs expositions, signant épisodiquement des œuvres avec lui. Il est donc logique qu’il soit là, juste en face de ce mur avec Untitled (Symphony No. 1). L’oeuvre témoigne de l’énergie créative de la scène de Downtown de New-York des années 80, où de nombreux jeunes artistes s’associent à une culture urbaine du graffiti encore récente. Ce dynamisme apparaît dans les tags et figures de Basquiat et Haring, tels qu’ils les dessinaient ou les traçaient au spray sur les murs.

Haring était bien sûr également ami de Warhol et de toute une scène où l’on retrouve Kenny Scharf et Futura 2000, avec des objets évoquant divers protagonistes parfois moins connus, tels que Lady Pink, ou encore cette immense création qui donne un écho contemporain au principe même de collaboration.

Et derrière, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring et autres Untitled (Symphony N° 1) 1980-1983
Technique mixte, bombe aérosol et papier sur contre-plaqué
Également (à côté, sur la droite) Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Untitled, 1984
Acrylique, huile et encre sérigraphique sur toile

Ici Warhol a commencé par peindre le logo de la société Del Monte, dans la tradition de ses célèbres Brillo Boxes et Campbell’s Soup Cans. Basquiat a répondu en sérigraphiant la figure de Billie Holyday. La chanteuse de jazz africaine américaine, une des voix les plus connues du milieu du XX° siècle, a fait face à un racisme constant malgré sa célébrité. Son image fait écho à la propre position de Basquiat en tant que jeune personne de couleur, ainsi qu’à son profond intérêt pour la musique, pratique au coeur de la scène du Downtown new-yorkais des années 80.
Affiche pour l'exposition Warhol-Basquiat Paintings à la Tony Shafrazi Gallery, 1985
Lithographie offset sur papier couché 
Keith Haring, LA II 1967, Untitled (Female Bust, 1983
Encre et acrylique sur fibre de verre, 119,3 x 71,1 x 48,2 cm

En quittant cet espace on longe une œuvre commune à Futura 2000 (1955) et Kenny Scharf (1958) : Lenny avec Kenny, 2023 (Peinture aérosol, acrylique et huile sur toile) :
Futura 2000 et Kenny Scharf sont deux des artistes les plus importants à avoir émergé de la scène artistique du Downtown New York des années 80. Amis de Basquiat et de Warhol, ils collaborèrent avec eux mais aussi avec d’autres artistes. Ils ont accepté de créer, à l’invitation de la Fondation Vuitton cette œuvre commune pour l’exposition qui fait le lien entre le présent et le passé. Très longue, on manque de recul pour la photographier toute entière dans un cliché unique.
Sur le palier cette photo de Richard Drew a saisi Andy Warhol & Jean-Michel Basquiat posant devant General Electric with Waiter à la Tony Shafrazi Gallery, New York, 24 septembre 1985. La tristesse de ce garçon « joyeux » d’habitude me frappe. Les critiques de presse l’ont-elles déjà atteint ?
Sont présentés ensuite, Galerie 7, sous l’intitulé Story Tellier, une somme d’images et d’objets disposés autour d’un dialogue entre les deux artistes, réalisé pour une émission TV d’Andy Warhol et qui nous fait pénétrer dans l’intimité des artistes. Cette incursion a été facilitée par la manie de Warhol de garder à partir de 1974 des objets de toute nature dans ce qu’il appelait des time capsules. Ajoutons à cela qu’il ne sortait jamais sans son appareil photo (comme nous le faisons depuis que nous utilisons des iPhones) et un dictaphone qu’il avait surnommé son épouse.

On remarquera parmi des objets personnels des cartons d’invitation, un couvercle de poubelle devenu palette de peinture.
Ten Punching Bags (Last Supper), 1985-1986
Acrylique et bâton d’huile sur sacs de frappe

Au dernier étage, la Galerie 9 expose une œuvre complexe, Ten Punching Bags (Last Supper) (1985). Jamais exposée du vivant des deux artistes et demeurée en possession de Warhol, elle reste mystérieuse dans la progression de leur collaboration. Sur les sacs de boxe Genesport, Warhol peint le visage du Christ d’après une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci. Basquiat, pour qui la boxe est liée à de grandes figures de la communauté africaine-américaine érigées en héros et martyrs, y appose comme autant de coups répétés sur les sacs, le mot judge.
Chez lui, l’imaginaire de la boxe est lié à de grandes figures de de la communauté africaine-américaine qu’il a érigées en héros et martyrs. La structure même de cette œuvre est de triste mémoire puisqu’elle évoque une potence et les pendus, faisant référence à Strange fruit chanté par Billie Holiday au péril de sa propre vie (le FBI la poursuivra pour oser chanter des paroles dénonçant les lynchages sont les noirs étaient la cible eet dont on sait maintenant qu’elles ont préfiguré le combat pour les droits civiques).
Basquiat y associe son emblématique couronne, notamment sur le dernier dédié à Mary Boone. Aujourd’hui, cette œuvre est généralement rapprochée par les historiens de l’art de l’atmosphère agressive et tragique ressentie par toute une communauté et au-delà, au moment du meurtre du graffeur Michael Stewart, très proche de Basquiat, tandis que sévit la crise du sida.
Bruno Bischofberger insiste en interview : Basquiat était tout autre qu’une mascotte pour Warhol. La critique les a éloignés. L’héroïne aussi. A propos de ce qu’on peut dire d’une toile : il est difficile d’écrire sur une œuvre, c’est el tableau qui le fait. Il écrit une histoire de notre temps qui s’adresse au futur.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, OP OP, 1984-1985 
Acrylique, encre sérigraphique et bâton d'huile sur toile, 287 × 417 cm
Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse

Sont regroupés alors les Headline Paintings, de grandes toiles particulièrement percutantes, créées à partir de titres de journaux prélevés par Warhol. Les jeux de forme y sont aussi des jeux de mots, ainsi OP OP vient d’une manchette « TOP COP ADMITS HANKY-PANKY » (« un cadre policier admet des magouilles »). On devine les passages croisés de chaque artiste, logos, titre et objets (dentier) warholiens intégrant trois autoportraits de Basquiat.

D’autres titres font référence à des faits divers tragiques marquants - Cops, Socialite, Collaboration no. 19.

La Galerie 10 constitue un point d’orgue des œuvres les plus fusionnelles. Warhol note dans son journal que les meilleures de leurs œuvres collaboratives sont celles où précisément on ne peut pas dire qui a fait quoi, Felix the Cat et Collaboration (Pontiac) No. 5. Y circulent des enjeux majeurs comme celui du racisme dans Taxi, 45th/Broadway, se référant à l’intimidation ordinaire subie par Basquiat, qui s’était vu refuser une course. Tandis que dans 6.99, repentirs et cicatrices se mêlent aux stigmates sociaux, s’hybrident et se métissent dans une parfaite fusion formelle à travers la peinture.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol
à droite, Number 1, 1984-1985, Acrylique et bâton d’huile sur toile
au centre, Collaboration (Pontiac) No 5, 1984, Acrylique sur toile
à gauche Mind Energy, 1985, Acrylique et bâton d’huile sur toile, 297 x 409 cm
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, à droite, 6.99, 1985
Acrylique et bâton d’huile sur toile, 297 x 410 cm, Nicola Erni Collection

Si Felix the cat fait directement allusion au racisme, 6,99 est une stratification de sens, avec de nombreux repentirs et la marque de cicatrices en allusion aux abdomens balafrés des deux artistes.
Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol , Felix the cat, 1984-1985, Acrylique sur toile

À l’écart, Galerie 11, l’autel polyptyque Gravestone réalisé par Basquiat, où se reconnaît de manière allusive une photographie utilisée par Warhol en 1966 pour une affiche, témoigne de l’impact dévastateur sur Basquiat du décès de Warhol, le 22 février 1987.
Jean-Michel Basquiat, Gravestone, 1987, Acrylique et huile sur panneau de bois
Andy Warhol, Physiological Diagram, 1985
Acrylique et encre sérigraphie sur lin, 294,6 x 538,5 cm

Coexistent dans cette dernière salle, intitulée Requiem, l’hommage de Clemente à Basquiat et Keith Haring (avec les couronnes à trois pointes, les traits vibrants) peint vers 1990 et Physiological Diagram (1985), dont le format, le sujet anatomique et le caractère « muet » laissent à penser qu’il était une collaboration demeurée pour toujours en attente dans les stocks de Warhol. Ultime témoignage de ce que, bien que distendus, leurs échanges avaient perduré, avec la persistance de leur mutuelle fascination.

Andy Warhol, en effet, connaissait l’attrait de Basquiat pour les planches anatomiques depuis l’accident qui eut pour conséquence l’ablation de sa rate et je rappelle que tous deux avaient d’importantes cicatrices sur leur buste.
Andy Warhol Jean-Michel Basquiat travaillant sur un tableau, 27 mars 1984
d'après un négatif 35 mm d'Andy Warhol

Ainsi quelque 160 œuvres auront été réalisées à quatre mains, dont 70 sont présentées à côté des 16 peintures auxquelles participe également Francesco Clemente dans l’exposition qui a été voulue par le président de la Fondation Louis Vuitton, Bernard Arnault.
Le commissariat est effectué par Dieter Buchhart, expert reconnu de l’artiste et responsable en 2018 de la rétrospective Jean-Michel Basquiat qui avait remporté un succès considérable, avec près de 700 000 visiteurs, et Anna Karina Hofbauer, en association avec Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton.

En regroupant plus de trois cent oeuvres et documents dont quatre-vingts toiles signées conjointement, la présente exposition constitue une nouvelle et ambitieuse étape dans la recherche autour et entre les deux artistes en élargissant le propos à d’autres figures des années 1980 et en réunissant des œuvres jamais présentées en Europe ni ailleurs à cette échelle.
Elle met en lumière un dialogue de styles et de formes qui traite aussi de sujets cruciaux comme l’insertion de la communauté africaine-américaine dans le récit états-unien, un pays dont Warhol a été un des grands fabricants d’icônes.

BASQUIAT x WARHOL, à quatre mains
A la Fondation Vuitton 
8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris

Du 5 avril au 28 août 2023 (fermé le mardi sauf le 2 mai en remplacement du lundi 1er mai, férié)
Les lundi, mercredi et jeudi de 11 à 20 heures
Le vendredi de 11 à 18 heures, sauf les premiers vendredis du mois où l’ouverture se poursuit jusque 23 heures
Les samedi et dimanche de 10 à 20 heures

Micro-visites de 15 minutes tous les jours, tûtes les 30 minutes, gratuit, sans réservation
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