Tout est bleu à la Scala. Le décor de Premier amour n’échappe pas à cette règle : une valise bleue, une chaise bleue, un grand crâne peint sur le fond de scène. Et puis une paire de chaussures, un pantalon, une veste, un chapeau melon… qui gisent là, sur la moquette.
Les paroles résonnent dans le noir, comme une voix off, avant que n’apparaisse le visage, magnifique, de Dominique Valadié.
Je connais le texte. Je l’ai déjà entendu de la bouche de Jean-Quentin Chatelain il y a deux ans au festival d’Avignon. les mots n’ont pas changé et pourtant ce à quoi j’assiste est d’une toute autre nature.
Il est un homme. C’est une femme. Presque une lecture avec lui, quasiment une incarnation par elle. On sait que Samuel Beckett ne voulait « ni décor, ni gesticulation ». N’empêche que le parti pris choisi par Alain Françon et Dominique Valadié est très cohérent. J’ai la sensation d’entendre résonner chaque phrase avec davantage d’amplitude, oscillant sans cesse entre tragique et comique, sérieux et dérision.
Le ton met parfaitement en valeur l’humour particulier du texte : Il n’y avait que mon père et moi pour comprendre les tomates dans cette maison. (…) C’est bien avec le coeur que l’on aime, ou avec autre chose, est-ce que je confonds ? (…) Dire à des couillons comme vous …
Beaucoup de rires s’élèvent régulièrement et spontanément des gradins alors que la comédienne ne perd jamais une sorte de gravité qui ne l’éloigne pas d’un public qui se sent toujours concerné parce qu’elle a une façon spéciale de s’adresser à chacun de nous.
Je ne vais pas passer sous silence un aspect que certains esprits critiques pourraient lui reprocher. Deux prompteurs lui permettent de jeter un œil sur le texte (cela ne se remarque pas d’emblée, et je ne l’ai vu que parce que j’étais placée en bout de rang). Non seulement leur présence ne nuit en rien à l’interprétation, mais en plus je les ai trouvés paradoxalement adéquats puisque Beckett voulait que son texte soit lu.
L’amour ne se condamne pas, concluait le dramaturge en 1946. Le théâtre non plus. Les spectateurs, enthousiastes, l’ont bien compris si on en juge par le nombre des rappels.
Premier Amour de Samuel Beckett dans la réalisation de Dominique Valadié et Alain Françon
Du 22 mars au 19 avril 2023
Les mardi et mercredi à 19h30, jeudi à 21h30, dimanche à 14h30, et vendredi 7 et 14 avril à 19h30 ; samedi 8 et 15 avril à 19h30.
Production du Théâtre des nuages de neige en coproduction avec le Théâtre Montansier
A la Scala Paris13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris - 01 40 03 44 30
Le texte est édité aux éditions de Minuit et dans la collection Folio Gallimard
Mise à jour : Alain Françon s'est exprimé le 11 avril, pendant la journée que La Scala lui consacrait, sur l'ajout des prompteurs. Il a confirmé mon interprétation puisque cet artifice de mise en scène n'a pour but que de satisfaire l'exigence des ayant-droits de Beckett qui imposent que le texte soit lu.
A cet égard il a souligné qu’André Engel avait dû modifier en 1979 le titre du spectacle En attendant Godot, par Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire lorsqu’il l’avait créé à Strasbourg au motif que ces « mêmes » ayant-droits s’opposaient à ce qu’une femme joue le rôle de Vladimir. Ils s’étaient inclinés en apprenant que la comédienne s’appelant Evelyne Didi, avait en quelque sorte une légitimité à être Vladimir puisque Beckett le surnomme Didi. C’est sous ce nom que son personnage est inscrit dans la distribution tandis que celui de Gogo (Estragon) est interprété par André Willms. Par contre les rôles de Pozzo et de Lucky figuraient sans modification.
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