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jeudi 13 avril 2023

L’Archiviste d'Alexandra Koszelyk

J’ai lu L’Archiviste en pensant constamment à ce qui se déroule en ce moment en Ukraine. Il est impossible de détacher le roman de la réalité qui, d’ailleurs, a poussé Alexandra Koszelyk à l’écrire, même si on pourrait a priori le voir dans la continuité de son premier, À crier dans les ruines.
K a trente ans. Elle est archiviste dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine. Le jour, elle veille sur sa mère mourante. La nuit, elle veille sur des œuvres d’art. Lors de l’évacuation, elles ont été entassées dans la bibliothèque dont elle a la charge. Un soir, elle reçoit la visite d’un des envahisseurs, qui lui demande d’aider les vainqueurs à détruire ce qu’il reste de son pays : ses tableaux, ses poèmes et ses chansons. Il lui demande de falsifier les œuvres sur lesquelles elle doit veiller. En échange, sa famille aura la vie sauve. Commence alors un jeu de dupes entre le bourreau et sa victime, dont l’enjeu est l’espoir, espoir d’un peuple à survivre toujours, malgré la barbarie.
Le roman se déroule à notre époque, et s’il est une fiction totale (du moins on l’espère), il s’appuie sur une réalité douloureuse, la guerre qui ne cesse pas en Ukraine. C’est sans doute la meilleure manière qu’Alexandra a trouvé pour résister que de prendre la plume pour parler une nouvelle fois de ses origines. Et pour cela elle fera faire à son héroïne des allers-retours incessants entre présent et passé.

Elle a mis beaucoup de sa personnalité dans ce personnage, qu’elle désigne sous un K, sorte de nom de code qui garantit l’anonymat même si j’ai immédiatement pensé à elle dont le nom commence et se termine par cette même lettre, qu’on retrouve dans tant de noms, à commencer par Ukraine, Kiev, Kharkiv, Donetsk (qui était si présente dans Les abeilles grises de Andreï Kourkov), Kherson, … On peut aussi y voir des références littéraires au K de Dino Buzzati, ou à Joseph K du procès de Kafka. Il est impossible que l’auteure n’y ait pas pensé puisqu’elle enseigne la littérature.

Pour ce qui est de la situation dans laquelle K travaille, le contexte est tout à fait logique puisque, en temps de guerre, les oeuvres d’art sont décrochées et entreposées afin d’être protégées, comme on l’a fait dans des lieux parfois incroyables durant la seconde guerre mondiale même si les châteaux furent majoritairement choisis. Ainsi Chambord accueillit le 28 août 1939, le plus grand déménagement de tableaux de notre histoire depuis les principaux musées parisiens avec 5 446 caisses contenant en partie les collections du Louvre, la Joconde en particulier qui repartit très vite pour un autre lieu. La bibliothèque de K étant située sur les sous-sols d’une ancienne abbatiale, le contexte s’y prête tout à fait, 
 
Il n’y aurait pas de quoi palpiter si K ne faisait que répertorier les œuvres d’art. Elle fait la rencontre d’un personnage diabolique qui la soumet à un horrible marché. Le chantage avec la famille comme monnaie d’échange est un grand classique mais ce qui est original ici c’est la nature du contrat. Elle est désormais responsable de la vie de sa soeur contre la falsification des grandes oeuvres fondatrices de la culture ukrainienne.

Mila, qui est sa soeur jumelle, est elle aussi est en guerre. Elle a tenu à être utile là où l’avenir de notre pays se décide. Il faut que des personnes documentent ce qu’il s’y passe. (p. 79) Quelques mois plus tard elle est jetée en prison. Et tandis que Mila avait pris soin de la petite histoire en photographiant le quotidien, K va s’atteler à la préservation (ou à la falsification) de la grande.

Car il ne servirait à rien de détruire une culture qui, par cristallisation, resterait dans les esprits. Il ne suffit pas de changer les noms des villes. La résilience s’entretient par des souvenirs transmis de génération en génération. En modifiant par petites touches, avant de les remettre ultérieurement à leur place initiale, les objets fondateurs d’une culture, le regard et l’écoute du spectateur auront eux aussi été orientés et au fil du temps il n’y aura bientôt plus de témoin des racines originelle. Toute forme de rébellion sera en quelque sorte étouffée, comme on aura arraché une plante indésirable. C’est une sorte de négationnisme appliqué.

Les exigences de son correspondant réveillent beaucoup de souvenirs d'enfance de K, que sans nul doute Alexandra partage avec elle, des références artistiques et de grands moments historiques qui ont fondé l’âme ukrainienne et qui expliquent que le peuple résiste aujourd’hui. Elle passe donc en revue les oeuvres et évènements majeurs que K devra falsifier : l’hymne national pour en renverser le sens en changeant quelques mots, un vitrail, une sculpture, les romans Taras Boulba et Les âmes mortes de Gogol (p. 181), et même la responsabilité de l’Union soviétique dans la catastrophe de Tchernobyl.

La puissance du roman, qui prend parfois le chemin du conte, repose sur cette question de la vérité face au mensonge. Et on notera au passage que cette pratique proliférait dans les années 70, il était le socle du monde soviétique (p. 73). L’auteure témoigne habilement du cas de conscience puisque son héroïne va aussi jusqu’à trahir -et cette fois avec bonne conscience- la réalité de sa mère, pour la rassurer : À notre époque, nous ne connaîtrons plus les conséquences désastreuses des erreurs diplomatiques, les dirigeants sont assez intelligents pour ne pas s’enfoncer dans une guerre qui n’aurait pas de fin et détruirait l’économie de de leurs pays. (…) L’homme a grandi, il ne commet plus les erreurs du passé (p. 86).

Comme nous aimerions que ce soit vrai !

En tout cas ce roman est une belle occasion d’en apprendre davantage sur la culture ukrainienne et je peux l’avouer, je ne connaissais pas grand chose. J’ai aimé lire l’hymne national dans les deux langues (p. 52), visiter l'atelier d'Alla Horska (p. 67). Holodomor, Tchornobyl, Mädan (p. 121). Ces noms sont en ukrainiens mais ils me parlent … plus ou moins. J’ignorais que le premier signifiait extermination par la faim de plus de 5 millions d’ukrainiens, suite à une volonté de génocide par Staline… Je ne connaissais pas les poupées motanka (p. 104), ni la poétesse Lessia Oukraïnka, et j’avais oublié que Sonia Delaunay peignait aux couleurs de l’Ukraine. Je ne savais pas ce qu’est une gandoura qui est pourtant l’instrument national ukrainien que les cosaques utilisaient pour chanter les légendes anciennes. C’est une sorte de grande guitare que l’on pose sur les genoux et qui possède une multitude de cordes.

L’horrible chantage gonflera crescendo de chapitre en chapitre alors qu’on parcourt les époques et que les flash-backs se multiplient pour nous téléporter avec l’héroïne au coeur de la conception de chaque œuvre. K pourra-t-elle honorer sa promesse que l’Ukraine ne meure jamais (p. 180) tout en sauvant la vie de sa soeur ?

Je ne vous donnerai pas la réponse mais je dirai malgré tout que des ombres bienfaisantes viendront à son aide. Comme celle de Blaise Cendrars qui aurait dit à Sonia Delaunay : l’art est cette opération magique qui, au-delà de lier mots et peinture, fait revenir à la vie des morts, les fait exister entre eux et avec nous, comme nous existons toi et moi en ce moment (p. 210).

Comme l'heure était à la disparition de la culture ukrainienne, elles (les ombres) feraient une offrande à K, un don que jamais encore elles n'avaient permis. Grâce à ce don, les choses pourraient emprunter une autre voie, et le futur ne serait peut-être pas aussi sombre qu'il l'était à présent (p. 36).

L’art serait-il plus fort que tout ? Et même si le livre se clôture comme il a commencé, par cette phrase : La nuit était tombée sur l’Ukraine.

Alexandra Koszelyk est née en 1976. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien.

L’Archiviste d'Alexandra Koszelyk, Aux forges de Vulcain, en librairie depuis Octobre 2022
L’objet posé sur le livre pour illustrer cet article est une paire de ciseaux mouchette à chandelle ayant appartenu à mes arrières grands-parents.

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