J’ai failli renoncer quand je l’ai eu entre les mains. Mazette ! Viendrai-je à bout de 750 pages sans me lasser ? Et bien, … oui ! Au printemps des monstres est plutôt ce qu’on appelle un roman facile à lire. C’est là tout le talent de Philippe Jaenada que de nous embarquer en nous menant par le bout des yeux.
D’ailleurs, il y a fort à parier qu’il a glissé les épisodes de ses propres pérégrinations hospitalières pile aux moments où il pressentait que l’attention du lecteur pouvait faiblir. Et puis, comment ne pas me passionner pour cette histoire abracadabrante (mais ô combien tragique puisque tout de même il y eut mort d’enfant) qui s’est déroulée à quelques mètres de là où je suis venue habiter presque trente ans plus tard.
Voilà une coïncidence qui réjouirait l’auteur. Sans parler de l’époque, car étant en ce moment au printemps c’est une lecture de circonstance. A fortiori aussi parce que -hélas- les monstres ne sont pas une espèce en voie de disparition et que, à l’inverse, l’humanité dont Philippe Jaenada fait preuve (mille preuves) est admirable. Sans compter sa ténacité à chercher à faire sur cette affaire le maximum de lumière possible. Je comprends pourquoi ce roman a suscité tant d’intérêt à sa sortie, à la rentrée 2021.
Le 26 mai 1964, un enfant parisien sort de chez lui en courant. On retrouvera son corps le lendemain matin dans un bois de banlieue. Il s’appelait Luc. Il avait onze ans. L’affaire fait grand bruit car un corbeau qui se dit l’assassin et se fait appeler « l’Étrangleur » inonde les médias, les institutions et les parents de la victime de lettres odieuses où il donne des détails troublants sur la mort de l’enfant. Le 4 juillet, il est arrêté. C’est un jeune infirmier, Lucien Léger. Il avoue puis se rétracte un an plus tard. En 1966, il est condamné à la prison à perpétuité. Il restera incarcéré quarante et un ans, sans jamais cesser de clamer son innocence.
Je ne me doutais pas, lorsque j’habiterai en bordure du bois de Verrières-le-Buisson (91) que je me trouverais près de cet endroit où un enfant est mort abominablement en 1964. Les réseaux sociaux ne piaillent alors pas encore et pourtant l’information fuite très vite. L’AFP est une énorme caisse de résonance et comme le souligne Philippe Jaenada (dont je pourrais faire remarquer que les initiales sont prémonitoires) les reporters ne sont jamais loin des flics (p. 41).
L’auteur a effectué un travail de bénédictin pour dépiauter le dossier -et ses annexes- et il parvient sans trop de mal à démontrer qu’il y a eu erreur judiciaire. Philippe Jaenada ne conclut pas que Lucien léger soit innocent de tout, mais il n’est pas le meurtrier de l’enfant. Il avait un des meilleurs avocats de l’époque, Maurice Garçon, mais qui par malchance le croyant coupable ne cherchait qu’une chose, lui éviter la peine de mort (ce qu’il obtint au demeurant). Le pauvre Lucien ne pourra que s’écrier pathétiquement à l’annonce du verdict : Monsieur le Président, vous venez de commettre une erreur judiciaire ! (p. 234).
Il n’empêche que Lucien ne méritait pas d’être condamné sans preuve, sans témoin, sans mobile, de faire autant de prison, et de voir ses demandes de remises de peine échouer systématiquement. Il fut longtemps le détenteur d’un triste record, celui du nombre d’années d’incarcération.
On voudrait faire l’économie de quelques (c’est un euphémisme) pages mais c’est impossible. Chacune des trois parties (Le fou/ Les monstres/ Solange) est essentielle.
On me reproche parfois de faire long, de manquer d’esprit de synthèse (ce qui est faux bien sûr, puisque lorsque les tweets étaient limités à 140 caractères je me réjouissais de les écrire en un temps record) mais Jaenada me bat à plates coutures. Cela étant, ses analyses sont passionnantes et ses nombreuses parenthèses tout autant. Elles appartiennent à son style … comme les notes de bas de page caractériseraient le mien si je publiais les romans que j’ai en projet.
Jaenada s’apprête à renoncer à traiter ce dossier quand son train s’arrête pile devant le panneau indicateur de Mandres-les-roses, une petite ville qu’il ne connaissait pas et qui joue un rôle dans l’histoire (p. 74). L’écrivain adore les coïncidences même si, parfois, ce sont elles la cause de drames. Il se méfie des apparences (p. 287) et il déteste les invraisemblances. Elles sont si nombreuses dans ce dossier qu’on se demande comment elles n’ont pas réussi à sauter aux yeux de quelqu’un. L’auteur en dresse une liste (sans doute non exhaustive) p. 304.
A la décharge de ceux qui eurent à juger du crime il faut reconnaître aussi qu’il y eu beaucoup de mensonges, venant de toute part. Car comme le souligne l’auteur au tout début les raisons qui poussent à dire autre chose que la vérité sont innombrables (p. 44). Elles ne signifient pas qu’on soit coupables.
Lucien Léger a eu la malchance d’être entouré de monstres -sauf sa femme Solange-. Il en est un aussi mais tellement inoffensif dira Jaenada (p. 320). J’ajouterai qu’il a aussi eu la malchance de ne pas avoir le meilleur avocat même s’il était un ténor du barreau.
Bref, Jaenada a tout repris, et il y a fort à parier qu’il n’a rien laissé passer, ne s’épargnant aucune visite sur place, y compris jusque sur la tombe de Lucien, aucune lecture, … seules les mesures de confinement ralentiront sa progression, ce dont bien entendu il nous fait part, se voyant coincé, au bout du rouleau (p. 562). Vous avez un exemple de son humour. Il n’en manque pas pour relater toute l’affaire, et il en faut pour maintenir l’attention du lecteur. Ainsi, il dira de l’agent de police n° 16 164 qu’il doit faire des jaloux parmi les amateurs de bière (p. 91).
Il a aussi une manière bien à lui de qualifier les choses et les gens, hésitant à peine à traiter Dupont-Moretti, qui n’était pas encore Garde des Sceaux, de pignouf (p. 269) en insistant sur le terme à deux reprises, pour qu’on comprenne bien son avis sur le bonhomme.
Jaenada l’écrivait à la fin de la première partie : rien n’est simple. Il ajoutait c’est la meilleure illustration de la règle d’or prévenant qu’il faut se méfier des apparences (p. 287). Plus loin il redit la même chose : La vérité est rarement pure et jamais simple (p. 743), ce n’est cette fois pas de lui mais d’Oscar Wilde. Cette phrase résume bien la situation, même si elle est moins lyrique que la déclaration de Lucien Léger, Je suis de la graine qui pousse au printemps des monstres (p. 99), qui a donné le titre au livre.
Avec son style inimitable, Philippe Jaenada reprend minutieusement les éléments du dossier et révèle que, par intérêt, lâcheté, indifférence ou bêtise, tout le monde a failli, ou menti. Alors il se penche sur Solange, la femme de l’Étrangleur, seule et vibrante lumière dans la noirceur. À travers ce fait divers extraordinaire, il fait le portrait de la société française des années 60, ravagée par la deuxième guerre mondiale mais renaissante et, légère seulement en apparence, printemps trompeur de celle qui deviendra la nôtre.
Un roman impossible à croire qu’il finira par écrire, sous la forme d’une longue lettre à son frère, pour franchir la censure pénitentiaire qui s’intitulera Le prix de mon silence, et qu’il tentera de faire publier.(…) Si je m’attarde trop dans ce labyrinthe de fou je risque de perdre les lecteurs les plus coriaces ou les plus indulgents (p. 245). Mais c’est plus fort que lui, Jaenada s’y plongera car sinon, ajoute-t-il pour se justifier c’est pas la peine d’écrire des livres.
On apprend aussi des trucs au fil des pages, comme ce verbe to houdinize que les américains ont inventé en s’appuyant sur la capacité de l’illusionniste Houdini à réussir à se sortir d’une situation inextricable (p. 340). Aurait-il suffit de dire la vérité, rien que la vérité ? Et je pense à La petite menteuse qui ment … pour qu’on la croit.
Philippe Jaenada est l’auteur d’une douzaine de romans, dont Le Chameau sauvage (prix de Flore), La Petite Femelle et La Serpe (prix Femina).
Au printemps des monstres de Philippe Jaenada, Mialet-Barrault Éditeurs, en librairie depuis le 18 août 2021
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