Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

vendredi 10 mars 2023

Oraison de Marie Molliens pour la Compagnie Rasposo

Il est 20 h 29 et la musique résonne alors que je suis encore à 100 mètres du chapiteau.

Je reconnais Axel F, Crazy frog, remasterisée bien sûr, mais folle grenouille tout de même, qui se diffuse comme des ondes. Je me hâte. J’avais été prévenue que le spectacle commencerait à l’heure, sans accepter de retardataire.

Sous la tente, pleine à craquer, (mais elle n’est pas bien grande) on ajoute quelques bancs et l'espace se restreint. Une compète de choc se livre avec le public, chauffé par quatre circassiens en blouson de coton de jersey rouge sang siglé Oraison dans le dos, une galaxie d’étoiles sur la poitrine.

Ils ont une pêche d’enfer et chauffent la salle en enchainant les chorées d'un autre âge. L'animateur (Robin Auneauannonce un numéro de mentalisme en mettant au défi une spectatrice de penser à un animal qu'il annonce être capable de sculpter en ballon, les mains cachées sous un tissu. Je pense à Akinator disponible avec Alexa et qui est assez bluffant. Mais ici, franchement, le résultat est si minable qu'il ne peut qu'être intentionnel. Pourtant on murmure dans le public que cette forme informe ressemble bien à l'animal en question, preuve que le conditionnement a commencé à opérer.

On nous a promis qu'il n'y aura ni clown, ni animal. Mensonge ! Le spectacle s'enchaine sur un numéro de de hula hoop qui s'achève avec une odeur de brulé qui n’effraie personne. La sono surchauffe et disjoncte. Devrions-nous nous enfuir ? Nous sommes au spectacle. C’est du cinéma, pardon du cirque. Cette première partie met en scène l'enlaidissement généralisé du monde à travers la caricature d’un cirque de très mauvais goût. Plus tard les moments de pure beauté, de poésie et de spiritualité seront d'autant plus forts.

Pour le moment, la soirée quitte le registre de l'humour et bascule dans une noirceur presque angoissante. Le violon grince. La fildefériste (Marie Molliens) peine à glisser sur le fil, contrainte constamment à reculer par deux personnages maquillés évoquant des clowns blancs. Un voile en non tissé tombe. Il ne se relèvera jamais. Nous sommes descendus aux enfers et nous allons devoir tendre les yeux pour scruter ce qui va se passer.

Une machine lumineuse à pop-corn plutôt inattendue, est poussée au centre de l'espace libre avec un orgue mécanique. Robin arbore le chapeau pointu du clown, avec juste un boxer et des chaussettes pour faire des portées et des équilibres au-dessus de la machine dans laquelle il se faufilera comme un contorsionniste tout en se goinfrant et recrachant les graines de maïs. Son comportement prend le contrepied de son message prévenant de se méfier des excès, ici la goinfrerie. Est-ce une raison pour devoir lui réparer le coeur d'une soudure électrique ?
Le voilà sur pieds pour faire de nouveau tourner son hula-hoop entouré de papier qu’il transperce comme un toréador mettrait le taureau à mort. Une fois déchiré, le papier flambe et une odeur de brûlé se propage. L’homme et la fil-de-fériste brandissent en étendard un drapeau imprimé d’un chapiteau de cirque.

Des coups de feu retentissent après une sorte de hululement. On a compris que l'on est dans une représentation de cirque théâtralisée et on s'attend à tout. Et pourtant quelle surprise que cette scène éclairée à la torche avec le surgissement de trois énormes Barzoï ou Lévriers russes à la robe tachetée et aux longs poils ondulés (on apprécie le voile) qui se régalent du moindre pop-corn, pas perdu pour tout le monde … 

A signaler pour les amateurs que l'animal aurait été introduit en Occident à partir de la fin du XIXe siècle, vraisemblablement dans les années 1870, avant de se reproduire plus massivement en Angleterre et aux États-Unis, ce qui a permis de sauver cette race qui fut presque éradiquée de Russie lors de la Révolution russe. La symbolique est d'autant plus forte quand on songe aux transformations qui ont affectés les cirques.
Le tambour est infernal et résonne avec la trompette. Sur son fil, Marie Molliens révèle l'ampleur de son art avec de multiples combinaisons de pas. Il pleut du charbon, rendant difficile la progression des artistes.
D'autres moments déroutants s'enchaineront avec une sorte de danse macabre, l'assassinat d'un clown, un lancer de couteaux (par Zaza Kuik, alias Missy Messy) qui fait monter la pression tant le danger est palpable, dans un jeu pervers et érotique à mesure qu'elle s'acharne à planter ses lames dans la porte frappée du mot CYRK sur laquelle l'homme est crucifié. Cette planche recouvre un tombeau renfermant une housse comme celles qui sont utilisées dans les morgues pour transporter les cadavres, d'où chacun sortira un somptueux costume de clown blanc.

Dans un final digne de Fellini, les circassiens s'échappent du chapiteau dont le rideau est tombé pour rejoindre au loin deux autres clowns, l'un très âgé, l'autre enfant, composant une famille reconstituée. Le salut est fugace, lointain, troublant.

C'est fini! Pas tout à fait car le souvenir se propagera en ondes de choc toute la nuit. Je comprends qu'il soit recommandé d'avoir au moins 10 ans pour y assister.

Marie Molliens est aujourd’hui l’une des seules femmes directrice de cirque. Elle est née et a grandi dans la compagnie Rasposo, créée par ses parents en 1987. Devenue voltigeuse et équilibriste, elle se définit comme écrivaine de cirque depuis qu’elle a repris la direction artistique en 2013. Elle a alors initié la trilogie des Ors, commencée avec Morsure, en 2013, poursuivie avec la Dévorée, en 2016. Dans ces trois spectacles où figure la syllabe Or, elle questionne le paradoxe humain qui oscille entre le fait de combattre à tout prix ou bien de se laisser atteindre.

Créé en 2019, juste avant la pandémie, alors qu’il y avait beaucoup de feux de forêts en Sibérie, en Australie et en Amazonie, il a été présenté l’été 2021 sous le chapiteau de Villeneuve en scène, près d’Avignon. Ce dernier chapitre de cette série artistique, Oraison, évoque l’avenir du monde culturel, mais aussi les urgences de notre époque comme le défi environnemental. I aborde un chaos à venir, un enlaidissement du monde, qu’on laisse approcher sans réagir. Comme par exemple l’urgence écologique qui nous terrasse et face à laquelle beaucoup d’entre nous se sentent impuissants.

L’oraison est bien entendu une forme de prière mais le mot résonne d’abord ici comme une invocation à éveiller une conscience collective, ce qui fait dire à Marie Molliens que "il est grand temps de rallumer les étoiles". Cette phrase, empruntée au poète Apollinaire illustre joliment la résilience du monde culturel dans le contexte qu'on connaît.

La mort, inhérente au métier de voltigeuse, est omniprésente dans la vie de Marie depuis l’enfance, habituée à la côtoyer, mais en la maîtrisant. Imaginé en solo au commencement, ce spectacle réunit finalement trois artistes et interprètes à ses côtés : le jongleur Robin Auneau, la musicienne Françoise Pierret ainsi que Nathalie Kuik  dite "Zaza"... lanceuse de couteaux.

Contrairement à sa définition première, Oraison n'est pas voulu comme funèbre mais comme une prière, celle de faire mieux et plus beau pour un monde meilleur.

Oraison de la Compagnie Rasposo
Écriture, mise en scène, création lumière Marie Molliens
Regard chorégraphique Denis Plassard
Avec Robin Auneau, Zaza Kuik « Missy Messy », Hélène Fougères, Marie Molliens
Assistante à la mise en scène Fanny Molliens
Création costumes Solenne Capmas
Création musicale Françoise Pierret
Création sonore Didier Préaudat, Gérald Molé
Création d’artifices La Dame d’Angleterre
Intervenants artistiques Delphine Morel, Céline Mouton
Crédit photo Roy Ichii (à l’exception des images logotypées A bride abattue
Du 9 mars au 9 avril à  L’Azimut, Espace Cirque en Île-de-France, en partenariat avec Les Gémeaux/Scène Nationale Sceaux, L’Onde Théâtre Centre d’Art -Vélizy-Villacoublay et le Théâtre de Rungis

Ensuite à L’ACB, Scène nationale d’Ancerville (55) et à celle de Commercy (55), puis à la Communauté d’Agglomération De Saint-Dié-des-Vosges (88), à l’Archipel de Fouesnant (29), au Trio de Hennebont (56), à l’Atelier culturel de Landerneau (29), au Théâtre du Pays de Morlaix de Carentec (29), au Carré Magique, PNC Bretagne de Lannion (22), à La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieux (22) …

Aucun commentaire:

Articles les plus consultés (au cours des 7 derniers jours)