J’ai sorti la première sélection de mon it-bag du moment (cf billet du 28 juillet). Ce livre m’arrive précédé d’un bouche à oreilles positif. La quatrième de couverture annonce déjà un tournage programmé par Ridley Scott. Voilà le premier roman policier de la sélection et il se
murmure qu’il pourrait arriver gagnant. Je mesure le paradoxe : à quoi servira-t-il de donner mon avis si les jeux sont faits ? Si j’aime on pensera que je suis un mouton (blanc). Si par hasard je déteste on me jugera mouton … noir.Une toile de fond socio-historique que je connais déjàJ’ai un atout. Je viens d’achever l’excellent Celui qui sait, d'Alexandra Marinina, paru cette année au Seuil (en voilà un qui mérite de figurer dans la sélection !!!), et qui a pour cadre l’Union soviétique de la seconde moitié du XX° siècle. Je sais la rigidité des règles, l’interdiction de penser autrement que selon la ligne soviétique, le danger permanent d’être accusé d’anti-soviétisme, les décisions absurdes du Parti, l’obéissance aveugle des miliciens. Je sais aussi qu’on peut en démontrer l’absurdité. J’ai adoré les Contes de l’âge d’or (lire la chronique du festival de Paysages de Cinéastes du 15 juin)Un documentaire m’a récemment affranchie sur les conditions de travail dans les mines de sel. Et je viens de re-visionner les Poupées russes que Cédric Klapish a tourné pour partie dans un appartement communautaire de Léningrad en 2005. Avec tout cela j’en ai appris un rayon sur les pratiques bolchéviques. Je dirais même plus : je suis trempée jusqu’au cou dans un bain d’histoire(s) soviétique(s) et je me sens l’âme slave. Je ne suis pas gavée pour autant.Je suis même ravie de passer quelques jours estivaux en compagnie d’Enfant 44. J’ouvre le livre avec un soupçon d’appréhension. Saurais-je, malgré ma compétence, trouver des compliments qui ne seront pas redondants avec les avis précédents ?Une arête au fond de la gorgeJ’attaque avec appétit à l’heure du déjeuner en compagnie d’un sandwich d’un excellent pain, maison bien sûr. J’avalai avec difficulté le premier chapitre. Si je n’étais pas juré j’aurais stoppé net. Je me forçai à poursuivre. Le second chapitre me fila une nausée qui ne me quittait qu’en refermant le livre. Même sensation que dans le TGV quand j’ai le projet d’écrire. Les 20 premières lignes s’enchaînent facilement. Puis, alors que le flux des idées est lancé à pleine vitesse le mal de cœur m’oblige à relever la tête. Il parait que cela tient à la manière sont le corps est ballotté dans ce genre de train (de gauche à droite au lieu de l’avant vers l’arrière dans les anciens wagons).Mon malaise s’accentue : les protagonistes de Tom Rob Smith se déplacent quasiment exclusivement en train ! Je pourrais en rester là et vous dire que je n’ai pas aimé parce qu’il y avait trop de cadavres, trop de bestialité, trop d’acharnement. Une débauche de violence. Une insuffisance d’analyse de caractères.L’animalité l’emporte sur l’humanité. Le sadisme est érigé en vertu d’Etat. Mais j’ai lu jusqu’à la dernière miette malgré tout. Pour en parler en connaissance de cause. La fin est intelligente, avec un rebondissement que je n’avais pas vu venir, et qui a du séduire Ridley Scott. Je comprends mieux son intérêt pour en faire une adaptation cinématographique et je ne doute pas que le film soit un succès.
Plaidoyer historique ou fiction policière ?
Tom Rob Smith s’appuie sur une énorme documentation pour justifier la violence de la trame et pourtant il met en garde le lecteur en lui annonçant une œuvre de fiction. Tout le monde sait qu’un roman n’est pas un témoignage … Alors pourquoi tant de prudence ?
Revenons au roman puisque c’est ce texte-là qu’il faut juger et non le scénario. C’est peut-être le ton qui m’a rendu les choses insupportables. L’auteur adopte un style faussement historique qui empêche le lecteur de mettre la narration à distance. Si on me dit que c’est vrai j’ai tendance à être piégée par la volonté de dénoncer des faits indubitablement condamnables. C’est ce que je reproche le plus à ce jeune auteur : nous culpabiliser de ne pas avoir su ce qui se passait en URSS. Il nous fait le coup du devoir de mémoire. Et je me souviens d’un séjour en Pologne où je n’ai pas pu éviter d’aller à Auschwitz. La guide avait promis qu’on allait visiter je ne sais plus quoi et puis le car s’est arrêté sous la célèbre promesse Arbeit macht frei. J’ai compris qu’on s’était fait avoir.
Ce que j’attends d’un livre c’est un voyage, pas un cauchemar
Si je cherche à me faire peur je regarde une ultime fois Nuit et Brouillard. Je relis des biographies de rescapés des camps. J’allume la télévision. Je me plonge dans les témoignages de Nords-Coréens qui connaissent la terreur et la famine, enfermés dans la dictature la plus secrète du monde (Evadés de Corée du Nord, de Dorian Malovic et Juliette Morillot, Belfond, 2004). J’ouvre le dernier numéro du mensuel Marie-Claire pour y apprendre que 2 femmes par jour sont assassinées au Guatemala et que leurs cadavres mutilés sont exposés dans les rues pour inciter les femmes à rester à la maison. Ce ne sont pas les horreurs qui manquent à notre monde.
Le trop-plein de violence m’a paru gratuit, ne servant pas l’intrigue. Si on nous raconte dès la première page la fuite du chat de Maria dans la forêt, c’est de toute évidence que cet animal est une clé essentielle de l’histoire. Il faut attendre la page 264 pour revoir apparaître un chat, sans lien apparent, ce serait trop simple ... Alors ceux qui qualifient ce bouquin de thriller haletant exagèrent !
Des maillons faibles
Sur le plan de la construction de l’histoire les liens ne sont pas suffisamment noués. Je ne vais pas jusqu’à réclamer une construction à la Colombo avec un dénouement révélé au début. Mais vous m’avouerez que ce n’est pas parce qu’on sait qui est l’assassin qu’on connaît tout et qu’on n’a pas envie de suivre l’intégralité de l’épisode.
Autre exemple : la bataille de boules de neige entre Jora et Arkady s’achève avec l’effondrement d’un enfant sur le sol sans que le lecteur ait suffisamment de doutes sur la cause réelle de sa disparition. Ajoutez qu’en URSS on a la manie d’appeler les protagonistes tantôt par leur patronyme, tantôt par leur prénom, ou le diminutif du nom et vous devinerez qu’on passe à côté d’une série d’indices.
En plus il y a des ruptures dans la narration, comme si on avait oublié de traduire un paragraphe de temps en temps. J’ai eu beau être attentive (malgré la nausée, quel mérite !) j’ai parfois dû remonter plusieurs pages en arrière et le plus souvent je n’ai pas trouvé l’information manquante. Par exemple, page 140, l’auteur retrace des faits qui se sont déroulés le 14 mars. Léo et Raissa bouclent leurs bagages, quittent leur appartement escortés de 3 officiers et montent dans une voiture. Phrase suivante ils sont déjà dans une gare puisqu’ils « attendent au début du quai ».
Mais le paragraphe d’après reporte des faits qui ont du avoir lieu 15 jours plus tôt, au début de leur assignation à résidence. Il est question de l’enterrement de Staline auquel ils ont le droit de se rendre en toute liberté et après la description de la foule ayant assisté aux obsèques on se rend compte qu’ils sont dans un train sans avoir eu l’information essentielle : s’agit-il du train qui se trouvait au bout du début du fameux quai ou s’agit-il d’un autre train, auquel cas ils se sont fait la malle et sont en train d’échapper à leurs tortionnaires. Deux pages plus tard on s’est fait une raison : ils étaient donc revenus entre temps sagement chez eux attendre l’arrestation. Défaut mineur me direz-vous ? Un premier prix doit être sans défaut !
Le lecteur est très souvent charrié d’un groupe à l’autre. On trotte derrière les personnages et on réalise que l’auteur nous sème sans douter qu’il le fasse exprès. Cela pourrait être haletant, c’est lassant.
On peut mieux faire pour rendre compte du stalinisme
Le tueur ne doit pas à la supériorité de son intelligence d’être à l’abri de la justice. L’impunité des meurtres en série s’explique par le refus de son pays d’admettre l’existence d’individus comme lui, ce qui lui garantit une impunité totale. Il est exact que le communisme ne supportait pas l’idée que l’homme puisse être mauvais sous un tel régime. Alexandra Marinina a écrit de savoureux dialogues à ce sujet. Je vous invite à lire les pages 233 et suivantes (de Celui qui sait) qui sont un morceau d’anthologie. La théorie du communisme scientifique promet la disparition de la criminalité à mesure de la construction de la société communiste et du développement de la morale correspondante.
Cet auteur-là décrit aussi fort bien combien il était difficile de se procurer des denrées alimentaires et comment dresser une table de fête dépendait des capacités d’invention de la maîtresse de maison. Que le marché kolkozien –ou bazar- des paysans était le seul avec le marché noir où se procurer à des prix libres et élevés des produits frais ou « déficitaires » (en rupture) introuvables dans les magasins d’Etat. Je connaissais donc la misère qui sévissait en Russie mais il me semble que Tom Rob Smith a forcé la dose.
Бумага все терпит. C’est un proverbe russe qui dit le papier peut tout supporter. Le papier sans doute, le lecteur moins.