Avec un an de retard, mais j’aime bien m’autoriser ce temps de recul, je découvre Vivre vite, Prix Goncourt 2022 alors que vient d’être remis le Prix 2023 à un autre auteur que je connais aussi, Jean-Baptiste Andrea, et que je lirai bien évidemment, mais j'ignore quand.
Il me semble me souvenir qu'il y a eu un brin de polémique à propos des critères qui permettent de décider qui mérite "vraiment" un prix. Je ne me souviens plus très bien. Mais la question de savoir ce que c'est qu'un "bon" livre est de toute façon récurrente, en l'occurrence aussi ce qu’est un livre éligible au Goncourt.
C’est peut-être en fin de compte un ouvrage sur lequel on s’arrête sans cesse, dans lequel on revient en arrière, qui nous fait réfléchir, qui, à l'instar d'un faisceau lumineux renvoyé par la surface d'un fleuve, nous incite à voir les choses sous un autre angle. Un livre dont on voudrait que l’auteur sonne chez nous, là, maintenant, et nous dise : me voilà, asseyons-nous et causons.
Un livre qu'on referme après y avoir glissé tous les morceaux de papier disponibles en guise de marque-pages. Dont on voudrait se souvenir de tout. A propos duquel on se dit mais oui, moi aussi.
Et pourtant mon mari ne m’a pas été arraché le 22 juin 1999.
Vingt ans après l'accident qui a couté la vie à son époux, Brigitte Giraud sonde une dernière fois les questions restées sans réponse. Hasard, destin, coïncidences ? Elle revient sur ces journées qui s’étaient emballées en une suite de dérèglements imprévisibles jusqu’à produire l’inéluctable. À ce point électrisé par la perspective du déménagement, à ce point pressé de commencer les travaux de rénovation, le couple en avait oublié que vivre était dangereux. A travers l’enquête qu'elle mène dans les moindres détails elle ranime miraculeusement la vie de Claude, et la leur.
J'ai entendu toute mon enfance mon grand-père s'énerver à propos de ce conditionnel. Et répéter qu’avec des "si" on mettrait Paris en bouteille, signifiant par là qu’il faut se garder de vouloir refaire le monde.
Brigitte Giraud fait tout le contraire en énonçant seize "Si" (p. 21) dont un seul aurait suffi à inverser le cours de l'histoire. Elle ne les hiérarchise pas. Certains sont apparemment futiles et pourtant si justes comme celle-ci : si ce mardi matin avait été pluvieux (p. 138). Mais il y a tout de même un motif qui pèse plus lourd que les autres, pourquoi la Honda 900 CBR Fireblade (Lame de feu), fleuron de l'industrie japonaise, interdite au Japon parce que jugée trop dangereuse pour les nippons, était autorisée à l'exportation en Europe où elle a d'ailleurs fait des ravages ? Elle y consacre un chapitre entier (p. 107).
Je reviens sur la litanie des "si" qui m'a obsédée pendant toutes ces années. Et qui a fait de mon existence une réalité au conditionnel passé (p. 22).
Ce qui est parfaitement formulé, c'est la promptitude de tout un chacun à vouloir comprendre l’enchaînement qui a fait que soudain le drame n'arrive pas qu'aux autres mais vous touche de plein fouet alors qu'on se croyait unique et immortel.(…) On devient le spécialiste du cause à effet.
Le récit est ponctué de "il est probable". Elle avoue souvent ne plus pouvoir rien affirmer avec certitude. Mais l'essentiel y est, on le devine, on en est certain.
Ce qui est très fort c'est qu'effectivement le temps joue son rôle. Il y a des catastrophes qui sont devenues évitables parce que la technologie a progressé. On en a un exemple page 82 : j'allais demander si je pouvais téléphoner, j'attendrais qu'il soit vingt-et-une heures trente, puisqu'à l'époque, vous vous en souvenez, à l'époque le téléphone coutait cher, il y avait des zones de tarification, des horaires, un protocole qui rendait la vie parfois stupide, comme celui d'attendre près de l'appareil qu'on vous appelle, qu'une administration vous rappelle, que (…)
Lève-toi et appelle.
Il est encore temps d'empêcher ce qui va arriver.
On peut bien dire que les réseaux sont une catastrophe, mais il est vrai que le smartphone a bigrement changé nos vies. Il me semble qu'il présente plus d'avantages que d'inconvénients. On peut effectivement penser que si elle avait eu un téléphone portable les choses se seraient déroulées autrement, ce qui ne signifie pas que son mari n'aurait pas eu un "autre" accident.
Elle exhume les a priori de l'époque (chaque période en a) sur par exemple les complexes des couples hétéronormés. A propos de cette époque encore plus ancienne où jamais un père n'allait chercher son enfant à l'école, même s'il en avait le temps. C'était en quelque sorte la chasse gardée des mères (p. 96). Elle nous rappelle aussi qu'avant Internet les seuls supports d'écoute de musique étaient le CD et le disque vinyle, et comment nous dupliquions les cassettes (p. 147).
Ce qui est également très puissant pour nous accrocher, c’est l'emploi récurent du vous s'adressant à nous, la communauté de lecteurs. On est embarqué par sa formule vous vous en souvenez, placée après l’invocation d’un détail historique.
Comme d’ailleurs les citations musicales qui, bien entendu, nous rappellent des moments de notre propre vie. C’est Cat power et le morceau Moon Pix (p. 83), Les Gymnopédies de Satie jouées par les voisins (p. 84), Don't Panic de Coldplay et Dirge de Death in Vegas (deux titres qui après-coup me semblent prémonitoires) repris quelques mois plus tard pour la pub de Levi's (p. 146), Dirge qu'elle nous dit (p. 153) avoir écouté en boucle pendant des mois ensuite :
Je connais chaque seconde de ce chant lancinant qui commence avec des guitares et une voix féminine, puis absorbe doucement la rythmique, se déploie Avec l'entrée d'un synthé distordu, monte d'un cran quand une guitare un peu sale fait son apparition, soutenue par une batterie qui passe presque au premier plan. (…) des nappes qui viennent intensifier ces quelques notes répétitives (fan mi, ré, fa do, ré), avec une intensité impossible à interrompre, met au défi quiconque de shunter.
Son mari, Claude, critique musical, regrettait qu’il soit impossible d'écrire sur la musique (p. 154) mais Brigitte s’en sort très bien. Elle se souvient particulièrement du premier album de Dominique A. La Fossette avec le morceau Le courage des oiseaux (p. 149). Sait-elle que ce qui a été raconté à propos du contexte de la conception de ce titre est purement "fake" ? Le chanteur ne l’a pas écrit pour sublimer un chagrin d’amour mais il n'empêche que le texte est d’une grande justesse.
Claude tapait sur une bouteille avec un couteau pour parvenir à l'effet de verre cassé qu'Iggy Pop utilisait en guise de rythmique sur I wanna be your dog (p. 177). Il y a aussi Should I stay or should I go des Clash (p. 179), Pardon de Denis R, musicien (p. 189) et puis bien sûr Perfect Day de Lou Reed.
Brigitte Giraud avait déjà écrit sur la mort de son mari, dans A présent en 2001.Vivre vite n'est pas franchement sur la résilience. On devine qu’elle n’acceptera jamais cette mort et que le deuil complet lui sera impossible mais elle le sublime admirablement, et avec dignité, sans nous tirer les larmes, et même au contraire, en nous incluant dans sa bulle. C'est un roman suintant d’amour qui donne du sens même à la douleur.
Et surtout elle fait drôlement joliment revivre Claude dont on suit la journée avec quasiment un certain suspense car on se projette comme si on était dans l'histoire. J'ai même repensé à des situations où les "si" ont penché pour moi du bon côté. Comme ce soir des attentats du 15 novembre 2015 où, parce que j'ai refusé d'aller retrouver un ami au restaurant Le Petit Cambodge, j'ai eu la vie sauve (et lui aussi car il n'y est finalement pas allé).
Vivre vite de Brigitte Giraud, Flammarion, en librairie depuis le 24 août 2022
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