Le sujet n’est pas très original, hélas, mille fois hélas. Les statistiques sont formelles : on a énormément plus de chances (le mot n’est pas très approprié mais il est lexicalement exact) de mourir des coups portés par un proche que par un serial killer. Je ne vais pas vous assommer en vous donnant les noms de celles qui ont fait la une des journaux télévisés ces derniers mois.
Il est donc logique que plusieurs auteurs se soient emparés de ces faits divers, quitte à les nier dans leur intitulé, comme Philipe Besson. C’est presque au même moment que Claire Berest publie L'épaisseur d’un cheveu.
Etienne est correcteur dans l’édition. Avec sa femme Vive, délicieusement fantasque, ils forment depuis dix ans un couple solide et amoureux. Parisiens éclairés qui vont de vernissage en concert classique, ils sont l’un pour l’autre ce que chacun cherchait depuis longtemps. Mais quelque chose va faire dérailler cette partition soit disant parfaite.
Ce sera, dit l’auteure en interview, aussi infime que l’épaisseur d’un cheveu, mais aussi violent qu’un cyclone qui ravage tout sur son passage.
On verra au long des pages qu’il s’agit bien davantage d’un fil. La vie de Vive n’a pas tenu à si peu. Et ce n’est pas quelque chose de l’ordre de l’incident qui a mis le feu aux poudres. On pourrait penser que la descente aura été continuelle, ce que Claire Berest retrace avec une précision chirurgicale qui m’a glacée Jusqu’à me rendre malade. J’ai prétexté une indigestion concomitante à un réveillon mais c’était l’effroi qui m’avait sciée. La femme n’est pas tuée par n’importe qui mais par la personne censée être la plus bienveillante à son égard.
La couverture m’avait semblé étrange. Je l’ai comprise à la toute fin et je la trouve très belle, très élégante, et représentative d’une photographie d’art. Or c’est le métier que le personnage de Vive souhaitait exercer.
C’est assez fou tout de même cette obsession du sens que je constate chez tous les auteurs depuis un moment. Et, du coup, moi, aussi je vois des coïncidences un peu partout. La femme d'Etienne s'appelle Viviane mais elle est devenue Vive au cours des années et c'est cette vitalité qui la conduit à sa perte. sans doute parce qu'Etienne ne supporte pas ou plus de partager l'existence de quelqu'un qui est plus vivant que lui.
Il pinaille incroyablement sur les mots, leur étymologie, leur emploi. C'est devenu davantage qu’une déformation professionnelle, mais une véritable obsession. Le récit de sa garde à vue est tout à fait passionnant. On comprend que le personnage est maniaque et paranoïaque. Alors, forcément il est à l'affut du moindre soupçon. Son travers est peut-être pire encore que la perversion narcissique, sujet qui lui aussi a beaucoup inspiré la littérature contemporaine.
La métaphore capillaire surgit à de multiples reprises. Vous m'accorderez que la coupe de cheveu qu’il n’avait pas remarquée (p. 45) représente davantage que l’épaisseur d’un cheveu. On apprend qu'il a échoué à un cheveu au concours des chartistes (p. 56). A l'université il reçoit la mention bien au lieu de très bien comme une insulte (p. 54). On va pouvoir dresser la (longue) liste de ses frustrations. Non pas que sa femme réussisse mieux ou plus que lui, mais en tout cas elle est plus vivante et de cela il ne va pas se remettre, alors que de toute évidence c’est cette caractéristique qui l’avait séduit.
D'autres éléments m'ont interpelée. La référence à des portraits de vieilles dames lisant dans les transports en commun (p. 35), qui m'a fait penser aux Liseuses d'Audrey Siourd. Quand Claire Berest raille l'engouement pour Maurizio Cattelan (p. 81), elle ne pouvait pas deviner l’ampleur de la polémique avignonnaise qui commença en mai 2023. J'ai retrouvé avec joie l'ambiance du Musée des art forains où a lieu la fête de l'éditeur (p. 149) et je me suis souvenue que je m'étais promis d'y retourner …
Le récit n'est pas linéaire et Claire Berest a su éviter l'écueil de la chronologie d'autant qu'elle nous révèle l'issue tragique d'emblée. Le fait d'avoir intercalé des flash-backs apporte du rythme et du suspens même si cela ne retire en rien l'aspect terriblement angoissant de cette affaire.
Pour ceux qui estimeraient que l'on exagère à pointer ces morts violentes au sein de la sphère familiale je rappellerai qu'il existe une étude analysant le phénomène. Les chiffres sont clairs. En 2021 le nombre de femmes tuées par leur compagnon ou ex-compagnon s’élève à 122, étant précisé que 9 d’entre eux avaient exercé des violences antérieures sur leur compagne (même si cela n’excuse pas le geste de ces femmes) contre "seulement" 21 hommes tués par leur partenaire de vie.
Ces données accablantes sont en hausse de 20% par rapport à l’année précédente. A cela il faut ajouter 251 tentatives d’homicide dont les deux tiers concernent des femmes. Au total 85% des victimes d’homicides sont des femmes et 6 auteurs sur 7 sont des hommes. Un tiers des victimes avait subi des violences antérieures, signalées ou non. Cette proportion témoigne que les femmes sont insuffisamment à l’écoute des signaux d’alerte. Je ne vais pas analyser le pourquoi du comment mais j’ai précisément beaucoup apprécié que Claire Berest se penche sur la question (alors que Philippe Besson consacre davantage la focale sur les conséquences de l’acte).
L’épaisseur d’un cheveu de Claire Berest, Albin Michel, en librairie depuis le 23 août 2023
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