Après Simple comme Sylvain, je décide de réitérer l’expérience de la projection-surprise. Cette fois ce sera encore plus mystérieux puisque le titre du film n’apparaîtra sur l’écran qu’à la toute fin de la projection.
Bien entendu, je ne peux pas maintenir un suspense comparable dans cette publication et vous allez tout de suite savoir que le réalisateur est Luc Jacquet, qui nous a tant enchanté avec La marche de l’empereur qui a été récompensé de l’Oscar du meilleur documentaire en 2006.
Mais, franchement, je vous incite à cette expérience de l’inconnu, toujours pour un long métrage d’art et essai, en général trois semaines au moins avant sa sortie en salle. Le plaisir de découvrir ce film a été encore plus fort en raison de l’ignorance dans laquelle je me trouvais. Un peu comme lorsque, enfant, on nous mettait les mains sur les yeux en nous conduisant à travers la maison jusqu’à nous révéler le sapin de Noël.
Voilà pourquoi, malgré tout, ma chronique tient compte du fait que je ne savais rien de ce que j’étais venue voir.
J’ai d’abord cru percevoir un grouillement. J’ai cru que cela pouvait être des insectes. Les images s’enchaînaient, en noir et blanc, comme le seront tous les plans, à l’exception d’un moment où le noir deviendra presque bleu.
Je n’aurais jamais pensé qu’il pouvait exister autant de nuances de blanc, de noir et de gris. A tel point qu’il me semble injuste de dire que j’ai vu un film en noir et blanc. Le ciel est encombré de nuages qui emplissent l’espace et s’effilochent. J’imagine que le propos sera à visée écologique, et ce sera bien cela.
Le spectateur assiste à un atterrissage. Un navire glisse sur l’eau dans un plan étonnant, presque angoissant tandis qu’on devine une silhouette humaine. Nous sommes dans une totale absence de repères qui est forte intrigante.
Tu m’as demandé sur le quai, pourquoi je repartais là-bas. J’ai vu dans tes yeux que ma réponse ne t’a pas convaincue. Il faudra voir le film dans son entièreté pour reconstituer a posteriori le dialogue.
On comprend que nous sommes au-delà de la Cordillère des Andes et que nous allons atteindre la terra incognita en empruntant une des quatre portes possibles, celle de l’Amérique du Sud, le pays du vent … que l’on entendra mugir vigoureusement.
Quatre « portes » mènent effectivement à l’Antarctique, que le cinéaste a toutes pratiquées : la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Afrique du Sud et celle de la Patagonie.
La voix off (dont on ne sait pas encore avec certitude que c’est celle du personnage et que celui-ci est le réalisateur, qui interprète son propre rôle) prévient que c’est la voie qu’il préfère et qu’elle est la porte de l’aventure, une fois qu’on se sera habitué à la lumière, la Terre de Feu, le Cap Horn, le détroit de Magellan sont des endroits mythiques restés sauvages, murmure-t-il, notre voyage est une ligne droite imaginaire qui démarre sous des tours mythiques et sauvages, les Torres del Paine en Patagonie chilienne jusqu’au pôle, « sommet » et but de ce voyage.
Viens, faisons la route ensemble jusqu’au continent Antarctique. Et si on se laisse aller comme l’oiseau, on ressentira presque le vertige. La caméra surprend alors le vol du condor, trois mètres d’envergure, à peine moins qu’un albatros, quand il glisse au-dessus de ta tête, écoute... le murmure de ses ailes... il est inoubliable.
Elle s’attarde ensuite sur la forêt incendiée à Torres del Paine, qui a évoqué pour Luc Jacquet les sculptures d’un artiste brésilien, Frans Krajcberg. On est saisi, nous aussi, par la dimension esthétique et pathétique. Une métaphore pour dire les ravages de l’être humain. J’ai compris que cela allait expliquer notre relation monstrueuse au carbone, la qualité éphémère de la vie humaine par rapport à la constance des arbres qui repoussent quand nous, nous passons.
Le texte n’est pas bavard mais il pose des questions essentielles : Où se réfugier pour échapper au spectacle pathétique de nos empreintes ? Quelle place nos sociétés laissent-elles aux rêveurs, aux amoureux des grands espaces ?
Nous apprenons que l’explorateur fréquente les régions polaires depuis 30 ans. La mise au point glisse. On ne voit pas son visage. On devine juste un peu ses mains. Il nous parle d’un homme, il y a 500 ans, en 1520, qui s’appelait Fernand de Magellan et constatait un détroit difficile à franchir au sud de l’Amérique, au-delà duquel le climat devenait subitement glacial.
Cela fait trente minutes que le film a commencé. Le visage de Luc Jacquet se dédouble alors qu’il quitte la terre au Cap Horn. Il partage son émotion de retrouver ses chers albatros et les baleines bleues qu’il rêverait de pouvoir rejoindre. Les glaciers, filmés à contre-jour, se dressent comme de autres montagnes noires, évoquant le deuil.
L’engin se fraie une voie à travers la banquise qui s’écarte, entre des tonnes de glace qui forment « un vrai plancher pourri » dont on devine la dangerosité. Il nous dit être passé à travers la banquise, quand la neige recouvre en plein hiver les trous que les phoques y ont creusés. On marche tranquillement et on se retrouve jusqu’à mi-taille dans la flotte. Il n’y a pas d’autre solution que de rentrer au plus vite et de se changer.
Les images s’enchaînent, dans une beauté époustouflante. La caméra s’attarde auprès des phoques, dormeurs tranquilles. Arrivent les manchots papous, dont il compare les défilés à des gamins en voyage scolaire. Un peu plus tard il se réjouit de découvrir un bébé léopard, le premier qu’il ait pu voir, même si cette espèce est prédatrice des manchots qu’ils vénère.
Il reste longtemps immobile au milieu d’une colonie de manchots empereur, heureux de retrouver après tant d’années, le plus calme, le plus grand, le plus anthropomorphe des manchots - même s’il nous arrive à peine à la taille – et de loin le plus beau ; tant par ses gestes que par son plumage. Le cinéaste témoigne de leur curiosité à l’égard des humains dont ils n’ont aucune peur. Il s’émeut bien sûr qu’on soit en train de mettre en danger cette espèce au point de la rayer de la carte dans cinquante ans car elle est dépendante de la glace de mer qui se réduit à peau de chagrin.
Sans être un film animalier on en surprend beaucoup, jusqu’aux petits phoques de Weddell dont la naissance annonce la fin de l’hiver.
Quarante minutes après le début de la projection apparaît fugitivement la couleur bleue de la glace. On surprend les sifflements d’amour des phoques sous la banquise. Les cycles de la vie s’écrivent ici sans nuances, noir sur blanc, devant la colonie de manchots. Le continent appartient à une masse blanche infinie à perte de vue et le pôle sud n’est remarquable que parce qu’il est symbolisé par un poteau.
Il existe un nom pour désigner cette page blanche du monde minéral, c’est le whiteout qui caractérise un phénomène optique atmosphérique, caractéristique des régions polaires, quand les contrastes sont nuls et où tout semble enveloppé d'une lueur blanche uniforme à cause d'un ciel bas, de neige au sol et d'une visibilité pouvant être faible, faisant totalement perdre le sens de l’orientation et exigeant qu’on s’encorde pour effectuer le moindre déplacement. On pourrait par analogie parler de greyout en Bretagne quand le ciel est si bas et si sombre qu’on a le sentiment qu’il pourrait nous écraser.
A la toute fin, la silhouette de l’homme s’efface alors qu’il nous confie avoir le sentiment d’avoir été comblé par la splendeur du monde. Et nous de même.
La première mission en Antarctique de Luc Jacquet remonte trente ans en arrière, en 1991. La nature sauvage et grandiose de ces contrées n’a cessé de l’obséder et de le fasciner. C’est son étrange charme qu’il a voulu traduire à travers une forme filmique très personnelle mêlant poésie et récit intérieur pour tenter de partager au plus juste ce curieux magnétisme, au plus près des émotions à destination de ceux qui n’auront jamais la chance (selon lui) de fouler ces terres extrêmes.
Voilà pourquoi la présence de son personnage reste discrète, voire éthérée. Lorsqu’il prend la parole on devine que c’est au nom de tous ceux qui ont succombé avant lui à cette addiction à l’Antarctique. Aventurier certes mais avant tout artiste.
Voyage au pôle Sud de Luc Jacquet
Musique Cyril Anfort.
Musique Cyril Anfort.
Au cinéma le 20 décembre 2023
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