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mercredi 21 février 2024

Un simple dîner de Cécile Tlili

On fait de belles découverts dans les médiathèques. Malgré une tempête médiatique ultra positive, le livre de Cécile Tlili m'avait échappé et c'est par hasard que je suis tombée dessus. Tombée, façon de parler parce que je n'ai pas effectué une chute aussi impressionnante que celle qui illustre la couverture.

La photo de couverture suggère que tout va exploser. Elle a été choisie à bon escient parce que les renversements de situation sont multiples au cours de ce Simple dîner qui sera tout sauf simple, mais le théâtre de bouleversements pour chacun des quatre personnages du roman, deux femmes et deux hommes, et par voie de conséquence pour leurs familles.

Claudia est dans une situation paradoxale, éprouvant colère et détresse : elle voudrait se rendre invisible, et pourtant elle leur en veut terriblement à tous de la rendre invisible (p. 34).  

Elle a passé trois heures à préparer le repas que l'auteure nous résume en un paragraphe qui, par le choix de ses mots, annonce un fiasco malgré les efforts soutenus et la volonté de bien faire. Cécile insiste sur les dommages collatéraux parmi lesquels l’odeur des oignons incrustée sous les ongles est un désagrément que tous ceux qui cuisinent redoutent (p. 8). On va s’apercevoir que l’anodin du quotidien prend une ampleur symbolique.

Claudia s'est donné du mal mais elle n'a pas davantage envie de cette soirée que Johar qui s’accorde une pause sur un banc malgré son retard (p. 14). On apprendra d'elle un peu plus loin qu'elle n’a pas fini de prendre sa revanche sur ses origines. Elle étouffe d’orgueil et passe en un instant de l’ivresse au dégoût. On apprendra plus tard que pendant longtemps, sa colère quant à la soumission de sa mère avait alimenté sa rage de réussir (p. 85). Pour le moment elle ne le sait pas, mais elle est naïve.

Côté masculin, il n’y a pas plus d’enthousiasme. Aucun n’a envie d’être là même si Etienne est à l’initiative de l’invitation parce que son cabinet est à la dérive et qu’il a besoin que Johar, lui confie un contrat car il n’envisage pas de renoncer à son train de vie. Il a choisi Claudia pour compagne parce que sa supériorité sur elle ne serait jamais mise en doute (p. 60). Cette motivation est d'un cynisme qui fait froid dans le dos. Tout comme sa rancoeur qu'il entretient : C'était foutu dès ma naissance pour la gloire professionnelle, de toute façon, je ne suis pas une femme et je ne suis pas arabe (p. 100). Il va faire preuve de suffisance, de mépris et d'une misogynie abyssale 

Rémi, le conjoint de Johar va régulièrement laisser son cerveau s’échapper vers ses propre projets. L'auteure -parce qu’elle est omnisciente- va ainsi déplacer sa caméra d’esprit en esprit, d’un personnage à l’autre pour l’éclairer en gros plan en nous montrant qu’ils ont tous la tête ailleurs. Chacun est traité à égalité. Personne n’est à l’aise et on ne parvient pas à déterminer quel parti nous allons prendre car, c'est bien connu, le lecteur cherche toujours à s'identifier à quelqu'un.

Bien que le nombre de personnages soit plus restreint on retrouve quelque chose de l’ordre de Cuisine et Dépendances, ce film français de Philippe Muyl, adapté de la pièce de théâtre du même titre d'Agnès Jaoui et de Jean-Pierre Bacri et sorti en 1993. Comme dans le film, il existe un espace extérieur, en l’occurrence ici le balcon qui constitue un espace de liberté pour permettre un moment de s'affranchir du jeu social. La cuisine joue un rôle comparable. Les paroles échangées restent cependant tout à fait dans la bienséance, ce qui n’empêche pas des sentiments extrêmes qui, la plupart du temps, restent intériorisés.

Chacun des personnages de Cécile Tlili a une idée de ce qu’est l’autre mais il fait erreur. Pas un n'échappe à un enfermement, psychologique et/ou social, dans des schémas de vie et des comportements sociaux qui ne sont pas forcément maîtrisés. Les tensions vont finir par permettre de se révéler aux autres et à ois-même. C’est la fragilité des certitudes humaines qui est disséquée par l’auteure.

Les deux femmes sont singulières et très différentes. Elles se connaissent et ne s’apprécient pas jusque là.  Claudia est une timide maladive, qui a l’habitude de rester en retrait. Johar vient d’une famille modeste immigrée. Elle symbolise une réussite spectaculaire et s’apprête à monter encore plus haut mais le couronnement s’avère une perte. On observe chez elle une attitude de quasi dissociation qui interroge la manière dont sa réussite a provoqué les relations dans son couple et sa famille.

Pour Étienne, qui est avocat, l’argent et la réussite professionnelle sont des marqueurs essentiels. Manigancer ne lui fait pas peur. Rémi est plus modeste, et a évolué socialement grâce à sa femme. S’ils furent un temps complices, elle et lui, la relation s’est asséchée et il est en réflexion sur son couple. Le lecteur déteste ces deux hommes et compatit pourtant.

Du fait d’une série d’incidents, que je ne raconterai pas, la mer lisse deviendra houleuse et les deux femmes vont se rapprocher, nous offrant une belle réflexion sur la sororité.

Le goût, l’odorat, tout fait sensation au fil des pages et cela nous place au coeur de l’action. Ce simple dîner ne le sera pas. Il sera le théâtre de pensées et d’enjeux complexes autour de la question de la place, de la réussite, de la maternité, des origines et du respect de la filiation, mais aussi de sa liberté d’action et de la capacité à accepter la tristesse inattendue.

Il est amusant de constater qu’être enfermé physiquement peut permettre une libération. Le huis clos se déroule sans coups d’éclat. Ça se joue à bas bruit, mezzo voce.

Ce premier roman est d’une grande efficacité. J’ai cependant une frustration, celle de ne pas connaitre la recette de ce curry qui semble si merveilleux.

Cécile Tlili a cofondé une école alternative pour les enfants neuro-atypiques.

Un simple dîner de Cécile Tlili, chez Calmann-Lévy, en librairie depuis le 23 août 2023 

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