J'ai été plutôt surprise par l'univers de NEB, le dernier roman pour adolescents de Caroline Solé, bien que le domaine des jeux vidéo ne me soit pas étranger.
Je sais combien il peut devenir addictif, même si, personnellement, je n'ai jamais été tentée, et qu'il me semble ne pas courir ce risque à l'avenir (rassurez-vous, je sais que je peux avoir d'autres dépendances).
Il faudrait pouvoir écrire la lettre centrale du titre à l'envers, comme ceci, ∃ sachant qu'elle m'évoque le symbole mathématique signifiant "il existe".
L'insertion de cette lettre exige une autre typologie et elle n'apparait pas tout à fait de la même taille dans ma publication que le N et le B, mais qu'importe.
Il y avait déjà des prémices de ce sujet dans la Pyramide des besoins humains. On en retrouve le croquis (p. 24) et le héros du livre, Christopher Scott, resurgira mais je ne vous dis pas comment. Cette fois, Catherine Solé a creusé plus profondément et nous livre un texte totalement centré sur l'addiction au numérique, sur les coulisses du Net et les collectes de données. Son roman questionne les habitudes, les centres d’intérêts, les envies qui sont générés ou exacerbés par le monde numérique qui nous entoure.
L’auteure en connaît un rayon sur le sujet. Elle ne cache pas son inquiétude en interview, estimant que nombre d'ados fuguent en cliquant sur leurs écrans. Elle avoue subir une totale addiction de la part des réseaux sociaux (nous verrons bien si elle y commentera la publication de cet article).
N∃B raconte l'histoire d'un jeu en ligne au succès planétaire. Le nom pourrait par exemple être l’abréviation de nébuleuse, ou l’acronyme de Nouvel Espace Bizarre (p. 63), à moins que l'un des participants ne trouve mieux.
Trois ados sont en finale mais des pirates agissent en embuscade. Qui remportera la partie ? Et surtout... Qui tire les ficelles ? La jeune Alex va découvrir les coulisses des nouvelles technologies, les méthodes de manipulation utilisées par les géants du web et les risques d’addiction. Le résultat est éclairant pour tout un chacun, en réussissant la prouesse de parler de dépendance sans être moralisateur.
Le lecteur, qu'il soit ado ou adulte, y trouvera des astuces est des clés non seulement pour mieux comprendre l'attrait et les risques du monde virtuel mais aussi pour s'en défendre.
Le travail a été initié dès le départ en compagnie de l'illustratrice Gaya Wisniewski. Ensemble elles ont décidé de ne représenter aucun visage en s'appuyant sur la force de la littérature qui offre au lecteur la possibilité d'inventer ce qui lui convient. Gaya a ajouté dans certaines illustrations des indices qui ne figurent pas dans l'histoire.
Il est arrivé aussi qu'elle joue avec le texte (p. 41, 116, 137 ou 165) sous forme de croquis vagabond, en encerclant par exemple le mot bulle pour mieux signifier combien Alex, le personnage principal, s'enfermait dans le monde virtuel dont elle était prisonnière. Alex l'a d'ailleurs fort bien compris mais elle ne sait pas pourquoi, et nous lecteurs pouvons partager cette sensation. soulignant certains termes (p. 79).
Les traits de crayon s'infiltrent entre les lignes, permettant des portes d'entrée par l'image à qui aurait du mal à soutenir son attention sur un texte imprimé. Ce fut pour Catherine Solé un défi et une expérience.
Le roman est une fiction, avec une "vraie" histoire, mais on y puisera beaucoup d'éléments de réflexion concrets. Pour commencer sur les prédispositions à devenir un joueur compulsif. Le mode de vie est, sans surprise, déterminant. Plusieurs enfants n’ont pas grandi avec leurs deux parents, soit à cause d’une séparation, soit en raison du décès ou de la maladie de l’un d’entre eux.
L’éducation, au sens large, pèse parfois lourd. C'est toujours le père ou la mère qui offre le portable. Un jeune du groupe a reçu sa première console de jeux à seulement 4 ans (p. 170). Il est pertinent de nous faire remarquer que si on interdit aux enfants d’entrer dans un casino, pourtant ils peuvent rester des heures sur les réseaux sociaux (p. 182).
Interviennent ensuite les motivations, comme l'envie de gagner (p. 166) lorsqu'il s'agit d'un jeu en ligne, ou celle d'engranger des likes et des commentaires sur les publications. L'auteure va plus loin en abordant aussi la situation du côté des hackers, qui peuvent être animés par l'envie de gagner de l'argent mais leurs actions ne sont pas toujours négatives. Elles peuvent révéler aux victimes des failles sécuritaires. Et parfois ce ne sont "que" des défis qu’ils se sont lancés.
Paradoxalement leur justification peut être logique : on a piraté le NEB car on sait que nos données sont revendues à des annonceurs, on connait toutes les techniques de manipulation de l’attention qui ont été utilisées pour élaborer l’interface et les règles du jeu (p. 146). Les pirates du roman s’érigent en sorte de Zorros protecteurs de tous ceux qui ne lisent pas les conditions d’utilisation avant de s’inscrire, et refusent "un monde basé sur le fric et la surveillance". Alors ils n’hésitent pas à employer des moyens illégaux pour se faire respecter, comme s’il devenait légitime de se défendre.
La problématique de l’addiction est analysée en référence à l'expérience de Skinner ayant démontré qu'une souris encagée guette les croquettes qu'elle reçoit en récompense (p. 158).Ce qui est très fort c’est que le côté aléatoire de la réception des interactions sur les réseaux ne décourage pas. L’incertitude produit un réflexe qui se transforme en addiction.
Quatre pathologies mentales (p. 188) liées au numérique font consensus (on frôle le documentaire, en sortant parfois de la sphère fictionnelle) : le syndrome d’anxiété (qui pousse à étaler sa vie), la schizophrénie de profil (on multiplie les comptes), l’athazagoraphobie (peur d’être oublié) et l’assombrissement (état dépressif profond).
Le lecteur apprend beaucoup de choses sur le sujet. J'ai désormais compris qu'il ne fallait pas confondre plaisir (provoqué par la dopamine) et bonheur (obtenu par la sérotonine) car un trop-plein du premier premier exclue la possibilité du second (p. 197). Il n'est pas inutile non plus de pointer que tout ce qu'on publie en message public peut être collationné et que ces données n'ont pas besoin d'être "volées" pour être utilisées. Le terme même de "données" est signifiant.
On s'instruit jusqu'à la dernière ligne, restituant à Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, ces propos cyniques : ne plus améliorer le service pour les gens les plus vieux mais faire des jeunes adultes notre étoile du Berger.
Et s'il est vrai (hélas ça l'est sans doute) que le temps d'attention, la capacité de concentration de la génération des millennials est de 9 secondes avant de décrocher, on ne peut qu'être atterré que leur cerveau ne puisse guère fonctionner davantage que celui d'un poisson rouge.
C’est très anecdotique mais on apprend qu’en Belgique, on dîne à l’heure du déjeuner et qu’une mitraillette est le nom qu'on y donne àun sandwich de viande et de frites.
L'intrigue traitant de l'addiction, il fallait la construire de façon addictive et le pari est gagné.
N∃B de Caroline Solé et Gaya Wisniewski (Illustrations, Ecole Des Loisirs, collection Medium, en librairie depuis le 10 janvier 2024
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Je voudrais ajouter que la question du consentement est depuis longtemps inscrit dans la loi Informatique et Libertés. Il a été renforcé par le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données) en 2016 avec des conditions de son recueil précisées, que vous pouvez lire en détail sur le site de la CNIL.
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