La lecture d'Il n’y aura pas de sang versé est plutôt bouleversante. Je connaissais très peu de choses du monde des ovalistes.
Le fil de soie grège ne peut être tissé directement. Il faut le rendre plus résistant en le moulinant, c'est-à-dire en lui faisant subir une torsion avant de l'enrouler sur les bobines de moulins rendus plus performants par leur forme ovale. Au milieu du XIX° siècle, cette opération emploie des milliers d'ouvrières en France, dont beaucoup dans la région lyonnaise où on les appelle les ovalistes. Sans qualification, elles travaillent douze heures par jour, sont payées à la pièce bien moins cher que leurs homologues masculins, et comme on les recrute dans les campagnes environnantes et même jusqu'au Piémont, elles s'entassent dans des dortoirs insalubres et surpeuplés.
Les hommes y travaillant avait un autre statut, celui d’ouvrier moulinier et "bien entendu" un salaire de 30% supérieur.
Maryline Desbiolles n'a pas écrit un roman historique classique. Elle a choisi la métaphore de la course de relai pour raconter le récit (où les noms des héroïnes sont pure fiction) et elle s'en explique dans deux pages préliminaires au roman en reconnaissant que son choix est anachronique puisque l'histoire se déroule dans les années 1868 et 69 et que ce sport ne deviendra discipline olympique qu'en 1912.
L'auteure applique le principe de cette compétition d'équipe, qui se déroule avec quatre relayeuses qui se transmettent un témoin, ou qui se donnent une tape sur la main. Manifestement elle a tout appris de ce sport qu'elle décrit avec une précision chirurgicale. La comparaison est d'autant plus judicieuse qu'avec cette course il y a un rythme à respecter et qu'il n'y a pas de retour en arrière possible … comme finalement dans la vraie vie. Il faut dans la course s'engager totalement et avec courage, comme l'ont fait les femmes de ce roman plutôt court qui se lit d'une traite, à un rythme quasi haletant.
Contrairement à la grève des canuts la grève à laquelle les femmes vont participer ne sera pas sanglante. Elle ne fera pas de morts. Mais le lecteur se rendra vite compte que leur vie est étroitement liée au sang. C'est le filet des règles de Toia, la première, celui du viol de Rosalie Plantavin, la seconde, celui de l’accident de Marie Maurier, la troisième qui se blesse avec une faucille en faisant l'herbe pour les lapins, et celui de l’hémorragie de la délivrance de Suzette Cordier, l'amie de la quatrième, Clémence Blanc. On est loin du sang qui abreuve les sillons de la Marseillaise et qui est censé engendrer la rédemption. Ces femmes ne sont coupables de rien mais elles saignent et ne sont pas pour autant des héroïnes.
En juin 1869, un an avant la Commune de Lyon, elles se mettent en grève avec leurs camarades, réclament une augmentation de salaire et une réduction de leur temps de travail. Elles forment ainsi, parmi deux mille ouvrières, la première grève de femmes connue, rejoignant l’Association internationale des travailleurs (AIT), organisant la caisse, s’emparant de l’espace public, annonçant la création, dans cette même ville de Lyon, des premiers syndicats féminins quelques années plus tard.
Bien qu’illettrées et sans expérience, elles vont mettre en place les prémices d'une vraie organisation de lutte syndicale et tenteront d'obtenir le même salaire et les mêmes droits que les hommes. Gagner 2 F comme les hommes alors qu'elles ne perçoivent que 1,40 F et puis ne plus être logées comme les domestiques. De fait ensuite, certaines vont travailler "que" dix heures par jour et mettre à profit les deux heures dégagées pour apprendre à lire et écrire (p. 143).
Le roman se déroule avec une énergie féroce. L'auteure emploie régulièrement le "nous" qui implique le lecteur tout en donnant une impression de masse. Ses tableaux sont toujours extrêmement vivants sans jamais être trop bavards. La description du barda du colporteur se dévide sur presque une page entière (p. 20) et nous y sommes. Comme nous sommes subjugués par la vie de quasi martyre de ces femmes qui sont recrutées dans les compagnies et les montagnes. Il faut savoir qu'à cette époque des agents recruteurs cherchaient de la main d'oeuvre pour tous les pays (p. 61-62). On est loin de la situation que nous connaissons aujourd'hui. Sur le plan légal, émigrer était favorisé, mais les conditions de vie étaient souvent précaires.
Née en 1959 à Ugines, Maryline Desbiolles vit à Nice. Elle est l’autrice d’une œuvre importante, essentiellement publiée dans le collection Fiction et Cie au Seuil. Elle a été révélée au public avec La Seiche (1998), bientôt suivie d’Anchise (prix Femina, 1999). Charbons ardents a remporté le prix Franz Hessel 2022. Elle a rejoint en 2023 le catalogue de Sabine Wespieser éditeur.
Il n’y aura pas de sang versé de Maryline Desbiolles, Sabine Wespieser éditeur
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