La biographie, c'est tout ou rien et la personnalité du sujet n'est pas en cause. Seule la plume compte. Je connais des nègres qui trouvent les mots pour sublimer la banalité d'une existence qui resterait ordinaire si ce n'était pas celle d'une célébrité.
Inversement, il y a des collations de références passionnantes qui me sont tombées des mains parce que ... décousues.
Inversement, il y a des collations de références passionnantes qui me sont tombées des mains parce que ... décousues.
Dans la forêt des bios, pousse de temps en temps "le" livre qui vous parle, éclairant des faits historiques que l'on a vécus (ou survolés trop vite à l'école, ou mal compris). "Le" livre qu'on ne lâche pas alors qu'on en connait l'issue parce que l'auteur est parvenu à nous captiver, à secouer nos idées reçues. "Le" livre dont on se souviendra longtemps après l'avoir refermé.
Le récit de Lorraine Fouchet est de ceux là. La biographie qu'elle a écrite a un air de roman. Son style est vivant, et on pourrait souligner le terme tant le mot est faible. C'est bien plus que la vie de son père qu'elle met entre nos mains, c'est aussi la sienne (même si elle ne raconte pas tout). C'est aussi une conversation chamboulante. Avec son père et avec le lecteur et de ce point de vue c'est très fort.
Ce nouveau livre arrive deux ans après Couleur Champagne, un récit historique racontant l'histoire de son grand-père Eugène Mercier, inventeur du "champagne pour tous". J'ai visité ces caves il y a quelques mois et je suis amusée de la coïncidence.
Le livre va surprendre ses fidèles lecteurs. Comme toujours chez EHO on remarque un sous-titre bien pensé, cette fois mon père de l'intérieur, subtil jeu de mots que l'on doit à Gonzague Saint-Bris (p. 241).
Car ce père, qu'elle est censée avoir bien connu, représentait en fait presqu'une énigme. Elle a dix-sept ans quand il meurt d’un infarctus. Comme tous les jeunes, elle ne pensait pas qu'il y aurait eu urgence à discuter avec lui. Il lui avait offert peu de temps auparavant un livre de mémoires qu'elle n'avait même pas ouvert. On n'est guère tendre avec ses parents quand on est adolescent(e).
Quarante ans plus tard, alors qu'elle a presque l'âge qu'il avait quand il disparut, elle scrute les bonnes affaires à dénicher sur les trottoirs d'une brocante du village des Yvelines où elle habite. Ce dimanche là, à 7 heures du matin, son regard est attiré par la couverture bleue du premier tome des mémoires de son père, reconnaissable entre mille à sa photo. Elle l'achète pour un euro et avec cet objet se met aussitôt en quête des souvenirs, des rêves et de toute la vie de ce père qu'elle n'a pas assez connu.
Je me demande parfois ce que seront les biographies que l'on publiera dans vingt ou trente ans. Quand les agendas papier auront définitivement disparu au profit d'éphémères mentions sur des calendriers virtuels.
Lorraine a réussi à traquer la moindre note, le plus infime coup de crayon, également les traces de gomme sur les agendas des années 1944 à 1974, soigneusement conservés aux Archives nationales. Elle a pu lire la page de sa naissance. Celle de la mort de son père. Et la suivante. Il avait prévu de lui téléphoner.
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Elle termine plusieurs chapitres en nous livrant une des citations que son père notait en fin de journée. Celle-ci, de Kipling, figure sur la page du jour de sa rencontre avec Colette Vautrin, une femme aussi épatante que l'héroïne de son roman, le Carnaval des Lépreux. En toute logique leurs destins sont liés. Il l'épouse quelques semaines plus tard.
Une vie extra-ordinaire
On découvre un de ces parcours "incroyables", celui d'un homme, ami de la première heure du général (De Gaulle) dont il fut aussi le ministre. Il avait rallié Londres en 1940 où il est même arrivé avant le Général puisqu'il a devancé de 24 heures l'appel du 18 juin. C'était une personne très connue, on dirait aujourd'hui un people et sa vie a été étonnante. Il a été l'ami de la grande voyageuse Alexandra David-Néel, de Saint-Exupéry, qu'elle désigne sous le diminutif de Tonio, d'André Malraux, de ses tics et dont elle évoque le style épistolaire si particulier, d'André Mauriac dont elle se souvient du souffle presque étouffé de sa voix.
Lorraine, à cause de la croix
Elle née en Octobre 1956 et son prénom a sans doute été déterminant. Etymologiquement, Loraine signifie "couronnée de lauriers", ce qu'elle est, et je ne donnerai que deux exemples. Son premier roman, Jeanne sans domicile fixe, est le premier inédit français à paraitre directement en édition de poche, chez J'ai lu, en 1990. André Malraux l'aurait félicitée, lui qui croyait tant en l'avenir du livre de poche comme vecteur de démocratisation culturelle. Elle reçut le Prix Anna de Noailles de l'Académie Française (pour Château en Champagne en 1998). Et plusieurs de ses livres ont été adaptés au cinéma.
Son prénom s'écrit avec deux r, comme la région. La référence historique est évidente et elle a du imprimer son enfance d'une forte détermination. Quand on connait cette partie de l'Est de la France (j'ai rédigé le portrait de nombreuses personnalités y ayant leurs racines) on connait les qualités de coeur des lorrains, et on constate une fois de plus que ce prénom lui convient parfaitement.
Ecrire, c'est te raconter ce qui s'est passé depuis toi et rendre notre dialogue réel ...
Lorraine nous parle en même temps qu'à lui. La découverte des Mémoires de son père et le travail de recherche qu'elle a entrepris dans la foulée n'est pas qu'une restitution de faits historiques. Il lui a permis de faire le point sur ses vocations.
Celle de médecin, en réaction à cette mort foudroyante et à cette petite phrase dont elle se souvient subitement. Il lui avait dit que médecin était le plus beau métier du monde (p. 18). Elle a pris cette déclaration comme un devoir de mémoire. Elle voulait alors écrire des livres mais ses parents lui avaient imposé de faire des études avant. Elle venait de s'inscrire en Droit. En apprenant sa mort par la radio elle décide de changer d'orientation.
Elle apprendra en écrivant son livre qu'il a eu des douleurs thoraciques trois mois avant de mourir. Il avait consulté son médecin qui n'avait rien recommandé alors qu'il présentait des symptômes alarmants et des facteurs de risques, sa taille, son âge, un niveau de stress élevé, et une alimentation trop riche. Nul besoin d'être urgentiste pour deviner la nécessité d'une hospitalisation !
Et celle d'écrivain, qui est d'ailleurs doublement indissociable de la première puisque c'est un dimanche de mars, en rédigeant l'acte de décès d'une immense petite grande femme, Marguerite Duras, qu'elle décide d'arrêter son travail de médecin pour se consacrer définitivement à l'écriture (p. 55). Lorraine souligne cette passion héritée de son père qu'elle qualifie de grain de folie. Comme lui elle adore écrire, et nous explique qu'on n'écrit pas impunément n'importe où (p. 129 et suivantes).
On ne sait pas vraiment où elle a rédigé ce livre là mais il est diversement coloré. Derrière la brièveté de certaines phrases qui tombent comme des larmes on devine la jeune fille serrant les dents pour faire illusion d'une force sans faille. Arrive ensuite une phrase très longue, souple et légère comme un ruban qui s'envole. Et puis, soudain, un vrai coup de gueule ponctué de mots crus : merde, putain, tarée, connasse ne sont pas prohibés s'ils sont nécessaires.
Elle fait aussi preuve de beaucoup d'humour, ce qui rend la lecture très fluide. Elle peut être désopilante quand elle démarre sur les chapeaux de roues : Il faut que je t'explique : je suis blonde maintenant papa (p. 126).
Elle raconte sa propre vie avec naturel, lui parle de ses chiens et de ses chats, explique pourquoi elle ne s'est pas mariée (p. 135), précise qu'elle n'a pas d'enfants mais 16 romans tout de même, reconnait sans honte avoir confondu le Carnaval des lépreux avec le Pavillon des cancéreux ... d'un certain Soljenitsyne, avoue la casse d'une montre (p.180) nous faisant penser à une certaine Sophie découpant des petits poissons rouges.
Elle plaide coupable de n'avoir pas eu envie d'aller voir Alexandra David-Néel le jour de son centième anniversaire et cite la pièce de théâtre retraçant sa vie au Petit Montparnasse il y a quatre ans (p. 113). Je partage son avis. Hélène Vincent y était prodigieuse ...naturellement.
Elle décrit ses gardes à SOS médecins sans prendre de gants pour ménager notre sensibilité. Elle y va cash. Elle nous jette du spectaculaire et du flippant.
Entre confidences, humour et hommage
J’ai rendez-vous avec toi s’apparente à un roman d’aventure, une sorte de traversée à longues enjambées à travers quarante années d’histoire de France, encore récentes et déjà un peu évanouies pour les jeunes générations : 18 juin 1940, 14 avril et 28 novembre 1947, la retraite du Général à Colombey en 1953, le gouvernement Mendès France de 1955, les barricades de 68 ... Toute la carrière de son père défile jusqu'en 1974.
On apprend ce que Christian Fouchet a fait en tant que ministre de l'Education nationale, véritable précurseur du concept d'égalité des chances (p. 170). J'ignorais qu'il avait fait construire la cité universitaire Jean Zay d'Antony, que je connais très bien, demandant à Jean Prouvé (un lorrain) d'en créer le mobilier. Avoir réformé l'enseignement lui a sans doute forgé un esprit d'écoute qui a permis d'éviter un bain de sang sur les barricades de 68 quand il était alors ministre de l'Intérieur.
A coté des événements historiques connus il y a aussi des moments plus intimes. Comme l'anecdote de ce papa ministre exécutant lui-même les lignes de punition de sa fille écolière trop fiévreuse pour s'en acquitter elle-même (p. 178). Comme aussi le souvenir d'une rencontre avec un monsieur très âgé qui lui dit alors qu'elle émerge derrière une pile de livres au cours d'une séance de dédicaces : j'étais déporté en Pologne. Votre père m'a aidé, il était grand, il était fort.
Elle ponctue nombre de chapitres par l'indication de la musique qu'elle écoute en travaillant. Et elle a la bonne idée d'en dresser la liste récapitulative page 267. Cela se voit de plus en plus. Frédérique Deghelt nous donne elle aussi de multiples indications dans les Brumes de l'apparence. Mais jusqu'à présent jamais aucun éditeur ne songe à joindre un disque à un livre. Vous me direz qu'avec Internet ...
J'ai réécouté avec plaisir des musiques de film comme Un été 42, Out of Africa, Jonathan Livingstone le goéland, la chanson de Pete Seeger, cet hymne pacifiste, Where have all the flowers gone même si je préfère l'interprétation de Joan Baez à celle de Marlène Dietrich. J'ai découvert Ta main de Grégoire, Ton héritage de Benjamin Biolay.
Une année d'écriture et de dialogue
Cela faisait 40 ans qu'elle ne disait plus papa, employant mon père pour désigner son géniteur. Durant leur douze mois de rendez-vous quotidiens elle a pris le temps de lui parler. En lui disant bonjour je lui dis au revoir. Je le réhistoricise, parce qu'il a eu une carrière intense. Je peux maintenant lui lâcher la main et être libérée.
Le livre est un vrai dialogue qui commence le jour de sa mort. La fille parle à son père comme s'il était là (il fut sans doute près d'elle pendant cette année, mais cette hypothèse est une autre affaire sur laquelle je m'expliquerai dans un autre billet). On est tenté de regretter qu'ils n'aient pas davantage communiqué quand il était vivant. Mais il faut resituer le contexte d'une époque où les pères ne parlaient pas à leurs filles. Et comme les liens entre père et fille sont intemporels ils intéressent tout le monde.
Le monde était bien différent comme en témoigne l'anecdote de la disparition de sa poupée, parce qu'elle n'avait pas rangé sa chambre. A l'inverse de Louise de Vilmorin (dont elle a probablement entendu paler puisque c'était la première fiancée de Saint Exupéry) et qui a subi la même perte, la leçon lui a profité et elle n'en fut pas traumatisée (p. 151).
J'ai rendez-vous avec toi de Lorraine Fouchet chez Héloïse d'Ormesson, 20 mars 2014
Ce nouveau livre arrive deux ans après Couleur Champagne, un récit historique racontant l'histoire de son grand-père Eugène Mercier, inventeur du "champagne pour tous". J'ai visité ces caves il y a quelques mois et je suis amusée de la coïncidence.
Le livre va surprendre ses fidèles lecteurs. Comme toujours chez EHO on remarque un sous-titre bien pensé, cette fois mon père de l'intérieur, subtil jeu de mots que l'on doit à Gonzague Saint-Bris (p. 241).
Car ce père, qu'elle est censée avoir bien connu, représentait en fait presqu'une énigme. Elle a dix-sept ans quand il meurt d’un infarctus. Comme tous les jeunes, elle ne pensait pas qu'il y aurait eu urgence à discuter avec lui. Il lui avait offert peu de temps auparavant un livre de mémoires qu'elle n'avait même pas ouvert. On n'est guère tendre avec ses parents quand on est adolescent(e).
Quarante ans plus tard, alors qu'elle a presque l'âge qu'il avait quand il disparut, elle scrute les bonnes affaires à dénicher sur les trottoirs d'une brocante du village des Yvelines où elle habite. Ce dimanche là, à 7 heures du matin, son regard est attiré par la couverture bleue du premier tome des mémoires de son père, reconnaissable entre mille à sa photo. Elle l'achète pour un euro et avec cet objet se met aussitôt en quête des souvenirs, des rêves et de toute la vie de ce père qu'elle n'a pas assez connu.
Je me demande parfois ce que seront les biographies que l'on publiera dans vingt ou trente ans. Quand les agendas papier auront définitivement disparu au profit d'éphémères mentions sur des calendriers virtuels.
Lorraine a réussi à traquer la moindre note, le plus infime coup de crayon, également les traces de gomme sur les agendas des années 1944 à 1974, soigneusement conservés aux Archives nationales. Elle a pu lire la page de sa naissance. Celle de la mort de son père. Et la suivante. Il avait prévu de lui téléphoner.
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Elle termine plusieurs chapitres en nous livrant une des citations que son père notait en fin de journée. Celle-ci, de Kipling, figure sur la page du jour de sa rencontre avec Colette Vautrin, une femme aussi épatante que l'héroïne de son roman, le Carnaval des Lépreux. En toute logique leurs destins sont liés. Il l'épouse quelques semaines plus tard.
Une vie extra-ordinaire
On découvre un de ces parcours "incroyables", celui d'un homme, ami de la première heure du général (De Gaulle) dont il fut aussi le ministre. Il avait rallié Londres en 1940 où il est même arrivé avant le Général puisqu'il a devancé de 24 heures l'appel du 18 juin. C'était une personne très connue, on dirait aujourd'hui un people et sa vie a été étonnante. Il a été l'ami de la grande voyageuse Alexandra David-Néel, de Saint-Exupéry, qu'elle désigne sous le diminutif de Tonio, d'André Malraux, de ses tics et dont elle évoque le style épistolaire si particulier, d'André Mauriac dont elle se souvient du souffle presque étouffé de sa voix.
Lorraine, à cause de la croix
Elle née en Octobre 1956 et son prénom a sans doute été déterminant. Etymologiquement, Loraine signifie "couronnée de lauriers", ce qu'elle est, et je ne donnerai que deux exemples. Son premier roman, Jeanne sans domicile fixe, est le premier inédit français à paraitre directement en édition de poche, chez J'ai lu, en 1990. André Malraux l'aurait félicitée, lui qui croyait tant en l'avenir du livre de poche comme vecteur de démocratisation culturelle. Elle reçut le Prix Anna de Noailles de l'Académie Française (pour Château en Champagne en 1998). Et plusieurs de ses livres ont été adaptés au cinéma.
Son prénom s'écrit avec deux r, comme la région. La référence historique est évidente et elle a du imprimer son enfance d'une forte détermination. Quand on connait cette partie de l'Est de la France (j'ai rédigé le portrait de nombreuses personnalités y ayant leurs racines) on connait les qualités de coeur des lorrains, et on constate une fois de plus que ce prénom lui convient parfaitement.
Ecrire, c'est te raconter ce qui s'est passé depuis toi et rendre notre dialogue réel ...
Lorraine nous parle en même temps qu'à lui. La découverte des Mémoires de son père et le travail de recherche qu'elle a entrepris dans la foulée n'est pas qu'une restitution de faits historiques. Il lui a permis de faire le point sur ses vocations.
Celle de médecin, en réaction à cette mort foudroyante et à cette petite phrase dont elle se souvient subitement. Il lui avait dit que médecin était le plus beau métier du monde (p. 18). Elle a pris cette déclaration comme un devoir de mémoire. Elle voulait alors écrire des livres mais ses parents lui avaient imposé de faire des études avant. Elle venait de s'inscrire en Droit. En apprenant sa mort par la radio elle décide de changer d'orientation.
Elle apprendra en écrivant son livre qu'il a eu des douleurs thoraciques trois mois avant de mourir. Il avait consulté son médecin qui n'avait rien recommandé alors qu'il présentait des symptômes alarmants et des facteurs de risques, sa taille, son âge, un niveau de stress élevé, et une alimentation trop riche. Nul besoin d'être urgentiste pour deviner la nécessité d'une hospitalisation !
Et celle d'écrivain, qui est d'ailleurs doublement indissociable de la première puisque c'est un dimanche de mars, en rédigeant l'acte de décès d'une immense petite grande femme, Marguerite Duras, qu'elle décide d'arrêter son travail de médecin pour se consacrer définitivement à l'écriture (p. 55). Lorraine souligne cette passion héritée de son père qu'elle qualifie de grain de folie. Comme lui elle adore écrire, et nous explique qu'on n'écrit pas impunément n'importe où (p. 129 et suivantes).
On ne sait pas vraiment où elle a rédigé ce livre là mais il est diversement coloré. Derrière la brièveté de certaines phrases qui tombent comme des larmes on devine la jeune fille serrant les dents pour faire illusion d'une force sans faille. Arrive ensuite une phrase très longue, souple et légère comme un ruban qui s'envole. Et puis, soudain, un vrai coup de gueule ponctué de mots crus : merde, putain, tarée, connasse ne sont pas prohibés s'ils sont nécessaires.
Elle fait aussi preuve de beaucoup d'humour, ce qui rend la lecture très fluide. Elle peut être désopilante quand elle démarre sur les chapeaux de roues : Il faut que je t'explique : je suis blonde maintenant papa (p. 126).
Elle raconte sa propre vie avec naturel, lui parle de ses chiens et de ses chats, explique pourquoi elle ne s'est pas mariée (p. 135), précise qu'elle n'a pas d'enfants mais 16 romans tout de même, reconnait sans honte avoir confondu le Carnaval des lépreux avec le Pavillon des cancéreux ... d'un certain Soljenitsyne, avoue la casse d'une montre (p.180) nous faisant penser à une certaine Sophie découpant des petits poissons rouges.
Elle plaide coupable de n'avoir pas eu envie d'aller voir Alexandra David-Néel le jour de son centième anniversaire et cite la pièce de théâtre retraçant sa vie au Petit Montparnasse il y a quatre ans (p. 113). Je partage son avis. Hélène Vincent y était prodigieuse ...naturellement.
Elle décrit ses gardes à SOS médecins sans prendre de gants pour ménager notre sensibilité. Elle y va cash. Elle nous jette du spectaculaire et du flippant.
Entre confidences, humour et hommage
J’ai rendez-vous avec toi s’apparente à un roman d’aventure, une sorte de traversée à longues enjambées à travers quarante années d’histoire de France, encore récentes et déjà un peu évanouies pour les jeunes générations : 18 juin 1940, 14 avril et 28 novembre 1947, la retraite du Général à Colombey en 1953, le gouvernement Mendès France de 1955, les barricades de 68 ... Toute la carrière de son père défile jusqu'en 1974.
On apprend ce que Christian Fouchet a fait en tant que ministre de l'Education nationale, véritable précurseur du concept d'égalité des chances (p. 170). J'ignorais qu'il avait fait construire la cité universitaire Jean Zay d'Antony, que je connais très bien, demandant à Jean Prouvé (un lorrain) d'en créer le mobilier. Avoir réformé l'enseignement lui a sans doute forgé un esprit d'écoute qui a permis d'éviter un bain de sang sur les barricades de 68 quand il était alors ministre de l'Intérieur.
A coté des événements historiques connus il y a aussi des moments plus intimes. Comme l'anecdote de ce papa ministre exécutant lui-même les lignes de punition de sa fille écolière trop fiévreuse pour s'en acquitter elle-même (p. 178). Comme aussi le souvenir d'une rencontre avec un monsieur très âgé qui lui dit alors qu'elle émerge derrière une pile de livres au cours d'une séance de dédicaces : j'étais déporté en Pologne. Votre père m'a aidé, il était grand, il était fort.
Elle ponctue nombre de chapitres par l'indication de la musique qu'elle écoute en travaillant. Et elle a la bonne idée d'en dresser la liste récapitulative page 267. Cela se voit de plus en plus. Frédérique Deghelt nous donne elle aussi de multiples indications dans les Brumes de l'apparence. Mais jusqu'à présent jamais aucun éditeur ne songe à joindre un disque à un livre. Vous me direz qu'avec Internet ...
J'ai réécouté avec plaisir des musiques de film comme Un été 42, Out of Africa, Jonathan Livingstone le goéland, la chanson de Pete Seeger, cet hymne pacifiste, Where have all the flowers gone même si je préfère l'interprétation de Joan Baez à celle de Marlène Dietrich. J'ai découvert Ta main de Grégoire, Ton héritage de Benjamin Biolay.
Une année d'écriture et de dialogue
Cela faisait 40 ans qu'elle ne disait plus papa, employant mon père pour désigner son géniteur. Durant leur douze mois de rendez-vous quotidiens elle a pris le temps de lui parler. En lui disant bonjour je lui dis au revoir. Je le réhistoricise, parce qu'il a eu une carrière intense. Je peux maintenant lui lâcher la main et être libérée.
Le livre est un vrai dialogue qui commence le jour de sa mort. La fille parle à son père comme s'il était là (il fut sans doute près d'elle pendant cette année, mais cette hypothèse est une autre affaire sur laquelle je m'expliquerai dans un autre billet). On est tenté de regretter qu'ils n'aient pas davantage communiqué quand il était vivant. Mais il faut resituer le contexte d'une époque où les pères ne parlaient pas à leurs filles. Et comme les liens entre père et fille sont intemporels ils intéressent tout le monde.
Le monde était bien différent comme en témoigne l'anecdote de la disparition de sa poupée, parce qu'elle n'avait pas rangé sa chambre. A l'inverse de Louise de Vilmorin (dont elle a probablement entendu paler puisque c'était la première fiancée de Saint Exupéry) et qui a subi la même perte, la leçon lui a profité et elle n'en fut pas traumatisée (p. 151).
Le prochain livre
Lorraine aime toujours le champagne et le moelleux au chocolat. Mais on ne sort pas de l'écriture de celui-ci sans avoir changé. Son prochain roman sera choral et familial, prédisposant à la détente pour, dit-elle, "souffler un peu" et elle le situera dans le cadre magnifique de l'ile de Groix.
S'il y en a un qu'elle n'a pas ou plus besoin d'écrire, c'est bien ses propres mémoires (quoiqu'elle ne nous ait pas tout dit, mais elle protègera toujours ses patients célèbres -nombreux furent écrivains comme Eugène Ionesco, Graham Greene, Françoise Sagan- derrière le rideau du secret professionnel). Par contre, elle a adopté l'habitude de son père de noter dans un carnet la pensée du jour.
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