Je me trouve aujourd'hui dans une situation paradoxale à évoquer un livre que je n'ai pas (entièrement) lu et que je ne lirai probablement pas (davantage). Je suis pourtant tout à fait légitime à dire ce que je pense puisque je viens d'écouter l'auteure en parler et en lire de longs extraits pendant plus de deux heures.
Tout a commencé par un mail que j'ai sans doute mal interprété parce que j'ai l'habitude d'en recevoir des attachées de presse des maisons d'édition. On m'invitait à venir rencontrer Eloise Lièvre mais ce n'est que plus tard que j'ai réalisé que la jeune femme avait tout organisé toute seule même si sa "team" (pour reprendre son expression) a fait une apparition éclair dans la librairie où avait lieu l'événement.
Ayant chroniqué plusieurs ouvrages formidables parus chez JC Lattès j'avais un a priori plutôt favorable. Le site d'Eloise Lièvre dégage un humour auquel j'étais sensible et j'ai vraiment fait un gros effort en terme d'emploi du temps pour venir.
Etant sur Paris toute cette journée je suis arrivée en avance. Pas elle. Je me suis "posée" (et reposée je l'avoue) dans ce même fauteuil qu'elle investit une heure plus tard. Je n'ai eu qu'à tendre le bras pour lire les trois (ou quatre) premiers chapitres du livre qui s'ennuyait sur le présentoir. Suffisamment pour estimer que le style méritait qu'on y accorde attention.
J'aurais du noter la première phrase. Elle m'avait convaincue de poursuivre. Ma pensée a bien divagué quelque peu ensuite en regardant les photos. Je me voyais au même âge assise sur deux parpaings, et tendant une pomme au photographe. Et je me demande à l'instant qui a pris ce cliché qui est un des rares qu'il me reste de mon enfance.
Une chose est certaine, je ne pourrais pas reprendre le concept d'Eloise à mon compte. Je n'ai pas le matériau pour. Son idée est excellente et elle raconte la genèse du projet d'une manière qui donne envie d'entreprendre avec elle cette immersion dans ses quarante premières années.
Le projet est né l'été qui a précédé ses 40 ans alors qu'elle se trouvait chez ses parents en vacances avec ses enfants et qu'elle ne se sentait pas du tout concernée par une crise dite de la quarantaine. Le chiffre correspondait à l'âge qu'elle avait donné en quelque sorte ad vitam aeternam à ses parents.
Elle adore écrire mais l'exercice est complexe à programmer quand on a un métier, une vie de famille, un quotidien à gérer. Aimant la littérature à contraintes elle a décidé de "dérouler un tapis rouge à l'échéance" en imaginant un dispositif composé de 40 textes qui seraient écrits les 40 jours précédent son 40ème anniversaire, illustrés chacun par une photo.
Le 2 décembre, qui se trouve être par ailleurs le jour anniversaire de sa mère, elle a compris qu'elle ne remettrait plus à demain. C'était plus un défi d'écriture qu'une réelle intention de livre car elle était alors embarquée sur un autre projet mais qui n'aboutissait pas.
Eloïse a écrit trois versions. La première pendant 40 jours, quasiment en flux tendu de 3 à 5000 signes journaliers. Pour ceux d'entre vous qui s'interrogeraient sur la masse c'est assez équivalent à un article du blog, ce qui signifierait que le jour où j'arrêterai de poster j'aurai le rythme pour écrire un bouquin (le talent je ne dis pas).
Elle insiste sur l'absolue jubilation d'écrire tous les soirs en devant (s'autorisant à) s'abstraire du réel.
Elle reconnait quand même qu'elle avait deux ou trois textes d'avance qui ont été bien utiles les jours où elle n'a pas pu se consacrer au manuscrit. Quelqu'un qui lui est très proche l'a alors convaincue d'envoyer chez Lattès, sans oublier les photos surtout, même s'il n'est pas aisé de rendre publique 40 images de soi.
La deuxième version a été composée sous l'impulsion de Karina Hocine et d'Anne-Sophie Stefanini qui ont suggéré de revoir le texte à la façon d'un puzzle en répartissant la matière de la vie entre les années. Le but était de faire en sorte que les coïncidences soient perçues comme des éléments de cohérence d'un chapitre à l'autre.
Nous sommes tous des cathédrales
C'est autobiographique, ce qui justifie que le mot "roman" ne figure pas sur la couverture.
Cependant l'auteur reconnait (et revendique) des inexactitudes. Elle a refusé de se poser la question de la vérité pour ne pas tomber dans le travers du roman. Ce n'est pas pour autant qu'elle a produit un livre narcissique.
Un mouvement s'opère entre le personnel et l'universel. En montrant que nous nous ressemblons tous et en pointant ce que la banalité peut avoir de merveilleux il devient très vite l'autobiographie de tout le monde, ce qui explique que dès les premières pages j'ai revu en pensée l'année de mes cinq ans ...
Elle nous fait le cadeau de lire le deuxième chapitre, celui de l'année 1975, écrit le 3 décembre 2013, qu'elle dit être son préféré et qui na pas varié d'une version à une autre. Je le reconnais. Je l'ai lu tout à l'heure.
La photo de classe lui a fourni le prétexte pour dresser l'inventaire de ses camarades d'école. Une autre liste sera glissée plus tard, celle des professeurs, en 1991, l'année du Bac, seuil de passage s'il en est. Et c'est une manière de rendre hommage aux générations qui l'ont précédée : quand tu te regardes, toi, tu regardes tous les autres qui t'ont constitué. Ce sont les personnes que nous croisons qui nous bâtissent. Nous sommes tous des cathédrales. Nous sommes tous le creuset de milliers d'histoires.
Une histoire de la photographie lisible en filigrane
On y trouve tous les genres photographiques : la photo de classe, la photomaton, jusqu'au selfie qui est la dernière (et le premier selfie d'Eloïse). L'auteur avait convoqué la photo comme support, sorte de catalyse pour oser évoquer des sujets qui n'auraient peut-être pas été abordés sans cela.
Et puis la photo est apparue comme un objet historique, magique, si bien que le livre raconte, à sa manière, mais raconte malgré tout une petite histoire de l'évolution de la photographie.
La photo de couverture est celle qui a été retenue pour l'année 1988 et ce choix est le meilleur que l'éditeur pouvait faire. Eloïse nous fait le cadeau de nous lire les pages écrites le 16 décembre 2013. Sorte de leçon légère donnée (offerte) par ceux qui savent.
La photo informe le souvenir, nous prévient-elle. Elle en prend souvent la place, ce qui me fait entendre le mot comme celui qu'on emploie pour désigner quelque chose d'informe, qui ne se trouve pas dans l'ordre où il doit être. Et je comprends combien l'auteure a été fascinée d'aller (re)chercher derrière la photographie les souvenirs enfouis.
Elle compare l'écriture au métier de stoppeuse que faisait sa grand-mère. Elle rattrapait les trous, et c'est ce que fait la jeune femme en quelque sorte en écrivant à partir d'éléments que l'on pourrait qualifier d'objets de récupération.
Quand d'autres parleraient de fiction (ce qui, étymologiquement signifie "faux") elle préfère les termes d'invention, de fabrication et de poésie.
Elle compare l'écriture au métier de stoppeuse que faisait sa grand-mère. Elle rattrapait les trous, et c'est ce que fait la jeune femme en quelque sorte en écrivant à partir d'éléments que l'on pourrait qualifier d'objets de récupération.
Quand d'autres parleraient de fiction (ce qui, étymologiquement signifie "faux") elle préfère les termes d'invention, de fabrication et de poésie.
Les gens heureux n'ont pas d'histoire
La phrase donne le vertige car elle est réversible. Ce titre a été une évidence dès le début de l'aventure. On le dirait issu de la sagesse populaire mais on doit ces mots à Tolstoï. Ils traînaient dans ma tête parce que j'étais heureuse et que je croyais n'avoir rien vécu, comme si on ne pouvait exister que par le drame.
Je suis super forte en déni, avoue-t-elle en reconnaissant que la crise de la quarantaine est bel et bien arrivée, même si son émergence n'a rien à voir avec le livre. Par association d'idées elle nous invite à lire Tout cela n'a rien à voir avec moi de Monica Sabolo (également chez Lattès, et qui a eu le Prix de Flore en 2013).. Ce livre décortique un chagrin d’amour en se présentant comme un traité académique, dont l’auteur serait à la fois le sujet et l’objet et où les objets du quotidien sont présentés comme des pièces à conviction. La fiction glisse vers le témoignage sur la transmission générationnelle.
On aurait envie de passer encore des heures avec Eloïse Lièvre parce qu'elle parle très bien de la vie qui passe, en ne cessant de tenter de tisser (avec succès) des fils entre les événements pour débusquer de la cohérence.
La nuit est bien installée. La file des candidats à la dédicace s'allonge comme une trainée de poudre. Je dois me hâter si je veux être chez moi avant le dernier métro, le dernier bus. J'envisagerai de terminer la lecture des gens heureux une autre fois.
On aurait envie de passer encore des heures avec Eloïse Lièvre parce qu'elle parle très bien de la vie qui passe, en ne cessant de tenter de tisser (avec succès) des fils entre les événements pour débusquer de la cohérence.
La nuit est bien installée. La file des candidats à la dédicace s'allonge comme une trainée de poudre. Je dois me hâter si je veux être chez moi avant le dernier métro, le dernier bus. J'envisagerai de terminer la lecture des gens heureux une autre fois.
Les gens heureux n'ont pas d'histoire d'Eloïse Lièvre, chez JC Lattès, en librairie depuis le 13 avril 2016
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