J'avais hâte de découvrir Les cœurs imparfaits de Gaëlle Pingault parce que j'avais immédiatement plébiscité il y a trois ans son premier roman Il n'y a pas Internet au paradis.
Celui-ci est un livre très touchant, également, avec une fin ouverte qui invite le lecteur à poursuivre longuement en pensée le trajet des protagonistes.
Le coeur de l'action se situe en EHPAD, ce qui, dans le contexte actuel, est loin d'être anodin, d'autant que c'est aussi le cadre d'Une vie et des poussières de Valérie Clo (chroniqué le 30 mars) et de Si belles en ce mouroir de Marie Laborde (le 2 mai). A ce titre Gaëlle Pingault, dont je sais qu'elle connait bien cet univers, nous en donne une critique caustique qui sera particulièrement entendue.
Le personnel y subit les objectifs de rentabilité, les postes fermés, la pression permanente (sans compter l'attachement aux résidents, les non remplacements). On comprend combien se déconnecter est un impératif déontologique. Toute allusion aux dysfonctionnements de ces établissements me fait l'effet d'une craie grinçant sur un tableau noir. Et je crois que le sigle écrit en majuscules dégage une agressivité qui me blesse.
Le réquisitoire est accablant (p. 144-145) car s'il faut jongler, comme partout ailleurs, avec les lignes budgétaires et les contraintes financières (...) Charles, le médecin-chef, souligne qu'il n'a pourtant jamais rencontré au cours de sa carrière un seul soignant qui jette l'argent par les fenêtres, en se disant après moi le déluge ! Les soignants sont des gens sérieux, responsables et souvent engagés. Personne ne s'en est donc encore aperçu ? (...) Il n'y a quasiment plus de soignants de formation dans les équipes de direction, mais des diplômés en master de gouvernance (...) tablant sur la conscience professionnelle de ceux qui restent afin d'éviter les catastrophes.
Si le roman n'était pas paru "avant" la crise sanitaire qu'on espère traverser on le trouverait opportuniste.
A propos du diktat de la rentabilité (p. 146), l'auteure émet des hypothèses toujours par la bouche de Charles : mascarade éhontée, volonté de nuire, avidité stupide ou déni ? le problème du déni étant qu'on n'en sort pas quelqu'un malgré lui, notion de base. Et les décideurs n'ont aucune envie d'être exfiltrés de leurs certitudes. (...) Le fric comme arme de destruction massive.
La directrice répondra qu'elle est attentive aux équipes (en fonction des moyens qu'on lui consent) et elle en donnera à la fin une preuve de bonne foi, signifiant combien Gaëlle ne leur jette pas la pierre. Cette notion de rentabilité est depuis devenue totalement dérisoire quand on songe à ce que le confinement aura coûté par suite d'incurie et d'imprévoyance. Aurait-il pu être évité ? Sans doute.
Mais revenons à l'essentiel de ce roman qui n'est pas du tout un réquisitoire contre la main mise de l'administration sur la société. Concentrons-nous sur Barbara, Charles, et Lise... qui ont chacun dans leur histoire personnelle, des empêchements venus enrayer leur possibilité d'être pleinement heureux, sans entraver néanmoins complètement leur capacité à aimer.
Barbara est seule mais elle ne s'effraie pas d'enchainer les aventures dans une valse qu'elle est persuadée de diriger. Son indépendance est un rempart, érigé dès l'enfance, pour tenir à distance une mère tristement prévisible dont elle sait qu'elle ne gagnera jamais l'affection.
Au fil du temps, Barbara comprend que "ça ne va pas" à ce qu'elle ne reconnait plus son univers proche, ni même son reflet dans le miroir, pour lequel elle éprouve de la compassion (c'est une bonne chose car elle va devenir empathique avec elle même). Mais surtout, elle qui est férue de littérature, ne parvient plus à lire. Peut-être aurais-je trouvé ce comportement excessif si je n'avais pas traversé une telle crise pendant le confinement. Dialoguer avec son étudiante Ninon va la remettre en selle. J'ai dû croiser un virus à la mode dit-elle pour justifier son état (p. 103). Comme Charles, elle se dit que le temps est probablement venu d'arrêter de faire semblant.
Lise est aide-soignante. Elle s'impose une discipline rigoureuse, tente d'offrir aux résidents des Genêts des moments de partage arrachés à la cadence minutée des soins. Lise applique la théorie de la trilogie secrète : ne pas commencer en retard ; à l’intérieur, ne pas penser à l’extérieur–déconcentration assurée ; être d’une précision parfaite dans chaque geste (p. 30). Cette femme est formidable. Avec son énergie, sa bienveillance, sa vigilance à discerner le moment où il faut mettre en action le plan B (p. 180), une expression pour désigner l'administration d'un puissant anti-douleur dont je me suis demandé si était un nom de code général aux EPHAD, et son recul face aux mises en garde de juste distance thérapeutique, un concept qu'elle considère comme une vaste blague (p. 41). A l'inverse de Barbara, elle semble éprouver le souci opposé : elle impute sa solitude, aussi bien amoureuse qu'amicale, au fait qu'elle n'arrive pas à faire semblant (p. 106). Et si elle a compris ce qui cloche, elle ne se sent pas d'attaque pour ce chantier. L'angoisse lui glace les mains, alors elle a développé le toc de se les frotter.
Charles est en fin de carrière. Il vient d'arriver aux Genêts où il s'ennuie, là comme dans sa vie personnelle. Il vit lâchement depuis des années, mais il ne joue ni à faire semblant, ni à ne pas le faire. Est-ce parce qu'il est médecin qu'il va s'appliquer un traitement expérimental ? Celui de tenter un pas de côté et se risquer au n’importe quoi. Cela lui est apparu comme une évidence, la seule option possible. Casse gueule, certes (...) Ce serait quitte ou double, mais il fallait oser un truc sans filet (p. 33). Certains lecteurs ont sans doute souri en apprenant qu'il s'était lancé dans le tricot. Cette passion ne dure pas mais elle a pu enclencher une prise de conscience. Historiquement cette activité était interdite aux femmes. Trop subsersive. Vous n'imaginez pas le nombre de décisions qui ont été prises pendant que les mailles s'enchainaient sans malice les unes avec les autres ...
La description du couple qu'il compose avec Eliane est terrible. Il a désormais de cette femme une connaissance théorique et dorénavant zéro trace émotionnelle alors qu'il sait pertinemment en avoir auparavant éprouvé (p. 96). Le couple a évité la franche colère mais a sombré dans l'indifférence méprisante. Avoir vécu une situation maltraitante rend expert dans l'art de l'évitement, on le constate avec Barbara comme avec Charles. Aura-t-il l'audace (car il ne manque pas de courage) d'au moins crever l'abcès avec ses propres enfants ?
Il a perdu le goût de se mettre aux fourneaux, même pour réaliser des plats tout simples. Chaque personnage a sa dose de folie intérieure, ou de vitalité. Simone, une résidente globalement valide, dont on pourrait tout autant dire qu'elle est globalement invalide, pratique avec philosophie la salutation au soleil (p. 40). Charles se fera la réflexion personnelle que ironie du soir, bonsoir (p. 96) alors que Barbara, confuse, se sentira en Ouzbékistan tropical (p. 102).
L’auteure excelle à juxtaposer des réflexions philosophiques entre des descriptions de tâches ménagères totalement basiques, mais indispensables à la vie quotidienne. La vulgarité ne l’effraie pas, du moins quand c’est un de ses personnages qui la manifeste. Elle tord le cou aux poncifs et aux idées reçues, même à propos d'un troquet pour vieux intellos qu'une jeunette (Ninon) trouvera charmant. Comme le tricot ...
Les personnages secondaires, ne le sont pas ... secondaires, car chacun à leur manière va jouer un rôle déterminant. En particulier Rose, la mère absente, autour de laquelle ces coeurs imparfaits se rencontrent et inaugurent des voies possibles de consolation.
Et bien sûr Ninon, la fraiche étudiante qui, elle, ne s'évite de rien, va éclairer Barbara (p. 230) : La maladie mentale, c'est compliqué, oui. Vous ne vous êtes jamais dit, à propos des gens qui en souffrent, que c'était courageux de leur part, de continuer à vivre avec ça ? (...) Je les plains et je les admire en même temps. (...) On soutient les gens qui se battent contre un cancer ou contre une maladie génétique, on organise des téléphones et des courses pour des tas de maladies physiques ... Est-ce qu'on ne pourrait pas rendre hommage, aussi, aux gens qui souffrent de maladie mentale ? Ce doit être si dur à vivre !
Qu'il ait fallu être courageuse pour vivre ça... Barbara en est estomaquée et je ne suis pas loin de l'être aussi. L'annonce de la bipolarité de sa mère a secoué Barbara. Cette information lui fera-t-elle reconsidérer la nature de l'absence de relation affective entre elles deux ? Qu'est-ce que cela aurait changé de le savoir plus tôt ? Du coup je m'interroge à propos de la mienne dont j'avais appris par hasard qu'elle était névrosée.
Est-ce pour cela que le personnage de Rose ne me semble pas exagéré ? Une seule chose m'intrigue, de quoi vit-elle car elle ne travaille pas. La réponse sera donnée plus loin. Comme Barbara, je n'ai jamais été câlinée par ma mère qui (me) refusait toute distraction, toujours fatiguée quand je la sollicitais alors que je la voyais si active dans les tâches ménagères. Et si elle avait été, elle aussi, bipolaire ?
Un enfant n'est jamais responsable des maltraitances qu'on lui inflige (p. 315). Mais il cherchera constamment à expliquer plus ou moins rationnellement ce qu'il ne comprend pas et verra, partout, des signes qui relèveront pout lui de l'évidence. Barbara s'imagine être la petite barbare, alors que son prénom se rapproche tout autant d'une douce barbapapa.
Des scènes de son enfance sont tout bonnement atroces. Racontées par l'auteure, imprimées en italiques, jamais annoncées comme des flashbacks de Barbara, ce qui permet d'humaniser Rose.
On observe des croisements gustatifs. Charles avec le cheesecake, et les crêpes. La Tante Suzanne, avec son curry et ses crêpes, encore. On comprend que cette parente permet à Barbara d'esquisser une forme de résilience en lui donnant une affection inconditionnelle puisque, malgré l'éloignent elle lui a conservé son amour. C'est à la fois étrange et tellement bon que tu sois là (p. 142). Après un conflit, ni l'une ni l'autre n'avait osé faire un pas, de peur d'être rabrouée, puis avec les années, reprendre contact était devenu insurmontable. Quel lecteur n'a pas vécu cela ?
Quand on laisse passer trop de temps, on se fait des idées, on ne voit plus les choses avec exactitude. J'aurais dû avoir plus de courage, dira Suzanne (p. 243). Barbara répond un peu plus loin : je n'ai pas trouvé le moyen de désamorcer cette fâcherie, de t'appeler et je m'en veux.
Comme le chemin de la réconciliation avec soi même est complexe ! Car il faut cesser de penser pour se mettre à agir comme se sermonne Barbara (p. 182) tout en s'octroyant encore une pause avec un verre de vin.
Les amateurs de littérature trouveront quelques pépites. Même si Barbara estime qu'il est difficile de surpasser Albert Camus avec les premières lignes de l'Etranger je me suis arrêtée sur l'incipit (certes factice) qui surgit page 137 : D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle détestait sa mère et sa mère la détestait. Je vous copie les lignes en question pour vous en éviter la recherche : Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
Elle reconnait (p. 228) que Proust n'est pas sa tasse de thé (je me sens moins seule quoique je ne l'aurais pas formulé ainsi) préférant manifestement Jean Echenoz et Pierre Lemaitre. On apprend son admiration pour Zola, dont elle apprécie particulièrement (p. 36) Au bonheur des dames, parce qu’elle a découvert ce livre durant son époque midinette et qu’elle a soupiré d’émerveillement pour cette romance à rebondissements (…) Zola l'impressionne, il offre plusieurs niveaux de lecture, tous captivants.
Plus loin, elle ne peut pas blairer Victor Hugo, trop emphatique. (…) Mystère des alchimies littéraires imprévisibles. (...) La littérature blanche serait quand même supérieure à la noire, la BD serait pour les mômes, rien ne vaudrait les classiques, et le contemporain serait, comment dire… Ce genre de conneries, alors que tous les arts sont les différentes parties d’un grand tout (p. 37). Une réflexion toute personnelle me vient en relisant ces termes, littérature blanche, noire ... puissent-ils un jour ne pas être mal interprétés.
Elle recommandera (p. 258) La tournée d'automne de l'auteur québécois Jacques Poulin (Actes sud, 1993) qui offre en préambule ces deux phrases d'Hemingway qui résument la vie de Barbara : Dieu soit remercié pour les livres. Tous les livres.
Les Paroles de Prévert figurent elles aussi sur sa liste. Chaque référence surgit à bon escient comme si à chaque personne correspondait un "bon" livre, ou une "bonne" chanson. Elle écoutera Mon enfance de Barbara. Elle connait l'Aigle noir qu'elle n'aime pas. Charles lui proposera Joyeux Noël (sans savoir qu'en terme de Noël elle a eu sa dose). Du coup elle tombe inévitablement sur le Rappelle toi Barbara (p. 297).
J'ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de ces Coeurs imparfaits, sans aucune complaisante masochiste en raison d'une forme d'humour dans le récit qui dédouane de tout ressentiment et d'une forme particulière d'apologie du rire.
Gaëlle Pingault est novelliste, romancière, animatrice d'ateliers d'écriture, orthophoniste. Elle a été lauréate du festival du premier roman de Chambéry et du prix Lions club de littérature grand ouest pour son premier roman.
Le coeur de l'action se situe en EHPAD, ce qui, dans le contexte actuel, est loin d'être anodin, d'autant que c'est aussi le cadre d'Une vie et des poussières de Valérie Clo (chroniqué le 30 mars) et de Si belles en ce mouroir de Marie Laborde (le 2 mai). A ce titre Gaëlle Pingault, dont je sais qu'elle connait bien cet univers, nous en donne une critique caustique qui sera particulièrement entendue.
Le personnel y subit les objectifs de rentabilité, les postes fermés, la pression permanente (sans compter l'attachement aux résidents, les non remplacements). On comprend combien se déconnecter est un impératif déontologique. Toute allusion aux dysfonctionnements de ces établissements me fait l'effet d'une craie grinçant sur un tableau noir. Et je crois que le sigle écrit en majuscules dégage une agressivité qui me blesse.
Le réquisitoire est accablant (p. 144-145) car s'il faut jongler, comme partout ailleurs, avec les lignes budgétaires et les contraintes financières (...) Charles, le médecin-chef, souligne qu'il n'a pourtant jamais rencontré au cours de sa carrière un seul soignant qui jette l'argent par les fenêtres, en se disant après moi le déluge ! Les soignants sont des gens sérieux, responsables et souvent engagés. Personne ne s'en est donc encore aperçu ? (...) Il n'y a quasiment plus de soignants de formation dans les équipes de direction, mais des diplômés en master de gouvernance (...) tablant sur la conscience professionnelle de ceux qui restent afin d'éviter les catastrophes.
Si le roman n'était pas paru "avant" la crise sanitaire qu'on espère traverser on le trouverait opportuniste.
A propos du diktat de la rentabilité (p. 146), l'auteure émet des hypothèses toujours par la bouche de Charles : mascarade éhontée, volonté de nuire, avidité stupide ou déni ? le problème du déni étant qu'on n'en sort pas quelqu'un malgré lui, notion de base. Et les décideurs n'ont aucune envie d'être exfiltrés de leurs certitudes. (...) Le fric comme arme de destruction massive.
La directrice répondra qu'elle est attentive aux équipes (en fonction des moyens qu'on lui consent) et elle en donnera à la fin une preuve de bonne foi, signifiant combien Gaëlle ne leur jette pas la pierre. Cette notion de rentabilité est depuis devenue totalement dérisoire quand on songe à ce que le confinement aura coûté par suite d'incurie et d'imprévoyance. Aurait-il pu être évité ? Sans doute.
Mais revenons à l'essentiel de ce roman qui n'est pas du tout un réquisitoire contre la main mise de l'administration sur la société. Concentrons-nous sur Barbara, Charles, et Lise... qui ont chacun dans leur histoire personnelle, des empêchements venus enrayer leur possibilité d'être pleinement heureux, sans entraver néanmoins complètement leur capacité à aimer.
Barbara est seule mais elle ne s'effraie pas d'enchainer les aventures dans une valse qu'elle est persuadée de diriger. Son indépendance est un rempart, érigé dès l'enfance, pour tenir à distance une mère tristement prévisible dont elle sait qu'elle ne gagnera jamais l'affection.
Au fil du temps, Barbara comprend que "ça ne va pas" à ce qu'elle ne reconnait plus son univers proche, ni même son reflet dans le miroir, pour lequel elle éprouve de la compassion (c'est une bonne chose car elle va devenir empathique avec elle même). Mais surtout, elle qui est férue de littérature, ne parvient plus à lire. Peut-être aurais-je trouvé ce comportement excessif si je n'avais pas traversé une telle crise pendant le confinement. Dialoguer avec son étudiante Ninon va la remettre en selle. J'ai dû croiser un virus à la mode dit-elle pour justifier son état (p. 103). Comme Charles, elle se dit que le temps est probablement venu d'arrêter de faire semblant.
Lise est aide-soignante. Elle s'impose une discipline rigoureuse, tente d'offrir aux résidents des Genêts des moments de partage arrachés à la cadence minutée des soins. Lise applique la théorie de la trilogie secrète : ne pas commencer en retard ; à l’intérieur, ne pas penser à l’extérieur–déconcentration assurée ; être d’une précision parfaite dans chaque geste (p. 30). Cette femme est formidable. Avec son énergie, sa bienveillance, sa vigilance à discerner le moment où il faut mettre en action le plan B (p. 180), une expression pour désigner l'administration d'un puissant anti-douleur dont je me suis demandé si était un nom de code général aux EPHAD, et son recul face aux mises en garde de juste distance thérapeutique, un concept qu'elle considère comme une vaste blague (p. 41). A l'inverse de Barbara, elle semble éprouver le souci opposé : elle impute sa solitude, aussi bien amoureuse qu'amicale, au fait qu'elle n'arrive pas à faire semblant (p. 106). Et si elle a compris ce qui cloche, elle ne se sent pas d'attaque pour ce chantier. L'angoisse lui glace les mains, alors elle a développé le toc de se les frotter.
Charles est en fin de carrière. Il vient d'arriver aux Genêts où il s'ennuie, là comme dans sa vie personnelle. Il vit lâchement depuis des années, mais il ne joue ni à faire semblant, ni à ne pas le faire. Est-ce parce qu'il est médecin qu'il va s'appliquer un traitement expérimental ? Celui de tenter un pas de côté et se risquer au n’importe quoi. Cela lui est apparu comme une évidence, la seule option possible. Casse gueule, certes (...) Ce serait quitte ou double, mais il fallait oser un truc sans filet (p. 33). Certains lecteurs ont sans doute souri en apprenant qu'il s'était lancé dans le tricot. Cette passion ne dure pas mais elle a pu enclencher une prise de conscience. Historiquement cette activité était interdite aux femmes. Trop subsersive. Vous n'imaginez pas le nombre de décisions qui ont été prises pendant que les mailles s'enchainaient sans malice les unes avec les autres ...
La description du couple qu'il compose avec Eliane est terrible. Il a désormais de cette femme une connaissance théorique et dorénavant zéro trace émotionnelle alors qu'il sait pertinemment en avoir auparavant éprouvé (p. 96). Le couple a évité la franche colère mais a sombré dans l'indifférence méprisante. Avoir vécu une situation maltraitante rend expert dans l'art de l'évitement, on le constate avec Barbara comme avec Charles. Aura-t-il l'audace (car il ne manque pas de courage) d'au moins crever l'abcès avec ses propres enfants ?
Il a perdu le goût de se mettre aux fourneaux, même pour réaliser des plats tout simples. Chaque personnage a sa dose de folie intérieure, ou de vitalité. Simone, une résidente globalement valide, dont on pourrait tout autant dire qu'elle est globalement invalide, pratique avec philosophie la salutation au soleil (p. 40). Charles se fera la réflexion personnelle que ironie du soir, bonsoir (p. 96) alors que Barbara, confuse, se sentira en Ouzbékistan tropical (p. 102).
L’auteure excelle à juxtaposer des réflexions philosophiques entre des descriptions de tâches ménagères totalement basiques, mais indispensables à la vie quotidienne. La vulgarité ne l’effraie pas, du moins quand c’est un de ses personnages qui la manifeste. Elle tord le cou aux poncifs et aux idées reçues, même à propos d'un troquet pour vieux intellos qu'une jeunette (Ninon) trouvera charmant. Comme le tricot ...
Les personnages secondaires, ne le sont pas ... secondaires, car chacun à leur manière va jouer un rôle déterminant. En particulier Rose, la mère absente, autour de laquelle ces coeurs imparfaits se rencontrent et inaugurent des voies possibles de consolation.
Et bien sûr Ninon, la fraiche étudiante qui, elle, ne s'évite de rien, va éclairer Barbara (p. 230) : La maladie mentale, c'est compliqué, oui. Vous ne vous êtes jamais dit, à propos des gens qui en souffrent, que c'était courageux de leur part, de continuer à vivre avec ça ? (...) Je les plains et je les admire en même temps. (...) On soutient les gens qui se battent contre un cancer ou contre une maladie génétique, on organise des téléphones et des courses pour des tas de maladies physiques ... Est-ce qu'on ne pourrait pas rendre hommage, aussi, aux gens qui souffrent de maladie mentale ? Ce doit être si dur à vivre !
Qu'il ait fallu être courageuse pour vivre ça... Barbara en est estomaquée et je ne suis pas loin de l'être aussi. L'annonce de la bipolarité de sa mère a secoué Barbara. Cette information lui fera-t-elle reconsidérer la nature de l'absence de relation affective entre elles deux ? Qu'est-ce que cela aurait changé de le savoir plus tôt ? Du coup je m'interroge à propos de la mienne dont j'avais appris par hasard qu'elle était névrosée.
Est-ce pour cela que le personnage de Rose ne me semble pas exagéré ? Une seule chose m'intrigue, de quoi vit-elle car elle ne travaille pas. La réponse sera donnée plus loin. Comme Barbara, je n'ai jamais été câlinée par ma mère qui (me) refusait toute distraction, toujours fatiguée quand je la sollicitais alors que je la voyais si active dans les tâches ménagères. Et si elle avait été, elle aussi, bipolaire ?
Un enfant n'est jamais responsable des maltraitances qu'on lui inflige (p. 315). Mais il cherchera constamment à expliquer plus ou moins rationnellement ce qu'il ne comprend pas et verra, partout, des signes qui relèveront pout lui de l'évidence. Barbara s'imagine être la petite barbare, alors que son prénom se rapproche tout autant d'une douce barbapapa.
Des scènes de son enfance sont tout bonnement atroces. Racontées par l'auteure, imprimées en italiques, jamais annoncées comme des flashbacks de Barbara, ce qui permet d'humaniser Rose.
On observe des croisements gustatifs. Charles avec le cheesecake, et les crêpes. La Tante Suzanne, avec son curry et ses crêpes, encore. On comprend que cette parente permet à Barbara d'esquisser une forme de résilience en lui donnant une affection inconditionnelle puisque, malgré l'éloignent elle lui a conservé son amour. C'est à la fois étrange et tellement bon que tu sois là (p. 142). Après un conflit, ni l'une ni l'autre n'avait osé faire un pas, de peur d'être rabrouée, puis avec les années, reprendre contact était devenu insurmontable. Quel lecteur n'a pas vécu cela ?
Quand on laisse passer trop de temps, on se fait des idées, on ne voit plus les choses avec exactitude. J'aurais dû avoir plus de courage, dira Suzanne (p. 243). Barbara répond un peu plus loin : je n'ai pas trouvé le moyen de désamorcer cette fâcherie, de t'appeler et je m'en veux.
Comme le chemin de la réconciliation avec soi même est complexe ! Car il faut cesser de penser pour se mettre à agir comme se sermonne Barbara (p. 182) tout en s'octroyant encore une pause avec un verre de vin.
Les amateurs de littérature trouveront quelques pépites. Même si Barbara estime qu'il est difficile de surpasser Albert Camus avec les premières lignes de l'Etranger je me suis arrêtée sur l'incipit (certes factice) qui surgit page 137 : D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle détestait sa mère et sa mère la détestait. Je vous copie les lignes en question pour vous en éviter la recherche : Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
Elle reconnait (p. 228) que Proust n'est pas sa tasse de thé (je me sens moins seule quoique je ne l'aurais pas formulé ainsi) préférant manifestement Jean Echenoz et Pierre Lemaitre. On apprend son admiration pour Zola, dont elle apprécie particulièrement (p. 36) Au bonheur des dames, parce qu’elle a découvert ce livre durant son époque midinette et qu’elle a soupiré d’émerveillement pour cette romance à rebondissements (…) Zola l'impressionne, il offre plusieurs niveaux de lecture, tous captivants.
Plus loin, elle ne peut pas blairer Victor Hugo, trop emphatique. (…) Mystère des alchimies littéraires imprévisibles. (...) La littérature blanche serait quand même supérieure à la noire, la BD serait pour les mômes, rien ne vaudrait les classiques, et le contemporain serait, comment dire… Ce genre de conneries, alors que tous les arts sont les différentes parties d’un grand tout (p. 37). Une réflexion toute personnelle me vient en relisant ces termes, littérature blanche, noire ... puissent-ils un jour ne pas être mal interprétés.
Elle recommandera (p. 258) La tournée d'automne de l'auteur québécois Jacques Poulin (Actes sud, 1993) qui offre en préambule ces deux phrases d'Hemingway qui résument la vie de Barbara : Dieu soit remercié pour les livres. Tous les livres.
Les Paroles de Prévert figurent elles aussi sur sa liste. Chaque référence surgit à bon escient comme si à chaque personne correspondait un "bon" livre, ou une "bonne" chanson. Elle écoutera Mon enfance de Barbara. Elle connait l'Aigle noir qu'elle n'aime pas. Charles lui proposera Joyeux Noël (sans savoir qu'en terme de Noël elle a eu sa dose). Du coup elle tombe inévitablement sur le Rappelle toi Barbara (p. 297).
J'ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de ces Coeurs imparfaits, sans aucune complaisante masochiste en raison d'une forme d'humour dans le récit qui dédouane de tout ressentiment et d'une forme particulière d'apologie du rire.
Gaëlle Pingault est novelliste, romancière, animatrice d'ateliers d'écriture, orthophoniste. Elle a été lauréate du festival du premier roman de Chambéry et du prix Lions club de littérature grand ouest pour son premier roman.
Les cœurs imparfaits de Gaëlle Pingault, Eyrolles, à partir du 19 mars 2020
Livre lu dans le cadre de la Sélection "anniversaire" 2020 : 14 romans (premiers ou deuxième textes, anciens ou récents, français ou traduits) choisis par un panel d’auteurs et 5 seconds romans français.
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