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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mercredi 5 mars 2008

LE BONHEUR SELON AGNES VARDA

Le bonheur est le premier long-métrage tourné en couleurs en 1964 par Agnès Varda. Je l’ai découvert récemment grâce à sa sortie en DVD. Je ne l’ai pas regardé avec l’œil scandalisé des spectateurs du moment qui ont déploré que le sujet (l’adultère) y soit traité avec bienveillance.

40 ans plus tard, j’y vois une fresque sociale, un témoignage sur une époque, révolue, ou perdue, qui appartient désormais à l’Histoire et à mon propre passé.

Parce que c’est toute mon enfance que je retrouve avec les bruits familiers des tendres années : le cliquetis de la machine à coudre, le ronronnement des voitures, le hurlement de la dégauchisseuse de l’atelier de mon père, le gling-gling du téléphone.

En ai-je passé des heures à tourner d’un pied sur l’autre pendant que la couturière ajustait un ourlet, à attendre que l’opératrice mette en relation (c’est comme cela qu’elle disait) ma grand-mère avec mes parents … pour leur dire quoi ? que leur fille reprenait des couleurs au bon air de la campagne, qu’elle s’était couronnée les genoux en tombant dans l’allée, et pour convenir enfin du jour où ils viendraient déjeuner et la reprendre …

Des heures aussi à désherber, à trier les petits cailloux, à regarder les légumes pousser dans des jardins qui depuis ont été rayés de la carte.

Je voudrais pouvoir écrire comme Verlaine : rien n’a changé, j’ai tout revu … mais il ne reste plus rien de tout cela !

Sauf dans le film d’Agnès Varda. Tout y est, intact : les coiffures, les vêtements, l’architecture, la décoration, le poste (comme on surnommait la télévision). C’est mieux qu’une reconstitution puisque c’était vraiment comme cela. C’est pas du décor.

On y voit une banlieue qui est encore l’excroissance de la province. La camionnette est immatriculée 75, ce qui ne signifiait alors pas seulement Paris, mais le département de la Seine. Les 91, 92, 93 et autres n’étaient même pas dans l’imagination…

On roule en Peugeot 403, en Dauphine ou déjà en 4L (Renault avait adjoint le L pour signifier Luxe, ce qui parait maintenant dérisoire) et surtout en 2CV Citroën. Qui n’a jamais fait de périple en deux pattes, comme on la surnommait, ne sait pas ce que s’ébrouer signifie en langage automobile. Les enfants sont assis sur les genoux. On ne boucle pas sa ceinture. On fume des Gitane comme un pompier. Il est normal de nouer un fichu (on ne dit ni foulard ni voile …) sur la tête.

Tous ces gestes choquent aujourd’hui bien davantage que la liberté sexuelle du personnage principal. Les valeurs se sont renversées. Je ne juge pas. Je constate que chaque époque a ses valeurs et ses priorités. Cela relativise bien des certitudes.

On s’entraide en famille, entre copains d’atelier. La voisine garde le petit dernier et le rend à ses parents par-dessus la clôture.

Il faut aller aux PTT pour téléphoner (depuis leur séparation c’est Banque Postale et Orange). Les numéros sont encore à deux chiffres. Impossible d’avoir une conversation intime. Tout le bureau de Poste profite des dialogues. On écrit des télégrammes. On y apprend l’histoire de France en collant le timbre de Jean le Bon sur son courrier.

Les petits enfants mangent la purée maison, bien calés sur de hautes chaises de bois en faisant rouler les billes rouges et bleues d’un boulier. Ils sont couchés dans des lits de bois verni dont les hauts montants les protègent de chutes inopportunes. Ils sortent de l’école avec leur tablier. Je réalise ma chance, comparativement aux enfants de la communale du film : je pouvais laisser le mien au portemanteau et quitter la classe en robe.

On mange sur place, ce qu’on a apporté dans sa « gamelle ». On célèbre au rosé la Saint-Jean avec les collègues. On a le sens de la fête, sur la grand place pour le bal du samedi soir. Ou dans le jardin, autour des grandes tablées. Les petites filles et leurs mamans portent des cerises en guise de pendants d’oreilles. Les oiseaux surpeuplent les buissons et distraient l’assemblée de leurs trilles.

On peut photographier le cortège de la mariée en pleine rue sans risquer de perturber la circulation. On achète sa viande dans une Boucherie de confiance (sic).

On vit simplement. On fait soi-même la pâte à tarte. On asperge le linge d’eau froide pour mieux le repasser. On désigne le prêt-à-porter sous l’appellation confection. Si on n’y trouve pas ce qui convient on n’hésitera pas à demander à une couturière « à domicile » de copier un modèle relevé dans Elle. On porte du sur-mesure. Des dos nus, du vichy. Des pulls irlandais tricotés main, couleur moutarde (une des couleurs de la mode printemps-été 2008 !). Tout cela en se situant à des années-lumière de la société de consommation.

On fait sa toilette dans l’évier de la cuisine. L’eau chaude – quand on a la chance d’en avoir - est produite « à la demande » par un chauffe-eau qui ronfle au gaz. On se rase en marcel, un débardeur en coton blanc, préfiguration du tee-shirt actuel, mais sans manches bien sûr. Le miroir trois faces pend à un clou et se balance au-dessus des boites de conserve. On remonte le ressort du réveil au moment d’aller se coucher et on n’oublie pas de tourner le bouton de la lumière.

Je retrouve ces petits gestes qui seraient anodins s’ils n’étaient devenus des images d’archives. Comme bientôt le seront ces herbes folles et fleuries qui ondoient dans le bois de Verrières où nos héros vont faire la sieste. Pour bien connaître l’endroit il me semble que les fleurs y sont chaque année de moins en moins sauvages.

On trouve aussi dans le film des indices de ce que la société va aduler puis rejeter, et reprendre ensuite. Le menuisier découpe aussi bien des planches de bois que des plaques de formica. Les posters de Brigitte Bardot et de Sylvie Vartan investissent les murs. La musique yé-yé est dans toutes les oreilles. Les pères bricolent des garages-station service pour Noël en cachette des enfants en préfiguration du do it youself tellement tendance today. Les gens vont travailler à bicyclette. Les premières barres d’immeubles collectifs s’allongent dans les champs, faisant reculer les jardins ouvriers.

Et puis, il y a les acteurs. Qui ne le sont pas tous. Parce que le Bonheur, c’est encore une autre « vraie » vie, celle de ce couple formidable que Jean-Claude Drouot forme avec sa femme Claire. Elle joue bien me direz-vous. Parce que justement : elle ne joue pas ! Elle est épatante de naturel avec juste ce qu’il faut de retenue. Comme le sont leurs enfants Olivier et Sandrine.

Jean-Claude Drouot, c’est peut-être encore pour vous Thierry la Fronde. C’est pour moi un autre héros, le metteur en scène et interprète de Cyrano de Bergerac avec qui j’ai eu le plaisir de travailler en 1985. Et voilà que cela me fait tout drôle de le voir si jeune à l’écran.

Ce qui m'étonne aussi, c’est la difficulté de Jean-Claude Drouot à recomposer la réalité à son retour à Fontenay-aux-Roses, sur les lieux du tournage. Alors que pour moi qui ne connais cette ville que depuis quelques années rien n’y a changé.

Moquez-vous donc ! Les choses n’existent que selon la perception qu’on en a …

Le poète écrivait "Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite !"
Il est aujourd'hui sur un écran. Regardez vite !

Pour en savoir plus sur le film, c'est ici
et sur Agnès Varda

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