C’est toujours émouvant de découvrir la traduction d’un nouveau livre de Marsha Mehran. Les éditions Picquier nous propose le deuxième, intitulé Eau de rose & Soda Bread. Nous savons déjà qu’il y en aura peut-être un troisième publié en France, mais pas plus puisque l’auteure est décédée avant d’avoir eu le temps d’en écrire un quatrième.
Nous qui avons appris combien les circonstances furent dramatiques, et jamais élucidées, sommes d’autant plus attentifs à son écriture. Il me semble qu’elle a mis beaucoup d’elle-même dans celui-ci, et en particulier dans le personnage qu’elle surnomme la sirène, soit disant par romantisme (p. 60).
La raison est plutôt rationnelle quand on apprend quelle est frappée de syndactylie, qui est une anomalie très rare (p. 175) congénitale, doigts collés.
On retrouve les trois sœurs iraniennes Aminpour ayant fui l’Iran et trouvé refuge dans un petit village de la côte ouest de l’Irlande. Elles tiennent toujours le Babylon Café que nous avons découvert dans La Soupe à la grenade. Un soir on allume au village le rituel Feu de joie du printemps alors que vient s'échouer sur la plage une mystérieuse jeune fille blessée dans son corps et refermée sur ses secrets.Marjan, la soeur aînée, va tenter de la soigner grâce à des plats qui réchauffent et apaisent : prunes, épinards, safran et une généreuse alchimie d’herbes qui devrait permettre à son corps comme à son âme de guérir. Dans cette Irlande où les créatures fantastiques côtoient des humains souvent eux-mêmes excentriques et hauts en couleurs, les apparences sont parfois trompeuses, quoi qu’en pensent les commères épiant derrière leurs fenêtres. Car la magie vient du coeur tout autant que des sortilèges.
C'est encore une fois un roman à la fois profond et léger où les femmes parviennent à lutter contre la domination masculine en affirmant leur désir de liberté, avec douceur et détermination.
Les trois Soeurs se chamaillent parfois mais leurs liens sont inaltérables. Bajar reste marquée par la violence qu’elle a subie dans le livre précédent et nettoie compulsivement. En tant qu’ainée Marjan se préoccupe de l’éducation de sa plus jeune soeur qu’elle surprend à boire de la Guiness et qui commence à fréquenter un garçon, ce qui ne l’empêche pas de vouer un vraie culte au le théâtre shakespearien. Souvent un titre de chapitre fait allusion à une pièce du dramaturge. Parfois il sonne étrangement, mais serait-ce une fantaisie du traducteur quand je lis pour le chapitre 6 : une ambiance qui déchire ?
Marsha Mehran y accorde une une place plus importante à son pays d’adoption, célébrant Synge (p 56), faisant allusion aux guérisseurs, druides et sorcières. Elle fait référence à la légende du leprechaun, le lutin irlandais farceur (p. 278). Elle rend hommage au travail des dames patronnesses (qui à ma connaissance n’existent pas en tant que telles en France) tandis qu'elle dénonce le comportement des dames de l’atelier d’études bibliques, vivant toutes dans la crainte du Jugement dernier, véritables vipères de bénitier unies autour de Dervla, la pire de ces mégères, qui se croit missionnée par dieu pour veiller sur la rue. Plutôt surveiller. Et qui part en guerre contre l'usage de Marie Wana (entendez marijuana p130).
Alors la contraception, et plus encore l'avortement, sont forcément des sujets épineux. En Irlande, avorter n'est autorisé que depuis le 13 décembre 2018. Le sujet était très audacieux quand le livre a été publié en 2008. La question de ce droit ressurgit fortement aujourd'hui depuis que la Cour suprême américaine a décidé de le révoquer le 24 juin 2022, laissant ainsi la possibilité à chaque État d'interdire ou non l'IVG.
Il ne fait aucun doute que le Docteur Parshaw prend des risques considérables pour soigner la sirène. Est-ce qu’on a le droit de faire ça, demande Marjan. Je n'en sais rien. Parfois il faut juste faire les choses (p. 110). Son acte est d’autant plus courageux qu’il est d’origine étrangère, ce qui lui vaut le surnom de "Docteur basané".
La coiffeuse féministe recommande la lecture de La Femme eunuque, un livre de Germaine Greer publié en 1970 et traduit en onze langues. Dans un style mélangeant recherche académique et pamphlet, Germaine Greer y défend l'idée que la famille nucléaire "traditionnelle", consumériste et vivant dans les quartiers résidentiels opprime sexuellement les femmes, et est castratrice, faisant d'elles des eunuques. Elle y critique "le Grand amour", qu'elle voit comme une drogue dont la mythologie populaire entoure la sexualité. C'est un texte qui a marqué le mouvement féministe, et qui fut suivi en 1999 par La Femme entière, où elle préconise l'abstinence sexuelle comme forme de révolte, comme le fait aujourd’hui Ovidie dans La Chair est triste hélas (Julliard, 2023).
A propos du feu, Marsha Mehran souligne son origine presque rituelle. Un morceau de tourbe extrait du sol, un humus qui a sédimenté pendant des millions d’années repart dans l’air pour se déposer à nouveau. C’est un cycle complet (p. 119).
Le livre est ponctué d’expressions irlandaises (non traduites mais dont le sens se laisse deviner). La culture d’autre pays n’est pas écartée. Il est question delà pinata mexicaine (p. 279) et bien évidemment de nombreuses habitudes persanes comme celle de manger sur un sofreh (couverture à motif cachemire) comme on le voit p. 270. Le hammam fait peut-être encore davantage rêver (p. 151) que la description des plats qui mijotent même quand Marjan cite des vers poétiques en lien avec les marmites qu'elle mijote. On trouve dans les dernières pages les recettes des plats anoncés au début du roman (p. 28). Elles ne sont pas forcément faciles à exécuter mais cela m'a donné l'idée d'essayer le beurre de curcuma puisqu'on vante tant cet épice. Mais aussi de tenter idée un gazpacho à la pastèque et de la confiture parfumée.
Le personnage d'Estelle, cette femme si douce qui leur permit d'ouvrir leur restaurant dans le premier tome, est plus développé dans cet opus. Elle est la bonté incarnée que même son arthrite ne freine pas dans son désir de faire le bien autour d’elle. J'ai, à ce propos, trouvé très intéressante la description des dommages de cette maladie que je croyais connaitre.
Pour ceux qui sont passionnés par l’Irlande je rappelle qu’il existe à Paris un très dynamique Centre culturel irlandais et qu’on peut toujours écouter les podcasts sur l’Odyssée de James Joyce que je présentais ici.
Eau de rose & Soda Bread de Marsha Mehran, traduit par Santiago Artozqui, éditions Picquier, en librairie le 22 août 2023
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